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histoire

À ressortir des oubliettes : la résistance en Belgique durant la Deuxième Guerre mondiale

Par Bruno De Wever, Nico Wouters, traduit par Jean-Marie Jacquet
25 mars 2020 13 min. temps de lecture

Le rôle de la résistance au cours de la Deuxième Guerre mondiale n’est pas ancré dans la mémoire collective des Belges comme il l’est chez leurs voisins français et néerlandais. L’héritage politique et moral de la résistance est même largement oublié en Belgique. Il y a à cela plusieurs raisons. Pourtant, la résistance belge peut présenter un bilan suffisamment probant pour mériter, soixante-quinze ans après la fin de la guerre, une plus grande place dans le souvenir du conflit.

De Berlaimontstraat 14 à Deurne, dans la banlieue anversoise. C’est là qu’habitent en 1942 Mayer Gulden, son épouse Pescha et leurs deux enfants Dyna et Mozes. L’épouse et les deux enfants sont appréhendés durant la nuit du 28 au 29 août 1942 par la police locale. Ils seront exécutés à Auschwitz dans les premiers jours de septembre. Mayer lui-même en réchappe et trouve refuge avec un autre Juif chez des voisins, Emiel Acke et Valerie Duerinckx. L’acte de résistance posé par Emiel et Valerie au péril de leur vie ne leur vaudra aucune reconnaissance à l’issue du conflit. Quant aux agents de police qui ont arrêté Pescha et ses enfants, ils tomberont eux-mêmes dans les griffes de l’occupant en janvier 1944.

Après les rafles, une partie du corps de police de Deurne a rallié le mouvement de résistance Witte Brigade
(Brigade blanche). Quarante-trois agents seront déportés, dont trente-trois trouveront la mort dans des camps de concentration allemands. Après la guerre, des noms de rues commémoreront le sacrifice de bon nombre d’entre eux et un imposant monument sera érigé en 2017 à la mémoire des policiers déportés. Ceci illustre d’emblée la complexité de l’histoire de la résistance, sa diversité, ses contradictions. Une histoire à laquelle, bien souvent, l’après-guerre ne rend pas justice. Une action de résistance reçoit l’hommage d’un mémorial tangible tandis qu’une autre reste ignorée jusqu’à ce jour. Ajoutons que la résistance, en Belgique, n’a pas laissé le même souvenir de part et d’autre de la frontière linguistique. Mais voyons d’abord la résistance en elle-même.

Des débuts difficiles

Tout comme aux Pays-Bas et en France, le contexte entre mai et septembre 1940 n’est pas favorable pour s’organiser en secret et s’opposer aux Allemands. Le sort des armes semble clair, la coopération avec le pouvoir occupant paraît être la meilleure option. De plus, en Belgique, l’administration allemande se montre au départ plus modérée que les radicaux SS aux Pays-Bas. La Belgique ne connaît pas non plus une collaboration d’État comparable à celle de la France de Vichy. Le fait que le roi Léopold III reste présent dans la Belgique occupée sème le trouble dans les esprits: pendant des mois, beaucoup attendent de voir si le souverain va encore jouer un rôle.

Il s’ensuit que la résistance clandestine met du temps à s’organiser. Nous en trouvons les premières traces dans la bourgeoisie francophone, un groupe social qui a été actif dans la résistance en Belgique occupée durant la Première Guerre mondiale et en a gardé, en plus d’un souvenir vivace, de bons contacts avec certains réseaux britanniques et une véritable rancœur contre tout ce qui rappelle les Allemands.

Le Parti communiste de Belgique (PCB) constitue logiquement, avec son ADN antifasciste, un second foyer de résistance, mais il a les mains liées par le pacte germano-soviétique de septembre 1939. C’est seulement avec l’attaque allemande contre l’Union soviétique (juin 1941) que cette situation changera et que les communistes pourront, en Belgique comme dans toute l’Europe, entrer en résistance sous la direction de Moscou.

À partir de septembre 1940, nous voyons les premiers signes de changement. La Grande-Bretagne tient bon; la guerre n’est donc pas terminée. Davantage de gens considèrent la résistance comme un bon choix. Un choix qui demeure cependant encore l’exception et qui n’est que le fait de groupes restreints. L’Allemagne et ses alliés ont encore la maîtrise de la plupart des fronts, et résister signifie risquer sa vie. En janvier 1941, le premier résistant condamné à mort par l’occupant est passé par les armes. La plus grande prudence s’impose dans la recherche de comparses fiables, d’actions bien structurées, de manœuvres adéquates.

Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que la résistance s’organise sur la base de structures et de réseaux qui existaient déjà avant les hostilités. En 1940 et 1941, il s’agit principalement de réseaux constitués de personnes de même profil socioprofessionnel. Lorsque, fin 1940, l’instituteur anversois Marcel Louette crée la Witte Brigade, il recrute surtout ses adhérents dans les cercles des jeunesses libérales dont il est président et au sein de l’école où il enseigne. Il faut attendre 1943 pour que son unité essaime vers d’autres groupes et régions. Un autre exemple est la Légion belge, qui voit le jour à l’automne 1940 et est un des mouvements de résistance de la première heure. La Légion belge recrute exclusivement parmi les militaires et se tient prête à aider le roi au cas où il déciderait de passer à l’action. Elle se mue en mouvement de résistance en 1941.

Il est impossible d’établir ici une liste de tous les mouvements. À partir de l’automne 1941, on distingue deux grandes tendances. D’abord le Front de l’indépendance (FI), nouvellement créé, qui est une émanation du PCB devenu entre-temps groupe clandestin, mais qui ne tardera pas à recruter dans des milieux antifascistes plus larges et comptera dans ses rangs des socialistes, des libéraux ainsi que des catholiques progressistes. Le FI prendra l’extension d’un mouvement de masse, mais sa présence sera surtout marquée dans les bassins industriels de Bruxelles et de Wallonie, et beaucoup plus faible dans les campagnes et en Flandre. Le FI soutient les personnes qui sont entrées dans la clandestinité ou les proches de résistants arrêtés; il rédige et imprime aussi quelque 150 gazettes clandestines. Ce mouvement de gauche a un pendant d’une orientation différente, issu de la Légion belge, qui, elle, est nettement de droite: l’Armée secrète, un des mouvements de résistance les plus importants, qui s’est fixé pour but principal d’être prêt à aider militairement les troupes alliées à libérer le pays.

La répartition de la résistance belge en gauche et droite est en partie une construction de l’après-guerre. La réalité sous l’occupation est en effet plus complexe. La résistance vient de la base et grandit généralement sans qu’il y ait de directive à l’échelle nationale. Des dizaines et des dizaines de petits groupes locaux se forment à partir de structures d’avant-guerre: cercles sportifs ou mouvements de jeunesse par exemple. En 1942 naissent dans toute la Belgique quelques centaines de groupuscules, surtout dans les grandes villes et dans les régions industrielles de Wallonie. La plupart ne seront rattachés aux mouvements nationaux de résistance que plus tard durant la guerre, voire seulement après la guerre. Ils entreprennent des actions concrètes avec une poignée d’habitants du quartier ou du village ou de membres d’une organisation que l’on connaît bien et à qui on peut se fier. Beaucoup de personnes et de groupes combinent plusieurs formes de résistance: sabotage, renseignement, presse clandestine, aide à des gens qui sont passés dans la clandestinité, résistance administrative et parfois coups de force. Après la guerre se créent en Belgique toutes sortes de statuts de résistance officiels, ce qui a pu générer l’impression que l’activité des résistants se déroulait dans des mouvements distincts sans rapports entre eux.

Une nouvelle phase après octobre 1942

Le début des déportations de Juifs, avec quelques grandes rafles durant l’été 1942, n’entraîne pas encore une extension substantielle de la résistance.

C’est cependant alors que se crée le Comité de défense des Juifs, rattaché au FI. Avec l’aide de nombreux citoyens ordinaires et d’associations religieuses, ce comité organise le sauvetage de milliers de Juifs, dont plus de 2 000 enfants.

Ce n’est pas la persécution des Juifs mais l’instauration du travail obligatoire en Allemagne, le 8 octobre 1942, qui donne à la résistance son élan décisif. Des dizaines de milliers de familles sont touchées. Quantité d’hommes refusent d’obéir à l’appel allemand et mènent désormais une vie clandestine. Leur survie dépend de l’aide d’autrui. En même temps, le sort des armes connaît un revirement. Après les deux batailles d’El-Alamein (juillet 1942, octobre-novembre 1942), celle de Stalingrad (début 1943) et le débarquement allié en Sicile (juillet 1943), il est à présent clair que le Troisième Reich ne gagnera pas la guerre.

