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arts

Alice Wong, tisseuse d’informations et d’histoires

Par Maarten Buser, traduit par Caroline Coppens
21 août 2019 8 min. temps de lecture

Du 14 septembre au 8 décembre 2019, la Kunsthal Extra City à Anvers organise l’exposition de groupe Family Fictions. Les spectateurs pourront entre autres y voir Marriage Matters, une œuvre d’Alice Wong (° 1989) réalisée en collaboration avec Aryan Javaherian. Alice Wong se définit comme une créatrice d’histoires. Elle a grandi à Hong Kong, mais vit et travaille depuis quelques années aux Pays-Bas. La culture chinoise joue toujours un grand rôle dans son œuvre, mais pour elle, ce qui compte avant tout, c’est un aspect beaucoup plus abstrait et plus profond de sa démarche: la manière dont la réalité prend forme.

«On écrit pour raconter autre chose». Cette remarque quasi fortuite qui figure dans le livre Ma vie en peintures de l’auteure argentine María Gainza s’applique à merveille à l’œuvre d’Alice Wong. Sa vidéo Weaving Stories (2018) – réalisée en collaboration avec thonik et Alexander Humbert – commence comme un documentaire traditionnel sur deux tisserandes chinoises. L’attention semble porter en particulier sur le processus et la tradition du tissage. Au bout d’un moment, les deux femmes parlent non seulement de leur travail mais aussi de la société chinoise: l’une d’elles constate que leur salaire ne leur permettrait jamais d’acheter les étoffes qu’elles tissent.

Elles évoquent même leur vie amoureuse. C’est alors que le second sens du titre apparaît dans toute sa clarté: Wong entremêle récits, perspectives et sujets divers pour aboutir à une chose qui ressemble à une unité – car on peut isoler les fils et découvrir où ils vous mènent.

Emprunter des images

Wong a obtenu un master en Information Design à la Design Academy d’Eindhoven: une orientation qui prête une grande attention à la recherche et vise à comprendre et à façonner l’information à l’ère de l’internet. Wong avait déjà vécu aux Pays-Bas jusqu’à ses quatre ans. Son père est alors décédé, et la petite Alice est alors retournée avec sa mère à Hong Kong, la ville natale de ses parents. Plus tard, elle reviendra aux Pays-Bas pour suivre ses études de design, et se retrouvera dans une ville où les frontières entre l’art autonome et l’art appliqué sont très minces. Cela se voit non seulement à l’académie, mais aussi aux expositions souvent multidisciplinaires des institutions d’art d’Eindhoven que sont le musée Van Abbe et le Mu, deux lieux où Wong a également exposé ses œuvres. Elle se qualifie de créatrice d’histoires, mais son travail présente également de très nettes ressemblances aussi bien avec l’art vidéo et médiatique qu’avec le design.

On peut dès lors la considérer comme une créatrice / artiste hybride, mais le qualificatif qui lui convient le mieux est sans doute celui de «fluide». Elle passe apparemment sans peine de la culture pop à la géopolitique, d’un récit personnel à une question abstraite et délicate: comment donc fonctionne la compréhension?

Pour la plus grande partie de son œuvre, Wong a travaillé avec des images «trouvées». Elle utilise des extraits d’émissions d’actualité, mais aussi des fragments de films d’animation et de cinéma. Les images réalisées par des tiers l’intéressent notamment pour leur rythme et leur son, mais aussi pour le contexte qu’elles véhiculent. En un sens, sa façon de travailler s’inscrit dans le prolongement d’un courant plus large de l’art vidéo et médiatique, dont les principaux représentants sont l’artiste allemand Hito Steyerl et le duo néerlandais Metahaven.

Ceux-ci réalisent souvent de longues œuvres vidéo à plusieurs niveaux, composées pour partie d’un matériel emprunté. Ils traitent de thèmes géopolitiques et économiques de façon non linéaire, associative, pour imiter la fourniture d’informations fragmentaire, par à-coups, d’un média tel qu’internet, par exemple. Au spectateur de s’y retrouver. Si les vidéos de Wong présentent une correspondance thématique avec cette approche, elles apparaissent bien plus comme des ensembles aboutis. Mais les apparences peuvent être trompeuses.

