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littérature, société

Adeline Dieudonné rêve Bruxelles

15 mai 2023 7 min. temps de lecture

À quoi ressemblerait la Bruxelles idéale? Dans le cadre de l’événement «Bruxelles, la fascinante» organisé à la Foire du livre de Bruxelles, nous avons posé la question à l’autrice Adeline Dieudonné. Elle y a répondu avec un texte décapant et engagé, mais aussi empreint d’humour et d’une grande sensibilité. Lisez ci-dessous son évocation de Bruxelles créée spécialement pour l’occasion.

Rêver Bruxelles

À quoi je voudrais que Bruxelles ressemble demain?

Oh moi je trouve que tout va bien, ne changeons rien.

La qualité de l’air, la mobilité, la célébration des figures coloniales dans l’espace public, la surface au sol qu’occupent les voitures, les violences policières, le harcèlement de rue, les sans-papiers dans des tentes Quechua au bord du canal, les travailleuses du sexe mises en danger par une politique répressive, les prisons surpeuplées, les droits humains bafoués, les enfants qui dorment dehors, un million de mètres carrés de bureaux vides, entre 17 000 et 26 000 logements inoccupés, 49 000 personnes en attente d’un logement social, la plupart des bâtiments mal isolés, la surconsommation énergétique qui en résulte, le suicide première cause de mortalité chez les 15-24 ans, une petite fille sur cinq victime d’inceste, un petit garçon sur treize, si on considère qu’un enfant sur dix est victime de violences sexuelles, et ce chiffre se trouve largement en dessous de la réalité, qu’on part du principe qu’il y a trois cent mille enfants en région de Bruxelles-Capitale, ça fait trente mille enfants abusés dans notre belle ville. Combien d’agresseurs faut-il pour abuser 30 000 enfants?

Bref, tout va bien, de quoi se plaint-on?

Dans la ville de mes rêves, les enfants auraient le droit de vote. En fait, toutes les décisions démocratiques seraient prises par les personnes qui en éprouveront les conséquences immédiates et à long terme, par les personnes ayant fait l’expérience de la domination, de la violence, du racisme, de l’immigration, les personnes ayant pris soin des autres, les grand-mères, les sage-femmes, les enseignants, les personnes ayant ramassé les poubelles, nettoyé des bureaux, livré des colis, les personnes en situation de handicap, ayant une fucking expertise de l’espace public, les personnes qui ont subi les violences policières, le délit de sale gueule, le travail précaire, la prison, le viol, une grossesse non désirée, une IVG médicalisée, une IVG clandestine, une fausse-couche, une demande d’asile, des discriminations homophobes, des violences transphobes, putophobes, l’âgisme, l’enfer des maisons de retraite, les personnes qui ont subi la brutalité des chiffres, des rationalisations, des coupes budgétaires, l’humiliation de se voir privé de ses outils de travail pour améliorer les rendements, augmenter les dividendes, satisfaire la voracité des actionnaires.

La Bruxelles que je veux sera administrée par celles et ceux qui y vivent, qui la font vivre, sur les épaules de qui repose le pays tout entier et que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal, comme disait l’autre, la larme à l’œil et la main dans le slip de Jeff Bezos.

toutes les décisions démocratiques seraient prises par les personnes qui en éprouveront les conséquences immédiates et à long terme

Les enfants voteront mais le vote ne représentera plus qu’une part infime de notre action politique. Nous nous organiserons en collectifs pour débattre et administrer nos conditions d’existence. Évidemment, nous travaillerons trois fois moins, ce qui nous libèrera du temps pour la politique, la sieste et tout ce qu’on voudra. Les profiteurs, les assistés que sont les grands patrons, les rentiers et les boursicoteurs seront invités à venir jouer avec nous, ils feront comme ils veulent, mais plus personne ne nettoiera leurs voitures, leurs piscines, leurs résidences secondaires, ils apprendront à passer l’aspirateur, à s’occuper de leurs enfants, changer des petites fesses, préparer un biberon, cultiver un potager, cuisiner, ils taperont leur courrier eux-mêmes, apprendront à réserver un billet de train, à nettoyer leurs baies vitrées, couper du bois, prendre soin de quelques poules s’ils veulent des œufs au petit-déj. On leur donnera un coup de main s’ils le demandent gentiment. Nous ne sommes pas rancuniers.

Les 186 hectares du parc de Laeken seront convertis en potagers collectifs et en aires de jeux. D’ailleurs, chaque espace vert sera utilisé à des fins nourricières, de même que les toits des immeubles, après qu’on les aura isolés. La ville sera végétalisée, du lierre poussera sur les façades, dans lesquelles nicheront les oiseaux, des fleurs seront semées, des abeilles, des bourdons, des coléoptères y trouveront toute la nourriture nécessaire. La question de l’eau sera entièrement repensée, des citernes seront installées, nous ne pisserons plus dans l’eau potable.

