À Texel, les agriculteurs se préparent déjà à la sécheresse de demain
Connus pour leur lutte contre l’eau, les Pays-Bas sont aussi de plus en plus menacés par la sécheresse. Texel est à l’avant-poste des changements climatiques: d’ici à 2050, cette île de la mer des Wadden deviendra l’un des endroits les plus arides des Pays-Bas. Là-bas, des agriculteurs ont décidé de combiner connaissances traditionnelles et techniques innovantes pour retenir l’eau douce et lutter contre la salinisation du sol. «Nature et agriculture ne font pas toujours bon ménage, mais fonctionnent ici en parfaite harmonie.»
Été 2022: les Pays-Bas suffoquent sous une chaleur extrême. Le record de sécheresse du XXIe
siècle est battu. Les médias publient des photos de la canicule, et principalement des embouteillages en direction de plages surpeuplées. Mon attention est attirée par une photo aérienne surprenante, accompagnée du titre «L’eau d’un lac de l’île de Texel se teint en rose».
Ma curiosité est éveillée, et je veux en savoir plus. Dans mon souvenir, Texel est avant tout synonyme de vents violents: un jour, alors que je me promenais sur la plage la plus septentrionale de l’île, près du phare, la météo a subitement changé et nous avons dû nous abriter de la tempête qui s’avançait vers nous. Les habitants et habitantes de l’île ont appris à vivre avec cette météo tumultueuse, à composer avec les éléments. C’est surtout lorsque le vent vient du nord-ouest que le temps peut vite tourner, me suis-je laissé dire.
le lac rose de Texel est peut-être un régal pour les yeux, mais c’est aussi un signal d’alarme
Au moment où cette photo a été prise, c’était déjà la troisième fois en 2022 que ce lac se parait de rose. Des scientifiques ont découvert que cette coloration était le fruit d’une algue (de la famille de Noctiluca scintillans, une algue unicellulaire capable d’illuminer les vagues). Ce phénomène ne se produit que lorsque l’eau est très riche en sel et très pauvre en oxygène, comme à Texel à cause de la sécheresse et de la chaleur. Le reportage se termine par une conclusion rassurante: cette algue n’est dangereuse ni pour les hommes, ni pour les animaux. Cependant, comme l’a indiqué le garde-forestier de la réserve naturelle, «ce phénomène risque de se produire plus souvent dès lors que le climat devient de plus en plus chaud et sec.» Autrement dit, le lac rose de Texel est peut-être un régal pour les yeux, mais c’est aussi un signal d’alarme.
© Judith Ploegman
Plus salée que la mer du Nord
«En 2018, la mer des Wadden était plus salée que la mer du Nord: une première!», déclare Katja Philippart, professeure d’écologie marine et directrice de la Waddenacademie. Son bureau au NIOZ, l’Office néerlandais de la recherche maritime, est situé juste derrière la digue de Texel. Ce sont les premiers immeubles que l’on aperçoit quand on arrive sur l’île. «La demande d’eau douce ne cesse de croître», indique-t-elle. «Mais en retenant l’eau hors des rivières, on en limite l’afflux vers la mer des Wadden, et cela n’est pas sans conséquences pour la diversité d’espèces vivant dans le delta. Prenons le banc de moules que l’on peut observer entre Kornwerderzand et Den Oever, par exemple. Si les moules sont présentes en masse à cet endroit, c’est parce qu’il n’y a pas d’étoiles de mer pour les manger. Celles-ci préfèrent l’eau plus salée que l’on trouve un peu plus loin.»
L’amplification des phénomènes de sécheresse et de canicule expose davantage Texel à la salinisation
La quantité d’eau que les rivières déversent dans la mer des Wadden (gérée par les Pays-Bas, l’Allemagne et le Danemark) ne cesse de diminuer. Par rapport à 2000, ce recul atteint déjà 30%. Philippart étudie les changements que l’augmentation du sel engendre au niveau de la vie marine. «Il y a encore des choses que nous ignorons, mais nous savons déjà que la salinisation a une influence sur la faune et la flore de nos eaux côtières. Nous avons certes besoin de solutions pour répondre à nos besoins en eau douce, mais la satisfaction de ces besoins ne peut pas se faire au détriment de la mer», prévient-elle.
