Un accord culturel entre les Communautés française et flamande de Belgique pour créer des ponts
Après avoir figuré plus de quarante ans à l’agenda politique et buté principalement sur la question du principe de territorialité des compétences, l’accord de coopération culturelle entre les Communautés française et flamande de Belgique est entré en vigueur le 7 février 2014. Dix ans plus tard, bien qu’un budget modeste lui soit dédié, cet accord a permis d’institutionnaliser la coopération entre les deux administrations de la Culture. Il crée un climat positif de concertation politique, d’échange d’informations et de développement de projets communs. Sur le terrain, les acteurs culturels louent son soutien aux partenariats et à la circulation des artistes, des œuvres et des publics. La participation aux appels à projets, enthousiaste, reste néanmoins encore limitée.
La révision constitutionnelle de 1970 a abouti à la création des Communautés culturelles flamande, française et germanophone, pour répondre à l’aspiration des Flamands à une autonomie culturelle. L’aspiration des francophones à l’autonomie économique a vu la création des trois Régions. Cette prise d’indépendance suscita un désir de collaboration accrue, comme pour compenser la rupture de l’unité nationale. Dans leur analyse parue dans le Courrier hebdomadaire du CRISP, Jean-Gilles Lowies et Marie-Hélène Schrobiltgen soulignaient en 2016 que l’accord culturel aurait théoriquement pu voir le jour dès 1971, mais les négociations politiques ont systématiquement achoppé pendant quarante ans sur la question de la territorialité des compétences culturelles. Une Communauté peut-elle promouvoir sa culture jusque sur le territoire de l’autre Communauté?
Alors que la Communauté française adoptait une vision plutôt perméable de la frontière culturelle et linguistique –notamment pour pouvoir soutenir les francophones vivant en Flandre et surtout dans la périphérie flamande de Bruxelles–, la Communauté flamande prônait une vision imperméable, craignant que les francophones ne bouleversent l’homogénéité culturelle de la Flandre. Pour ce qui est de la culture en Région bruxelloise bilingue, la Communauté française optait davantage pour une gestion par l’autorité fédérale, alors que la Communauté flamande lui préférait une gestion co-communautaire.
Malgré les échecs successifs, la volonté de façonner un accord culturel est demeuré à l’agenda des deux Communautés, qui sont finalement parvenues à un consensus. Ce dernier n’envisage pas qu’une Communauté puisse soutenir le développement de sa culture en dehors de son territoire, à moins de le faire dans le cadre d’une coopération avec l’autre Communauté.
Plusieurs niveaux de collaboration
Au-delà de sa portée historique et symbolique, l’accord de coopération culturelle entre les Communautés française et flamande conclu fin 2012 entend répondre à des besoins opérationnels et pratiques réels du secteur. Il s’est fixé comme objectif de stimuler la rencontre entre opérateurs culturels des deux Communautés, de favoriser l’accès aux institutions et activités des deux parties, de promouvoir la connaissance de la culture et la langue de l’autre et de formuler des propositions de bourses, échanges et stages.
Au niveau politique, les ministres de la Culture des deux Communautés se concertent régulièrement. La Conférence interministérielle Culture (CIM Culture), créée en 2016, se réunit quant à elle deux fois par an pour discuter de dossiers d’intérêt commun, comme le statut des artistes et la communication culturelle. Cette concertation permet aussi d’adopter un positionnement commun dans des matières relevant de l’autorité fédérale (comme les musées royaux des Beaux-Arts de Belgique) et par rapport à des organisations internationales telles que l’Union européenne et l’Unesco.
L’accord a pour objectif de stimuler la rencontre entre opérateurs culturels des deux Communautés, de favoriser l’accès aux institutions et activités des deux parties, de promouvoir la connaissance de la culture et la langue de l’autre
Au niveau administratif, un échange permanent d’informations et des réunions mensuelles de concertation ont lieu entre les agents de l’administration générale de la Culture (côté francophone) et du département de la Culture, de la Jeunesse et des Médias (côté flamand). Une journée de rencontre annuelle est prévue entre hauts fonctionnaires des deux ministères.
