Suite à la demande de la maison flamando-néerlandaise deBuren à Bruxelles, dix-huit jeunes auteurs flamands et néerlandais ont chacun ramené à la vie une peinture du Rijksmuseum d’Amsterdam. Ils ont ainsi écrit un nouveau texte sur une vieille œuvre de la Galerie d’honneur en ayant toujours en tête cette question: que voyez-vous quand vous regardez ces peintures avec des lunettes genrées? Ali Amghar fut inspiré par une peinture de Pieter Jansz. Saerendam. Qui mieux que ce dernier pour évoquer l’atmosphère d’une église calviniste? Amghar parle avec d’autres visiteurs de la Galerie d’honneur. Tout le monde ne voit pas la même chose dans la peinture de Saenredam. Un deuxième regard s’impose.
Il y a de cela deux étés, Ali Amghar (°1989) décida de réaliser son rêve d’enfance: faire de l’écriture son métier. Il travaille en tant qu’écrivain indépendant et documentariste à Utrecht, sa ville natale. Amghar a l’habitude d’examiner une chose sous tous les angles et aimerait avoir un rôle unificateur entre des publics cibles bien différents.
© «Rijksmuseum».
Le deuxième regard
Si la Galerie d’honneur était une cour d’école, La Ronde de nuit serait indéniablement la plus belle fille de la classe. Les visiteurs, qui viennent des quatre coins du monde, parfois à deux, parfois en groupe, se retrouvent tous dans la Galerie d’honneur pour admirer le tableau le plus célèbre que soit de l’histoire des Pays-Bas
Mon œil tombe sur une œuvre presque oubliée dans un coin de la Galerie d’honneur. Je m’assieds sur un banc en face et prends le temps d’examiner cette peinture de Saenredam, alors que d’autres visiteurs ne jettent qu’un regard et poursuivent leur quête des œuvres majeures exposées à cet étage.
– Qu’est-ce qui te frappe? demande soudain une jeune dame.
Un couple s’est arrêté devant la toile et ne se rend pas compte que j’écoute discrètement.
– Ce que je vois? reprend le jeune homme à ses côtés, sans doute pour se donner le temps de répondre à cette question simple en apparence.
– Oui, ce que tu vois en premier lieu quand tu regardes le tableau?
Il prend le temps de bien regarder le tableau.
– À vrai dire, ça me fait penser à une mosquée.
– Une mosquée? s’exclame-t-elle, surprise, en attendant qu’il s’explique.
– Sans doute à cause des dalles au sol, qui ressemblent aux tapis sobres qu’on peut voir dans les mosquées. Et la lumière qui pénètre dans la nef et attire le regard au centre du tableau. Comme une direction de prière, tu ne trouves pas?
La jeune dame étouffe un petit rire, ce qui semble décontenancer le jeune homme.
– Qu’y a-t-il de drôle?
– Ce n’est pas le genre de réponse que j’attendais. Et puis, je t’ai demandé autre chose, à savoir ce qui te frappe d’abord dans ce tableau, pas ce à quoi cela te fait penser.
Le jeune homme se rapproche du tableau et l’examine une nouvelle fois, songeur.
– Il y a deux chiens, indique-t-il.
La jeune dame acquiesce.
– Tu vois les deux femmes en bleu, en bas à gauche?
– Trois femmes, plutôt ? répond-il sèchement.
– Tu crois? Regarde bien.
Il se rapproche encore, jusqu’à la ligne que les visiteurs ne doivent pas dépasser.
– Tu as raison, la personne à gauche est habillée comme les hommes à droite, au fond du tableau.
– C’est drôle, en fait, dit-elle en se rapprochant aussi du tableau, qu’on puisse regarder ensemble un tableau mais ne pas voir la même chose ou être frappé par autre chose.
– Cela le rend d’autant plus beau, non? conclut-il. Elle acquiesce, sourit et lui lance:
– Viens, il y a moins de monde devant La Ronde de nuit. Il faut vérifier si nous voyons la même chose.
Je décide aussi de m’en aller. Je jette un dernier regard à la scène muette du tableau et m’aperçois que le couple n’a pas remarqué trois personnages. Un homme et une femme qui, d’une tribune, observent les gens au rez-de-chaussée de l’église et une troisième personne qui surveille à distance ce couple. «On est ce qu’on voit», me dis-je en me dirigeant vers la sortie.