Ceci constitue pour la résistance un formidable stimulant. Le FI, notamment, va s’engager à fond dans l’assistance aux clandestins par diverses initiatives: faux papiers et bons de ravitaillement, aide matérielle et financière, en coopération avec le groupe de résistants Socrates créé par le gouvernement belge à Londres pour soutenir les réfractaires au travail forcé. Les gens menant une vie clandestine et résistants étant de plus en plus nombreux à sortir des villes et les réseaux de résistants formant des chaînes de plus en plus étendues pour garder le contact entre eux, des régions rurales sont désormais intégrées dans l’action. Mais les Allemands, à la suite de leurs revers militaires, accentuent la répression. Les vagues d’arrestations se succèdent depuis l’été 1942 jusqu’en avril 1943, et reprennent début 1944.

Le gouvernement belge en exil à Londres se montre longtemps hésitant par rapport à la résistance. Il ne se fie ni aux communistes ni aux militaires royalistes. La résistance devra attendre 1942 pour recevoir du soutien, et encore au compte-gouttes et non sans difficultés, notamment en raison de tensions internes entre les services de l’armée et les services officiels, parmi lesquels la Sûreté d’État. L’appui de Londres ne deviendra vraiment effectif qu’en 1943. Les voies d’évasion seront alors organisées de manière plus professionnelle et des missions seront confiées à des radiotélégraphistes et à des personnes qui aideront à organiser des réseaux de renseignements et fourniront un soutien matériel et financier. En 1944 s’ajouteront des largages d’armes et de munitions.

Cent soixante-cinq mille Belges s’engageront dans la résistance. Si on ne dispose pas de chiffres précis, c’est que, d’une part, les procédures de reconnaissance d’après-guerre ne sont pas toujours fiables et que, d’autre part, bien des Belges qui ont pratiqué une résistance effective ne sont pas reconnus. En tout état de cause, la résistance est le fait d’une petite minorité, qui peut être évaluée à environ 2,5% des citoyens de 16 à 65 ans. Quelque 40 000 résistants ont été arrêtés, dont plus de la moitié en 1944. Près de 15 000 ont perdu la vie, les uns tués en opération, d’autres exécutés, d’autres encore morts en détention.

La résistance en Belgique est pluraliste, mais aussi fragmentée. Aucune organisation de coordination nationale ne voit le jour, ni pendant la guerre, ni après la fin des hostilités. La nature de la résistance en Belgique ne diffère pas fondamentalement de ce qu’elle est dans les autres pays occupés. Il y a d’abord les services de renseignements: on compte en Belgique 37 réseaux, avec 18 716 membres officiellement reconnus. Ensuite les réseaux d’évasion pour les Belges qui veulent gagner la Grande-Bretagne, Britanniques et militaires français exilés, Juifs, agents
«brûlés»et pilotes alliés abattus.

On dénombre en Belgique quelque 700 feuilles publiées clandestinement, le plus fort tirage de toute l’Europe occupée (après la libération, 12 132 Belges auront le statut de «résistant par la presse clandestine»). La majorité des journaux sont de centre-droite et trois sur quatre sont édités en français, avec comme épicentres géographiques Bruxelles et Liège. Ce qui parle le plus à l’imagination est la résistance dite armée (qui totalise environ 140 000 membres reconnus). Les principaux réseaux sont l’Armée secrète déjà évoquée et les Partisans armés (PA). L’Armée secrète compte en juin 1944 quelque 54 000 membres, s’appuie sur un cadre militaire mais recrute ses adhérents dans toutes les couches de la société, quoique dans une mesure nettement plus faible chez les ouvriers.

L’organisation de droite conservatrice connaît également à partir de 1942 un développement remarquable en Flandre. Durant l’été 1943, elle commence à recevoir un soutien materiel et des fonds de Londres. Les PA sont créés au sein du PCB après l’attaque allemande de l’été 1941 en Union soviétique. Ils entreprennent de petites opérations de sabotage, mais aussi, à partir du printemps 1942, des assassinats de collaborateurs. La plupart des quelque 850 attentats contre des personnes en Belgique sont perpétrés par les PA. Ce groupe, relativement réduit en nombre d’adhérents, a un impact considérable.

En dehors de ce grand ensemble national, des dizaines de groupes spécifiques se déploient sur des terrains précis. À titre d’exemple, les mouvements dits Comités de lutte syndicale, fondés au début de l’année 1942, couplaient le combat social pour de meilleures conditions de travail et la lutte contre l’occupant (et en même temps contre l’élimination de la concurrence des syndicats socialistes). Le réseau de sabotage Groupe G – né dans les milieux d’obédience idéologique antifasciste de l’Université libre de Bruxelles – réunit des membres qui, utilisant leur formation technique, vont surtout à partir de 1943 saboter les voies ferrées et navigables ainsi que l’approvisionnement en énergie.