L’accord culturel s’est en outre doté d’une plateforme de coopération qui a pour mission d’assurer le suivi, de formuler des avis sur des projets de collaboration et de proposer aux ministres des projets et positions communes. Cet organe de pilotage se réunit au minimum deux fois par an et est composé de quatre représentants de chaque Communauté, dont une moitié de travailleurs du secteur culturel.
«L’accord est devenu une réalité multifacette»
Tout comme leurs prédécesseurs depuis 2012, les ministres actuels de la Culture, Jan Jambon et Bénédicte Linard, se félicitent de l’existence de l’accord. «Au travers d’appels à projets, de programmes de travail pluriannuels et de rencontres de la plateforme de coopération, l’accord est devenu une réalité concrète et multifacette, qui produit ses effets tant sur les politiques culturelles que dans l’organisation des ministères et sur le terrain culturel. De tels accords sont des outils précieux pour faciliter la collaboration entre voisins culturels. À l’heure de la présidence belge du Conseil de l’Union européenne, où Communautés, Régions et autorité fédérale sont amenées à travailler de concert, je me réjouis que cette bonne coopération soit à l’œuvre, notamment autour de la thématique des conditions de travail des artistes au niveau européen», indique Bénédicte Linard. Jan Jambon souligne que les échanges avec sa collègue «se déroulent toujours dans une atmosphère constructive».
Tant l’accord de coopération que les CIM Culture semblent avoir permis d’institutionnaliser la collaboration entre les deux Communautés, de l’inscrire dans les pratiques quotidiennes et de la structurer. C’est un réel changement de méthode, qui facilite le dialogue.
© Fédération Wallonie-Bruxelles
Depuis la mise en œuvre de l’accord en février 2014, son champ d’application est resté inchangé. Il couvre l’ensemble des secteurs culturels, y compris l’animation socioculturelle des adultes, les pratiques artistiques en amateur, les services de prêt tels que les bibliothèques, les industries culturelles et créatives, les formations et stages destinés aux acteurs culturels –pour autant qu’ils relèvent de la compétence du ministre de la Culture–, les statistiques et recherches pertinentes en matière de politiques à mener.
Les programmes de travail pluriannuels successifs ont cependant donné différents éclairages à la coopération bicommunautaire. Ainsi en 2019, l’accent était mis sur les projets pour la jeunesse. Pour la période 2024-2026, les Communautés veulent contribuer au développement d’un écosystème culturel innovant, durable et inclusif. Dans les appels à projets du secteur culturel, l’accent sera mis sur la transformation numérique, le développement durable et la diffusion/mobilité. «Les projets axés sur la technologie numérique pouvant être mis en place de façon très large et innovante, la collaboration au-delà de la frontière linguistique et le développement du secteur culturel vont de pair», estime le ministre-président flamand Jan Jambon.
Les appels à projets, leviers de collaboration
L’une des premières concrétisations de l’accord culturel aura été le lancement, dès octobre 2015, d’un appel à projets annuel. Pour être éligibles, les projets doivent réunir au moins un opérateur de chaque Communauté, il doit s’agir de nouvelles collaborations ou de projets qui développent sensiblement une collaboration existante. Les candidats sélectionnés reçoivent une aide allant de 5 000 à 20 000 euros, pour une subvention totale de 160 000 euros en 2016, payée pour moitié par chaque Communauté.
Le premier appel a récolté près d’une centaine de projets, dont vingt-deux ont été sélectionnés par la plateforme de coopération. Il s’agissait surtout de spectacles de théâtre, poésie, musique ou marionnettes, mais aussi du premier festival de films réalisés par des personnes sourdes organisé en Belgique, proposé par des opérateurs de Namur et Gand. Au fil des ans, le nombre de projets répondant à l’appel a légèrement diminué –pour un total de 135 projets subventionnés jusqu’à présent–, mais de façon surprenante les projets réunissant des acteurs actifs en Wallonie et en Flandre sont plus nombreux (à être sélectionnés) que ceux émanant d’opérateurs bruxellois des deux Communautés.
