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arts

Abandon sans soumission

Par Mia Vaerman, traduit par Marcel Harmignies
25 novembre 2019 9 min. temps de lecture

Ce qui frappe au premier abord chez Lisbeth Gruwez (° 1977), c’est sa présence corporelle : infiniment mouvante, raffinée mais jamais affectée. Comme une plante se fraie un chemin dans la terre, son corps explore et conquiert tout espace où elle pénètre. C’est ce corps qui pense et parle avant tout. Portrait d’une danseuse inspirée et de son compagnon de route Maarten van Cauwenberghe, compositeur et directeur de leur compagnie «Voetvolk».

«Non, pas de pause!», crie Lisbeth Gruwez à Maarten Van Cauwenberghe lors d’une répétition à la Biennale de Venise 2017. La veille, le second danseur ne s’est pas présenté pour la représentation de We’re pretty fuckin’ far from okay (2016). Elle s’applique maintenant comme une forcenée à rafraîchir son fameux solo, une autre chorégraphie au titre complètement invraisemblable mais en même temps inoubliable: It’s going to get worse and worse and worse, my friend (2012). En une seule journée elle doit se remémorer tout un alphabet de mouvements, et mettre en phase chaque geste avec des fragments d’un discours du télévangéliste américain ultraconservateur Jimmy Swaggart. Sur un signe de Gruwez, Van Cauwenberghe fait beugler des mots et des membres de phrase de son ordinateur portable. Ou l’inverse: qui manipule qui? Les deux artistes doivent être en parfaite symbiose. Un jeu virtuose allant du calme à la fureur en passant par l’agitation s’ensuit, jusqu’à l’épuisement. Heureusement, ils ont déjà interprété le spectacle plus de cent cinquante fois, et se connaissent par cœur. Ils sont compagnons d’armes.

Cette anecdote révèle merveilleusement le duo: Gruwez qui continue sans faire une pause et sans sourciller, Van Cauwenberghe qui l’accompagne avec une patience d’ange et un calme apaisant. L’événement fut enregistré pour la chaîne flamande de télévision Canvas, qui leur consacrait un portrait. Ce soir-là, la représentation se déroula irréprochablement, le public italien délirant d’enthousiasme. Après la représentation nous les avons vus de retour dans leur loge, exténués sur le canapé, une cigarette pour récompense.

Jan Fabre comme mentor

Lisbeth Gruwez pratique la barre depuis l’âge de six ans, avec depuis le début un enthousiasme irrépressible. Elle étudie la danse classique au Stedelijk Instituut voor Ballet d’Anvers, et ensuite un an à l’école de danse d’Anne Teresa De Keersmaeker P.A.R.T.S., à Bruxelles. Monsieur Gruwez père ne voit pas d’un bon œil la perspective d’avoir une fille danseuse et, après cette année d’école supérieure, elle doit travailler pour pouvoir continuer la danse. Elle y parvient: d’abord avec Wim Vandekeybus, puis entre autres avec la troupe Needcompany, Grace Ellen Barkey et Sidi Larbi Cherkaoui – de grands noms dans le monde de la danse belge. Son enthousiasme, sa maîtrise de son corps et la qualité expressive de sa manière de danser, sont très appréciés. Gruwez navigue entre les différents artistes, et ne se laisse pas enfermer dans l’une des compagnies. C’est dans les ateliers de Jan Fabre qu’elle rencontre son actuel compagnon de route, Maarten Van Cauwenberghe (° 1976).

Jan Fabre est pour elle un professeur sensationnel. Il a un grand respect pour ses improvisations et lui donne l’occasion de partir en tournées assez longues pour aller plus loin dans ses expérimentations. Elle n’aime pas danser deux fois exactement de la même façon; elle préfère plonger à chaque fois dans l’instant pour, en quelque sorte, redécouvrir les mouvements. Elle qui, à l’époque, se sent l’âme d’un guerrier, ne peut qu’être parfaitement à l’aise dans As long as the world needs a warrior’s soul (2000).