L’amplification des phénomènes de sécheresse et de canicule expose davantage Texel à la salinisation. L’eau salée est plus lourde que l’eau douce. Le niveau de la mer monte, ce qui pousse l’eau douce vers l’intérieur des terres. Cette eau douce forme une poche qui est poussée vers le haut, vers la surface, où elle s’évapore de plus en plus en raison de la chaleur qui augmente. Et s’il ne reste plus suffisamment d’eaux de surface, le paysage se salinise. Les racines des plantes se retrouvent plongées dans le sel, avec toutes les conséquences qui en découlent.
Vivre entre eau douce et eau salée
Wagejot, le fameux lac rose, est situé à l’est de Texel, derrière une digue qui a été lestée en 1977. Un an plus tôt, une violente tempête avait frappé cette partie de l’île, dont les habitantes et habitants ont failli devoir être évacués. À l’époque, le niveau de l’eau est monté jusqu’à venir chatouiller le sommet de la digue. La population locale n’avait pas oublié les inondations catastrophiques de 1953, qui avaient fait six victimes et provoqué l’effondrement de 120 mètres de digue, et a exigé que des mesures soient prises.
Les insulaires sont allés manifester avec leurs moutons devant le Binnenhof, le siège du Parlement et du gouvernement des Pays-Bas à La Haye, au son du slogan «Geen lijken, omhoog die dijken!» (On ne veut plus de morts, alors relevez ces digues!). Ils ont forcé les autorités à passer à l’action. Un an plus tard, toutes les digues de Texel avaient été surélevées jusqu’à 7,56 mètres au-dessus du niveau normal d’Amsterdam. La digue a été orientée vers la mer et c’est ainsi qu’est né le lac, une réserve d’eaux usées où l’eau salée de la mer se mélange à l’eau douce de la pluie.
Une digue recèle quelque chose de fascinant. Elle incarne la limite entre terre et mer, entre eau douce et eau salée. Une digue, c’est bien davantage qu’un simple barrage. En apercevoir une, c’est comme recevoir une invitation. Une invitation à emprunter les sentiers en pente douce ou l’escalier en pente plus raide pour voir se déployer, une fois en haut, l’immensité de la mer. Sans la protection que nous apporte la digue, nous serions exposés à toute la force du vent. Car lorsque les éléments se déchaînent et que la météo vire à la tempête, se révèle l’autre facette des digues, qui se muent alors en inébranlables protectrices des terres.
© Judith Ploegman
À Texel, des moutons pâturent les digues. Tantôt, ils paissent dans des enclos, tantôt, ils obligent les cyclistes à mettre pied à terre parce que, confrontés à la chaleur des jours d’été, ils recherchent l’ombre de la digue et se retrouvent dès lors sur leur passage. «Les moutons ont des pattes en or», dit Henk van der Star, qui en élève dans sa ferme, baptisée De Oorsprong (L’origine). «Les vaches détruisent tout. C’est la raison pour laquelle on retrouve des moutons sur la digue.» Leurs petits sabots fendus égalisent le sol. Ils le nivellent là où il y a des bosses et des rugosités. Qui plus est, les moutons mangent les mauvaises herbes. C’est un travail important, explique Van der Star, car si la pelouse est bonne, l’eau n’inondera pas la digue. Mais sous l’effet des changements climatiques, ajoute-t-il, l’herbe pousse de plus en plus tôt, ce qui contraint les moutons à entamer leur besogne sur la digue dès le mois d’avril. C’est beaucoup plus tôt qu’il y a quinze ans.
