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L’art de la contamination : «Muziektheater LOD»

Par Evelyne Coussens, traduit par Caroline Coppens
18 décembre 2019 9 min. temps de lecture

La maison de production gantoise pour l’opéra et le théâtre musical Muziektheater LOD sera l’invitée de l’événement Bruit – Festival de l’Aquarium à Paris début janvier 2020. Josse De Pauw, Kris Defoort et Inne Goris s’y produiront. Voici un article sur le Muziektheater LOD publié dans Septentrion, n° 2 / 2017.

Comme tant d’aventures artistiques de qualité, celle-ci commence au bistrot. Un beau jour des années 1980, au café-théâtre De Grote Avond à Gand, une idée germe dans la tête de deux jeunes gens. L’organisateur Hans Bruneel et le musicien néerlandais Dick van der Harst rêvent d’une formule de déjeuner conjuguant le plaisir de savourer un bon repas avec une représentation théâtrale brève mais de qualité. Sans qu’ils en aient conscience, ils sont à l’aube de la révolution esthétique qui sera si souvent désignée du nom quelque peu réducteur de «vague flamande»: un mouvement de renouveau artistique émanant de quelques artistes flamands, devenus aujourd’hui iconiques, qui rompraient avec l’idée que le texte est le fondement du théâtre et que les arts de la scène le «polluent» sciemment avec l’image et la musique.

Et c’est de cela précisément que parlent Bruneel et Van der Harst: de représentations dans lesquelles se fondent le théâtre et la musique et où, d’entrée de jeu, le metteur en scène élabore, aux côtés des musiciens, l’«architecture» de la production, donnant à la musique une force narrative autonome. Ce rêve devient réalité sous le dénominateur de Lunch Op Donderdag (Déjeuner du jeudi). Et, même s’il est vrai que le Muziektheater LOD sera considéré plus tard comme l’un des modernisateurs de l’opéra, Bruneel et Van der Harst ne pensent nullement ce soir-là à une quelconque révolution artistique, et encore moins à l’opéra. LOD
voit le jour en dehors du champ institutionnel de l’opéra, et non comme mouvement de résistance à l’égard de ce champ.

L’art noble de la contamination

Retour à Gand, où Kultuurwerkplaats LOD (Atelier culturel LOD) organise à partir de 1989 ses déjeuners-théâtres à succès, bientôt suivis d’un festival narratif. Au fur et à mesure, l’association se lance dans des projets toujours plus imposants. Mais elle est contrainte à un certain moment de faire un choix, la combinaison des productions et du festival narratif devenant trop lourde à assumer. Avec la représentation Allons les gars de Dick van der Harst et Alain Platel, la décision est prise en 1991: LOD cède le festival narratif à d’autres organisateurs et poursuit sa propre trajectoire comme maison de production. Selon Bruneel, Allons les gars est le tout premier exemple de vrai théâtre musical. La production, qui rassemble sur scène dix jeunes, des Turcs et des Belges, est un mélange éclectique de styles où les acteurs jouent, dansent, chantent et scandent autour d’une image scénique minimaliste. Allons les gars est une production insaisissable et, par là même, va dans le sens de ce que Muziektheater LOD (ou LOD pour faire simple) fait toujours quelque vingt-cinq ans plus tard: rassembler artistes, registres, genres, styles – une approche que l’on peut comparer à un art noble de la contamination.

Le profil de la maison gantoise en est d’autant plus difficile à définir. Bien que la base soit toujours une fusion à parts égales entre la musique et les arts de la scène, les restrictions sont peu nombreuses: il est fait appel à des metteurs en scène / compositeurs / artistes figuratifs… de Gand / de Flandre / de Belgique / d’ailleurs… et ces liens débouchent sur de l’opéra / du théâtre musical / des concerts… Les nombreux slashes dans la phrase précédente ne trahissent pas une indécision de la maison. Ils reflètent au contraire le choix cohérent de mettre l’artiste au centre de la démarche et de lui offrir toute la liberté de se développer avec qui il veut et comme il veut.