Avec Quando l’uomo principale è una donna
(2004), où elle danse dans une flaque de treize litres d’huile d’olive qui, versée d’abord en gouttes puis à pleines rigoles, macule le sol, elle remporte un tel succès que ce spectacle est projeté en agrandissement dans le cadre de l’exposition Danser sa vie
au Centre Pompidou de Paris (2011). La perfection avec laquelle elle se meut sur le liquide glissant est tout simplement virtuose. À cet égard, il ne s’agit jamais pour Gruwez d’être gracieuse – elle a dépassé ce souci depuis longtemps -, mais juste de danser et de bouger. Avec dans son regard l’avertissement cru: ne regarde pas ma nudité, vois la légèreté, la vivacité et la maîtrise. Un abandon total, mais sans soumission.

Une compagnie unique

Maarten Van Cauwenberghe, DJ et compositeur de musique électronique, est le second membre permanent de l’ensemble Voetvolk. Il suit des études d’ingénieur commercial à Louvain, mais apprend par ailleurs la guitare au Jazzstudio d’Anvers. Pour chaque création nouvelle, il s’installe à la table de mixage et fait entendre de la musique. C’est toujours ainsi qu’ils commencent. Ils considèrent leur collaboration comme une conversation entre des mouvements corporels et auditifs, et une quête de leur symbiose. Il est également présent aux répétitions et aux ateliers – Gruwez aime travailler en tant que chorégraphe avec des danseurs inexpérimentés, et c’est pourquoi le processus créatif va toujours de pair avec une immersion dans son langage chorégraphique, auquel Van Cauwenberghe donne son atmosphère et sa cadence.

En 2006, ils créent leur compagnie. Le nom Voetvolk
(littéralement «piétaille») signifie «infanterie» tout aussi bien que «populace», mais Gruwez et Van Cauwenberghe se réfèrent par là aux gens qui utilisent leur corps, comme le font les danseurs. Leur première création est Forever Overhead (2007), puis viennent Birth of Prey (2008), HeroNeroZero
(2010) et It’s going to get worse and worse and worse, my friend (2012). Avec ce dernier spectacle, ils prennent place sur la carte de la danse contemporaine, y compris à l’étranger. Ils y font montre d’une identité très personnelle, en rien comparable avec celle d’autres compagnies de danse belges (et ce n’est pas évident au pays de Rosas, la compagnie d’Anna Teresa De Keersmaeker). En attendant, ils ont déjà présenté le spectacle cent soixante fois. En Italie, au Castello Malaspina di Fosdinovo, ils donnèrent la représentation à neuf heures du matin pour un public extrêmement choisi: Albert II et Paola, ancien couple royal belge.

Le tandem met pour la première fois davantage de danseurs sur la scène dans AH/HA (2014) qui, après It’s going to get …, constitue le second volet de la trilogie sur le corps extatique. Ce spectacle a pour sujet le rire, du gloussement timide aux hurlements frénétiques. Lisbeth Gruwez dances Bob Dylan (2015) remet Gruwez seule sur scène, avec Van Cauwenberghe qui, en arrière-plan, passe littéralement des disques du célèbre auteur-compositeur-interprète. Son inspiration corporelle est fascinante et, en même temps, si naturelle: en cours de spectacle, elle mange une banane pour entretenir son énergie.

We’re pretty fuckin’ far from okay (2016) est le troisième et dernier volet du triptyque sur l’extase. Les artistes Lisbeth Gruwez et Wannes Labath zooment sur les effets de l’angoisse sur le corps: du regard tourmenté et de l’accélération du pouls à la respiration courte, saccadée. L’angoisse, c’est un corps en transe, réduit à ses instincts. Maarten Van Cauwenberghe pose une ambiance sonore de respirations irrégulières parmi les mouvements, et le spectateur en étouffe, inquiet. L’émotion est tout autant physique. Ce ballet s’est joué cinquante fois dans six pays. La plupart des spectacles de Voetvolk restent inscrits au répertoire, et leur programme de tournées s’avère de plus en plus international. La France, l’Espagne et l’Italie furent tout de suite conquises. Le Canada, l’Allemagne et les Pays-Bas les rejoignent maintenant. En attendant, trente pays les ont déjà reçus.