La hausse des températures et l’accentuation de la sécheresse ne sont pas des phénomènes transitoires. En 2050, Texel sera l’un des endroits les plus arides des Pays-Bas, selon les prévisions de l’Institut royal météorologique des Pays-Bas (KNMI) corroborées par d’autres données environnementales. L’île possède une nature unique: des forêts de feuillus et des pinèdes y poussent et de vastes zones de dunes s’y étendent, comme celles de Bleekersvallei et De Muy, avec des zones de transition entre eau salée et eau douce qui ont besoin de végétation afin de continuer de remplir leur fonction protectrice. Les dunes protègent les insulaires contre l’augmentation du niveau de la mer. Il y a des zones humides, des marais salants et des vasières, ainsi que des paysages ruraux spécifiques tels que les prés-salés de Zuid et les champs d’Eierland.
Lutter contre la salinisation
Arnold Langeveld est propriétaire de quelques-uns de ces champs. Il est à la tête d’une entreprise appelée Nieuw Breda. Sur ses terres, on peut apercevoir deux grands bacs blancs remplis d’eau, six puits et un local technique. «Nous étions à la recherche d’une solution pour lutter contre la sécheresse», explique-t-il. «Nous avons commencé nos expérimentations en 2011, à l’arrière d’un sous-bock pour ainsi dire, et avons pu développer entretemps un système opérationnel.» Lors de ce qui fut une année très sèche, Langeveld a griffonné sur ce carton de bière, avec un collaborateur du Hoogheemraadschap (l’institution publique chargée de la gestion de l’eau aux Pays-Bas), quelques idées pour stocker l’eau.
Sur l’île de Texel, les eaux de surface ne peuvent pas être utilisées pour irriguer les terres. Cette mesure a été prise afin de lutter contre l’assèchement et la salinisation, mais elle impose de grands défis à l’agriculture. «Chaque hiver, 44 millions de mètres cubes d’eau douce sont pompés de la digue. Nous nous sommes demandé s’il était possible de stocker cette eau et avons imaginé sept techniques de gestion plus efficaces. Notre choix s’est finalement porté sur un stockage de l’eau en sous-sol. Parallèlement à cela, le barrage d’eau douce a été aménagé afin de séparer l’eau douce de l’eau salée. Grâce à lui, l’eau salée retourne à la mer et l’eau douce reste sur l’île.»
Langeveld parle d’Everstekoog, l’installation d’épuration innovante du Hoogheemraadschap Hollands Noorderkwartier, où il siège à l’administration générale. Cette installation repose sur un ingénieux système de compartiments d’eau, qui réutilise l’eau épurée le plus efficacement possible. Grâce aux barrages intelligents, chaque partie de l’île reçoit l’eau dont elle a besoin. Depuis peu, des travaux de réaménagement sont en cours afin d’aboutir à ce que les barrages d’eau douce puissent retenir l’eau douce tout en rejetant l’eau salée. L’installation d’Everstekoog a été équipée de panneaux solaires flottants afin de réduire le phénomène d’évaporation de l’eau et de produire de l’énergie. Everstekoog constitue donc un bel exemple d’utilisation de l’espace à des fins multiples. L’énergie produite sert à alimenter l’éclairage public.
Arnold Langeveld: Nous, les agriculteurs, nous avons l’habitude de faire face à la sécheresse et d’éviter le gaspillage sur nos terres et dans notre environnement de vie
«Nature et agriculture ne font pas toujours bon ménage», indique Langeveld, «mais à Texel Water, la plateforme que nous avons créée à l’époque, toutes les pièces du puzzle se sont parfaitement emboîtées.» Texel Water est une large coalition réunissant des acteurs de la société, le secteur agricole, des gestionnaires de la nature, la province de Hollande du Nord, le Hoogheemraadschap et la commune de Texel.
© Judith Ploegman
Langeveld n’aime pas les clivages forts. C’est la raison pour laquelle, en plus d’être fermier, il est également administrateur du Hoogheemraadschap, actif en politique et président de la section de Texel de l’organisation agricole LTO. «Nous devons apprendre à nous écouter mutuellement et tenir compte de tous les points de vue. Nous, les agriculteurs, nous avons l’habitude de faire face à la sécheresse et d’éviter le gaspillage sur nos terres et dans notre environnement de vie. Nous sommes confrontés à des problèmes majeurs et devons réfléchir ensemble à des solutions à la hauteur. Nous profitons de l’eau douce et les réserves naturelles profitent des solutions que nous pouvons concevoir.»