Au début des années 1990, le vent politique souffle en faveur de LOD – à moins que ce ne soit la politique qui suive la voie artistique. En 1993, le premier décret flamand sur les arts de la scène prévoit d’emblée une catégorie distincte pour le «théâtre musical», au sein duquel LOD est reconnu et subventionné. LOD a désormais les moyens de se développer.

Au début des années 1990, le vent politique souffle en faveur de LOD – à moins que ce ne soit la politique qui suive la voie artistique. En 1993, le premier décret flamand sur les arts de la scène prévoit d’emblée une catégorie distincte pour le «théâtre musical», au sein duquel LOD est reconnu et subventionné. LOD a désormais les moyens de se développer. Ce développement se produit suivant deux axes, et de manière d’ailleurs toujours plus intuitive que stratégique. La première constante est la collaboration avec les plus grands noms des arts de la scène en Flandre, comme Guy Cassiers, Alain Platel, Josse De Pauw et feu Eric De Volder. Mais LOD
se développe aussi loin des hypes artistiques du moment et des engagements rapides faits de bric et de broc. Il faut donner à ceux qui recherchent leur vocabulaire artistique le temps et l’espace pour le faire, estime Hans Bruneel. Qui travaille à une œuvre mérite le calme et la confiance. Cette approche fait de LOD une maison loyale, où une série de parcours sont déployés sur la durée avec un nombre limité de résidents.

Outre Van der Harst, LOD accueille dans un premier temps trois autres compositeurs à demeure: Kris Defoort, Jan Kuijken et Dominique Pauwels. Trois artistes très différents mais partageant le désir de développer de nouvelles formes qui renforcent la puissance narrative de la musique. Chacun développe un trajet original. Avec Eric De Volder, Dick van der Harst réalise à la fin des années 1990 une trilogie qui remporte un grand succès: Au fond du bois (1999), Zwarte vogels in de bomen (Oiseaux noirs dans les arbres, 2002) et Achter ’t Eten (Après manger, 2003), où résonne le traumatisme profond provoqué par l’affaire Dutroux. Avec Josse De Pauw, qui deviendra rapidement une valeur sûre de LOD, Jan Kuijken crée en 2004 la pièce onirique postcoloniale L’Âme des termites (avec des textes signés David Van Reybrouck), la première d’une série de collaborations entre De Pauw et Kuijken. La production la plus significative pour l’histoire de LOD
est sans doute La femme qui se cognait dans les portes, l’opéra que Kris Defoort crée en 2001 avec Guy Cassiers, d’après le livre éponyme de Roddy Doyle. Tout à coup, le «modeste» théâtre musical sort de ses limites et infecte le “grand” opéra d’une nouvelle forme – même si, au départ, La femme qui se cognait dans les portes ne pouvait même pas revendiquer le nom d’opéra.

Mais effectuons un zoom arrière et penchons-nous sur l’esprit du temps dans lequel La femme qui se cognait dans les portes a pu voir le jour. Désireux de «transformer l’opéra en théâtre», le Belge Gerard Mortier (1943-2014) a déferlé dans le paysage de l’opéra tel un tourbillon. Comme il avait engagé ci et là de grands metteurs en scène, le mode d’exécution de l’opéra a été complètement chamboulé. Les chanteurs ne chantaient plus de face mais s’adressaient l’un à l’autre, et un metteur en scène pouvait s’arroger le privilège de donner sa propre interprétation à un livret, ce qui donna lieu à une multitude de nouvelles mises en scène. Mortier ne modifia cependant pas la dominance de la musique, il n’osait même pas toucher au caractère sacré de la partition et du répertoire. Le plus choquant dans La femme qui se cognait dans les portes
était surtout que le rôle principal revenait à l’actrice et non pas à la chanteuse, et que la fosse accueillait aussi dix musiciens de jazz. Le Théâtre royal de la Monnaie à Bruxelles, opéra prestigieux s’il en est, s’est montré curieux à l’égard de cette nouvelle forme hybride, et d’autres institutions s’y sont ralliées lorsque des critiques hyper-enthousiastes sur le «renouveau de l’opéra» ont paru dans la presse. Car, à sa grande surprise, LOD
paraissait tout à coup faire de l’opéra.