Maîtresse de chaque geste

Peut-être ce large public a-t-il à voir avec l’approche expressionniste des spectacles de Voetvolk. Les pensées et les sentiments reçoivent une traduction corporelle, sans minimalisme abstrait, hermétique. Ajoutez à cela la présence intense de Gruwez: elle maîtrise à la perfection chacun de ses gestes mais sa fougue ne l’amène jamais à l’approximation. Sur la scène on la voit réaliser des phrases de danse avec la plus grande grâce, tandis qu’elle scrute la salle. N’hésite pas à regarder, mais je t’observe aussi. Elle a une manière personnelle d’être en même temps maîtresse d’elle-même et fougueuse: deux caractéristiques opposées qu’elle mêle avec souplesse. Au-dessus de ce corps parfaitement contrôlé, pas de cheveux retenus en arrière en un strict chignon, mais des boucles brun foncé, se balançant librement. Libre et joyeuse.

Avec Penelope (2017), Gruwez se présente à nouveau en solo – elle alterne volontiers des projets de grande et de moindre ampleur. Cela donne du champ pour faire mûrir lentement une idée. Après vingt-quatre heures au cours desquelles l’intégralité de l’Odyssée est contée par vingt-quatre hommes, elle place une réplique de la plus grande simplicité: vingt minutes durant, elle danse sur son axe et met fin à la profusion verbale dans un épilogue silencieux. L’attente et le désir deviennent une spirale d’immobilité et de mouvement simultanément: une ode aux femmes perpétuellement mises sur la touche dans une guerre sans fin.

Avec The Sea Within (2018), la dernière création de Voetvolk, Gruwez se tient pour la première fois en tant que chorégraphe, à l’écart de la scène. Dix danseuses y explorent la fluidité des foules, et bougent en mouvements ondulants sur un tapis «gris mer». Encore qu’elles semblent davantage tanguer dans un espace et qu’elles ressemblent beaucoup à des anémones colorées, à des hippocampes sautillants, à des poissons frétillants. Elles se balancent au gré du flux et du reflux, se déportent parfois brutalement, sont à nouveau englouties dans le groupe, et dans les vagues. Ici encore, c’est une succession de paroxysmes et d’accalmies de mouvements et d’intensité : une dynamique qui revient dans plusieurs spectacles de Voetvolk. Un souffle de vie qui enfle, bat, racle, hésite, cogne et s’arrête à nouveau, dans une pulsation permanente, dedans-dehors, haut-bas. Un cœur battant. The Sea Within est encore en pleine tournée; à l’automne 2019, on pouvait le voir à Strasbourg, Turin, Oslo et Darmstadt; au printemps 2020, ce sont encore Düsseldorf et Ludwigshafen-sur-le Rhin et en juin 2020 pour terminer, à nouveau trois jours au Théâtre royal flamand de Bruxelles.

D’autres spectacles sont repris entre temps: It’s going to get worse and worse and worse, my friend était représenté en octobre 2019 à Florence et Turin, AH/HA en novembre 2019 à Francfort.

Danser pour se connaître

«Danser est pour moi une manière d’approcher l’âme», déclare Gruwez dans un livre sur les vingt ans de l’école de danse P.A.R.T.S. d’Anne Teresa De Keersmaeker. La virtuosité sans contenu la rend triste, dit-elle. «Danser est une manière de mieux me connaître moi-même, mais aussi d’envoyer de l’énergie positive au monde avec mon corps.»

Dans le solo actuellement en préparation, Lisbeth Gruwez explore les préludes et les études du compositeur français Claude Debussy, en compagnie de la pianiste Claire Chevalier. Piano Works Debussy
sera une aquarelle. Le spectacle doit respirer une certaine légèreté: la légèreté de couleurs qui se fondent, sèchent un peu, et puis redeviennent humides pour former de nouvelles constellations. La musique de Debussy semble irriguer la danse, l’abreuver et ainsi, à chaque fois, brasser à nouveau la matière. La première aura lieu le 26 mars 2020 au Théâtre royal flamand de Bruxelles. Un pas en terrain inconnu – classique -, qu’on est impatient de découvrir.

www.voetvolk.be
Mia-Vaerman

Mia Vaerman

critique de théâtre

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