Les transports en commun seront gratuits. Finis les guichets, les titres de transport, les contrôles, les bornes de paiement, les portiques de sécurité.

Le temps de la voiture individuelle sera révolu, le métro, le tram, les bus fonctionneront si bien que plus personne ne verra l’intérêt de posséder une voiture. Les stations de véhicules partagés resteront disponibles partout, comme c’est déjà le cas aujourd’hui, pour les besoins occasionnels. Évidemment, les SUV et les Hummers auront disparu, ringardisés par la prise de conscience des enjeux écologiques. Les propriétaires de grosses voitures seront vus pour ce qu’ils sont; des individus nombrilistes, immatures, abrutis par la chimère du prestige social, nous les regarderons avec une compassion navrée, légèrement teintée de mépris. Les jets privés seront confisqués et reconvertis en poulaillers. Se déplacer à vélo, à pied, en trottinette, à cheval, en overboard deviendra une évidence pour celles et ceux qui en ont les capacités.

Idem pour les soins de santé, gratuits aussi. Finie la paperasse pour les médecins, finies les attestations de soin, les remboursements, les vignettes, les courriers, les assurances hospitalisation, les tiers payants, les BIM, les tarifs sociaux, les files d’attente à la mutuelle. La santé sera massivement refinancée parce qu’elle ne sera plus considérée comme une charge mais comme un facteur de bien-être nécessaire et non négociable.

Idem pour l’école, qui sera non seulement refinancée mais aussi complètement repensée. Elle ne sera plus conçue comme une usine à produire des larbins zélés au service du capitalisme mais une institution entièrement consacrée à satisfaire la curiosité des enfants, à l’écoute de leurs besoins et de leurs aspirations. Ils y apprendront à lire, écrire, afin d’accéder à la pensée, aux histoires, aux expériences des autres, mais la transmission orale y retrouvera aussi sa place. Ils apprendront les plantes comestibles, la danse, le sport, la cuisine, la politique, le bricolage, chacun à son rythme, en fonction de ses goûts. Il n’y aura plus de programme, plus d’horaires, plus de levers avant l’aube, plus de petites bouches molles et chaudes qui supplient de dormir encore un peu, plus de visages encapuchonnés dans la nuit et le crachin.

L'idée même de productivité sera abolie. Nous serons improductifs, non performants, moyens, nous respirerons et laisserons respirer le vivant

Il n’y aura évidemment plus de ministres-présidents, de ministres, de conseillers communaux, de parlementaires, de sénateurs, de présidents de partis, de secrétaires, de sous-secrétaires, d’échevins, de chefs de cabinets, de voitures de fonction, de chauffeurs, d’intercommunales, de jetons de présence, de tout ça nous ferons du compost pour les potagers de Laeken.

Je propose de reconvertir les présidents de partis en masseurs. Chaque personne qui exercera un métier pénible pour le corps, les caristes, les personnes qui livrent, qui soignent, qui travaillent dans le bâtiment, qui font des ménages, qui ramassent les poubelles, les travailleuses du sexe, chacune de ces personnes aura droit à une heure de massage à chaque fin de journée pour prendre soin de ses muscles, de ses articulations, de ses os, afin d’éviter les tendinites, les hernies, les phlébites, les sciatiques, l’arthrose. Et ces massages seront prodigués par les présidents de partis et par le personnel politique en général.

Il n’y aura plus d’écrans publicitaires, plus de call-centers, plus de bullshit job. Plus de bullshit job ! Plus jamais lors d’un dîner, lorsqu’on s’enquerra de la profession de quelqu’un, nous ne l’entendrons répondre «corporate communication workflow process manager», d’une façon générale, plus personne n’anglicisera les noms de métiers, on n’entendra plus jamais parler de leadership, de customer, de management, de CEO, de target, de data, de consulting, de coaching, de business, organisation, innovation, certification, audit, productivity. D’ailleurs, l’idée même de productivité sera abolie. Nous serons improductifs, non performants, moyens, nous respirerons et laisserons respirer le vivant, nous ne nous penserons plus en opposition aux écosystèmes dont nous dépendons mais comme faisant partie d’un tout, nous ferons preuve d’humilité devant le renard, la fouine, le pigeon, le puceron, la coccinelle. Nous fermerons les prisons, pratiquerons une justice réparatrice, nous nous lèverons tôt pour voir les chevreuils à l’aube sur la grand-place, jouerons au foot sans argent, piqueniquerons à la ferme d’Anderlecht, nous nous promènerons sur les berges du canal, parfois nos pas nous mèneront jusqu’en Wallonie ou en Flandre, dont nous maîtriserons les langues, nous y boirons une bière avant de rentrer en fin de journée, heureux de retrouver notre belle ville.

Bruxelles sera autonome, respirable, joyeuse, dansante, juste, plurielle, complexe, belle, enfin.

Site web d’Adeline Dieudonné

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