L’entrée du «petit» LOD dans le paysage officiel de l’opéra revêtait une grande importance non seulement sur le plan artistique, mais aussi dans la manière de produire une pièce: à plus petite échelle, avec une plus grande mobilité et greffée sur les besoins des artistes.

À partir de 2010, LOD poursuit ses parcours artistiques avec une palette d’adeptes toujours plus diverse. Les jeunes compositeurs Thomas Smetryns et Daan Janssens accompagnent la troupe, mais LOD s’associe aussi à un autre type de créateurs en attirant des metteurs en scène tels que Inne Goris, Pieter De Buysser et An De Donder. Ils sont les initiateurs de leurs propres projets, ils recherchent en LOD les compagnons nécessaires avec qui réaliser leurs rêves et portent la responsabilité finale du résultat.

La maison n’élargit pas seulement la palette des genres: à partir de 2010, elle traverse aussi les frontières linguistiques et géographiques. L’artiste plasticien wallon Patrick Corillon réalise ainsi sous l’égide de LOD le très spirituel Diable abandonné (2010), tandis que le metteur en scène bruxellois Fabrice Murgia dirige l’actrice flamande Viviane De Muynck dans Ghost Road (2012) et Children of Nowhere (2015). Le couronnement du parcours international auquel travaille LOD avec ténacité est peut-être la double reconnaissance au festival d’Avignon en 2014, où Josse De Pauw triomphe aussi bien avec HUIS
(MAISON) qu’avec An Old Monk. Mais à l’inverse, LOD accueille aussi l’étranger chez lui. Suite notamment à la crise qui frappe toute l’Europe à partir de 2008, et en particulier les maisons de culture du sud de l’Europe, LOD décide en 2015 de soutenir le jeune Portugais Vasco Mendonça en tant que compositeur résident.

Un constructeur de ponts

Il est frappant de constater que LOD paraît souvent «anticiper» sur ce que la politique demandera peu après. Le fait de mettre les artistes au centre, d’adopter une démarche internationale, de nourrir l’idée du partage: tous ces aspects se trouvaient déjà concentrés en la personne du multi-instrumentiste Dick van der Harst, accoudé ce soir-là au comptoir du Grote Avond. Ils détermineraient dès le début l’ADN de LOD.

Même chose pour l’accent que les autorités publiques mettent à partir de 2017 sur la notion de «développement» – l’idée que les maisons d’art établies doivent assumer davantage de responsabilités pour soutenir de jeunes artistes. Il suffit de parcourir l’histoire de LOD
pour constater que la maison artistique gantoise l’a toujours fait, même si les «jeunes talents» d’alors sont aujourd’hui de fringants quinquagénaires.

Pour répondre à la grande demande des débutants d’aujourd’hui, LOD a lancé en 2015 des trajets courts, troquant ainsi son profil de maison de production «fermée» contre une structure de production plus ouverte. La jeune compagnie anversoise Hof van Eede est la première troupe «invitée» à disposer ainsi de l’infrastructure, de l’expertise et du réseau de LOD pendant deux ans. La superbe représentation de Paradis (2016) en est le résultat.

Quel rôle LOD peut-il encore assumer à l’avenir? Doit-il toujours secouer l’opéra traditionnel? À présent que ces institutions ont elles aussi ouvert la porte à des metteurs en scène «à risques» comme Calixto Bieito ou Kornél Mundruczó, la modernisation scénique semble aujourd’hui accomplie. La prochaine révolution devra venir des compositeurs, estime Hans Bruneel. Dans Les Héros (2017), une production bien accueillie, la musique très inspirée de Dominique Pauwels s’impose dans une lutte presque physique avec l’acteur Josse De Pauw. Or, si l’on en croit Bruneel, la révolution musicale ne doit pas se développer en marge du théâtre musical mais au cœur même des maisons d’opéra. Sur ce plan, Bruneel estime que LOD a un rôle à jouer, un rôle qu’il connaît fort bien et qui consiste à contaminer les scènes lyriques et à jeter des ponts. Cette fois, les ponts doivent être jetés entre ces grandes institutions et les nouveaux compositeurs talentueux de l’avenir.

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Evelyne Coussens

critique de théâtre

photo © J. Martens

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