© Vlaanderen
En 2017, l’association anversoise Koor & Stem et À cœur joie –Fédération chorale Wallonie-Bruxelles de Namur– créaient ainsi BEvocaL, le premier chœur national de jeunes. En 2022, l’Agence belge du court métrage (Bruxelles) et Fonk à Louvain présentaient en salles de cinéma des programmes de courts métrages flamands et francophones souvent cantonnés aux festivals. Comme nombre d’autres acteurs culturels, ils soulignent l’intérêt de travailler avec des partenaires de l’autre Communauté, de faire circuler leurs œuvres et de se faire connaitre d’un autre public, ainsi que l’importance d’une aide financière indispensable à la concrétisation de leur projet.
© Maison de la marionnette de Tournai
Mais tout comme la Maison de la marionnette de Tournai –qui a répondu à l’appel dès 2016 et obtenu des subventions pour des collaborations successives avec le théâtre anversois Froe Froe, la compagnie malinoise De Maan et le musée gantois Huis van Alijn sur la création des marionnettes et la conservation de ce patrimoine dans les musées -, Koor & Stem et Fonk indiquent se sentir freinés dans la prolongation de leurs collaborations, les appels à projets étant réservés à des aides ponctuelles pour stimuler les rencontres entre acteurs culturels et publics. La pérennisation d’une coopération bicommunautaire nécessite de modifier sensiblement le projet présenté pour obtenir une seconde subvention, ou oblige les acteurs concernés à inclure leur projet commun dans leurs activités permanentes et à faire appel aux dispositifs de subventionnement existant dans leur secteur et leur Communauté respective.
Pérennisation des collaborations
Le problème d’un subventionnement à long terme de collaborations entre acteurs des deux Communautés est connu aussi des institutions gantoise, namuroise, anversoise et bruxelloise qui sont à l’origine du projet Poète national belge, né début 2014. Il n’a pas attendu l’accord de coopération pour se lancer et effectue tous les deux ans, lors du passage de relais entre poètes, une nouvelle demande de subventions, à la Loterie Nationale notamment.
À Bruxelles, des collaborations bilingues comme le KunstenfestivaldesArts, Recyclart ou la Zinneke Parade se sont aussi développées sans l’aide de l’accord culturel. Quant à DaarDaar, le site d’information qui depuis 2015 propose une traduction française d’articles de la presse flamande, il est également né en dehors du cadre de l’accord culturel, mais a bénéficié en 2023 du soutien de l’appel à projets pour une série vidéo retraçant 60 ans de frontière linguistique, réalisée avec de lage landen et les plats pays (deux sites de l’institution culturelle qui édite aussi la présente revue).
© Ons Erfdeel / Agence belge du court métrage et Fonk
La pérennité des projets de collaboration et le succès de l’accord de coopération culturelle dépendront donc aussi des fonds que les Communautés flamande et française décideront d’y injecter. Si en 2012 aucun moyen budgétaire particulier n’avait été prévu pour la mise en œuvre de l’accord, les choses ont changé dès 2015. Le budget annuel que les deux Communautés consacrent à leur coopération culturelle est passé entre 2016 et 2024 de 160 000 à 300 000 euros, chacune y contribuant pour moitié. Ce budget spécifique est entièrement dédié à la stimulation des partenariats et rencontres entre opérateurs culturels des deux Communautés, par le biais des appels à projets.
Sachant que le «noyau dur» du budget de l’administration générale de la Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles (y compris l’aide aux médias) se chiffrait en 2022 à un peu plus de 815 millions d’euros et que le budget réservé strictement à la culture par le département de la Culture, de la Jeunesse et des Médias de la Communauté flamande représentait un peu plus de 421 millions d’euros en 2022 (les politiques culturelles ne couvrent pas exactement les mêmes périmètres dans les deux Communautés), le budget spécifique de 100 000 euros alloué à l’époque par chacune des Communautés à leur coopération culturelle représente moins d’un millième (0,1%) de leurs budgets respectifs. Un montant qui reste donc actuellement plutôt symbolique.