Après la guerre: la résistance oubliée

Le rôle de la résistance au cours de la Deuxième Guerre mondiale n’est pas ancré dans la mémoire collective des Belges comme il l’est chez leurs voisins français et néerlandais. L’héritage politique et moral de la résistance est même largement oublié en Belgique. Il y a à cela plusieurs raisons. Premièrement, la résistance n’est pas relayée par les élites belges traditionnelles. Le souvenir de la guerre part de la base, et cela semble, à terme, tourner au désavantage de la résistance. En effet, le souvenir que l’on garde de celle-ci s’intègre avec la mémoire préexistante et vivace que l’on a conservée de la Première Guerre mondiale. Une mémoire imprégnée d’une forte tradition militaire et rituelle, si bien que le souvenir de la résistance prend rapidement des rides, d’autant qu’il ne trouve pas de point commun avec un quelconque message moderne de paix et de droits de l’homme susceptible d’intéresser les jeunes générations.

Une seconde raison est l’opposition interne gauche-droite dont nous avons déjà parlé, très marquée tout de suite après la libération. L’État se préoccupe peu d’une culture nationale du souvenir. La compétition pour la reconnaissance ainsi que le rôle controversé du roi Léopold III (la question royale) achèvent de ruiner toute chance d’une vision nationale commune de la résistance.

À la lutte entre gauche et droite s’ajoute le contraste entre la Flandre et la Belgique francophone, dû au fait que la résistance est notablement moins implantée en Flandre. La répartition des résistants se chiffre approximativement à 42,5% en Wallonie, 31,5% à Bruxelles et seulement 25,5% en Flandre. Les écarts s’expliquent par une conjonction de différents facteurs. L’antifascisme de gauche est politiquement moins représenté en Flandre. L’occupant, sur ordre de Hitler, mène une politique proflamande, par exemple en libérant les prisonniers de guerre flamands et en conférant un pouvoir politique au nationalisme flamand politiquement antibelge. Le patriotisme belge est moins fort en Flandre, en partie parce qu’il n’a pas été fait droit à des revendications linguistiques flamandes après la Première Guerre mondiale.

Le nationalisme flamand compte un grand nombre d’adeptes (en 1939, 15% environ de l’électorat de Flandre) et entretient des contacts étroits avec l’aile flamingante du Parti catholique. L’accroissement du fossé entre la Flandre et la Belgique francophone dans les années 1960 sera le coup de grâce pour un culte de la résistance indissociablement attaché à la Belgique unitaire et indivisible. Voilà comment, en Flandre, le souvenir de la résistance finit par sombrer totalement dans les oubliettes de l’histoire.

Une telle déficience du souvenir de la résistance conduit aisément à en minimiser la signification réelle. Pourtant, la résistance déploie bel et bien une impressionnante série d’activités. Il faut notamment souligner l’importance des milliers de documents fournis à la Grande-Bretagne, des milliers d’hommes et de femmes qui ont pu fuir la Belgique et de l’aide humanitaire apportée à des dizaines de milliers de Belges passés dans la clandestinité et à leurs familles, mais aussi à des prisonniers russes et polonais et à des Juifs en proie aux persécutions. Sur le plan militaire, on retiendra les sabotages (100 à 250 opérations par mois entre septembre 1943 et mai 1944, et 400 à 600 par mois de juin à août 1944). L’aide lors de la libération même a été plus réduite parce que la rapidité des choses a surpris tout le monde, mais on notera par exemple un important appui opérationnel à la protection du port d’Anvers, essentiel pour l’approvisionnement allié à partir de novembre 1944. Les attaques à main armée et surtout la presse clandestine, très répandue, ont sans aucun doute contribué à dissuader la population de se ranger du côté des Allemands et de la collaboration. Le bilan n’est donc pas mince et mérite incontestablement une place de choix dans le souvenir que la Belgique garde de la guerre 1940-1945.

Bruno de wever

Bruno De Wever

professeur d’histoire moderne à l’Universiteit Gent

Nico wouters

Nico Wouters

directeur du CegeSoma (centre d'expertise belge de l'histoire des conflits du XXe siècle)

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