Un avenir doux
Le système utilisé sur les terres de Langeveld constitue peut-être une telle solution. Un groupe d’agriculteurs rassemblés sous le label «Zoete Toekomst Texel» (Un avenir doux pour Texel) ont développé une technique pour stocker et apurer l’eau en sous-sol avant de la rediriger vers les nappes phréatiques, en dessous des champs, via un ingénieux système de drainage. Ces agriculteurs ont mis au point cette technique en collaboration avec Acacia Water, un bureau de consultance spécialisé dans la recherche de solutions durables pour les problèmes liés à l’eau.
«Une expérience de stockage de l’eau avec des forages verticaux a été menée à Breezand, sur la terre ferme», explique Langeveld. «Mais le sol se compose de différentes couches: une première couche d’argile, une couche de sable et une deuxième couche d’argile. Au fil de nos expériences, nous avons découvert que nous devions forer verticalement afin de pouvoir stocker une poche d’eau douce dans la couche de sable, entre les couches argileuses. Finalement, nous avons pu rassembler suffisamment de moyens pour construire ce système.» Dire que cela a été simple serait toutefois travestir la réalité. «Au stade des idées, tout est toujours formidable, mais lorsque vous devez ensuite vendre votre idée à des fonctionnaires haut placés, c’est comme si vous vous retrouviez à devoir marcher avec un élastique autour de vos jambes», rit Langeveld. «Notre innovation, nous avons passé beaucoup de temps à la polir et j’ai bon espoir de la voir briller, à présent.»
Katja Philippart de la Waddenacademie réagit avec enthousiasme aux efforts de «Zoete Toekomst Texel». «Je suis tout à fait sur la même longueur d’ondes que les personnes qui portent ce projet. La contribution de Texel à l’acheminement d’eau douce vers la mer des Wadden est limitée, mais en développant des systèmes de récupération et en utilisant l’eau ainsi récupérée, cela peut faire une grande différence pour une île aussi vulnérable que Texel. L’élévation du niveau de la mer est favorisée par la contrepression. Cela se produit lorsque le niveau des eaux souterraines est relevé et que l’on empêche le phénomène de salinisation de s’accentuer. Précisons cependant que c’est une question d’échelle. Appliquée à de vastes zones, cette stratégie aurait des conséquences pour la richesse de nos zones côtières.»
© Judith Ploegman
Avant de conclure, revenons une dernière fois sur la nécessité de transcender les antagonismes, comme celui entre les agriculteurs et la nature. «Si nous continuons sur cette voie et que nous laissons le temps faire son œuvre, tout ira bien», estime Langeveld. Comme l’augmentation du niveau de la mer, la salinisation, la sécheresse et la chaleur extrême sont des phénomènes qui se renforcent mutuellement, l’augmentation du niveau des eaux souterraines, la lutte contre la salinisation et la gestion efficace de la végétation naturelle des digues, des dunes et des zones naturelles peuvent avoir des conséquences beaucoup plus importantes que le simple fait d’arroser les terres. Langeveld espère, dès lors, que le système d’irrigation pourra également aider les zones naturelles à l’avenir.
«No man is an island entire of itself; every man is a piece of the continent, a part of the main», écrivait John Donne dans son célèbre poème «For Whom the Bell Tolls». Cet enseignement, cette petite île de la mer des Wadden nous le prodigue elle aussi: en combinant avec intelligence pratiques traditionnelles et innovations et connaissances scientifiques, il sera possible de protéger ce territoire vulnérable contre la menace incarnée par les changements climatiques. Et Langeveld a raison de clamer que nous devons nous écouter les uns les autres: prenons des initiatives, formons des coalitions avec des parties ayant les mêmes intérêts que nous et travaillons main dans la main.