Des récits désintégrés

La différence par rapport à des artistes comme Steyerl et Metahaven s’apparente à ce que raconte Aryan Javaherian, le partenaire de Wong. Il est lui-même stratège design et travaille avec elle en étroite collaboration. Il explique que la capacité humaine de comprendre l’information est devenue beaucoup plus grande grâce aux smartphones et à l’internet. Comme la vitesse de traitement et de commutation est élevée, on se compose quand même une espèce d’ensemble. Wong relie cette situation à des thèmes et des recherches socialement pertinents. Un bon exemple en est la vidéo Double 11 (2018), que Wong et Javaherian ont réalisée ensemble.

Cette vidéo en boucle, qui n’a en principe ni début ni fin, est projetée sur sept écrans différents. Il doit être possible d’entrer dans la salle d’exposition à tout moment et de suivre l’histoire sans trop de difficultés, de la même manière que l’on passe sur internet d’une actualité à l’autre ou d’une vidéo YouTube à l’autre.

Double 11 est un «récit» en apparence cohérent, comme l’est aussi un sujet d’actualité. La vidéo est consacrée en principe à la Journée des célibatairesqui se fête chaque année en Chine le 11 novembre – et à la manière dont cette fête a rapidement été accaparée par Alibaba, l’entreprise chinoise qui exploite le plus grand magasin en ligne du monde. Cette entreprise a fait d’une fête la grand-messe commerciale de la consommation à échelle gigantesque. Double 11 évoque aussi le cofondateur / visage d’Alibaba, Jack Ma, et comment il a fallu concilier l’idée d’un webshop avec la culture chinoise, ainsi que toute une série d’autres (sous-)sujets. Des extraits d’interviews télévisées de Ma alternent avec des images de la chanteuse Jessie J, qui chante son tube planétaire Price Tag. D’une part, le spectacle tiré à quatre épingles de la chanteuse s’accorde au caractère grandiose acquis par la Journée des célibataires. Mais d’autre part, les paroles qu’elle chante jurent avec le concept d’Alibaba: «It’s not about the money money money / We don’t want your money money money». L’extrait du concert est l’un des moments où on se demande ce que c’est que cette vidéo. Si on la regarde plusieurs fois, on constate que Ma se contredit régulièrement, tout comme le montage des images. La cohérence du récit semble se désintégrer.

La tension entre l’ensemble et l’extrait, tension qui caractérise Wong, apparaît clairement dans son travail de fin d’études Reconstructing Reality (2015).

À première vue, cette vidéo émouvante part surtout du décès de son père, intervenu lorsque la fillette n’avait que quatre ans. Comme sa mère a toujours été très vague sur les circonstances de cet événement, Wong est partie elle-même à la recherche de la vérité. La vidéo se termine par la découverte que son père a été tué, et non par l’identité de l’auteur ni par le motif de cet homicide. Ces aspects ne sont guère importants dans Reconstructing Reality; ce qui compte, c’est la manière dont cet événement et sa découverte ont influencé la perception que Wong a de la réalité. On peut entendre sa voix lorsqu’elle fait le récit de sa quête. Entre-temps, elle montre une série d’images extraites de dessins animés, de films, de jeux vidéo. Si, à première vue, ces images qui relèvent de la culture pop semblent jurer avec l’histoire personnelle de l’artiste, elles sont au contraire très proches des tentatives qu’elle a entreprises pour se faire une idée de ce qui s’est passé. Ainsi, elle m’explique qu’elle a tenté de savoir avec quelle arme son père a été abattu. Cette information ne l’a toutefois pas aidée à se représenter la fusillade; les films qu’elle avait vus, si. En empruntant des images de ces films, elle a pu se rapprocher nettement plus de ce qui se déroulait dans sa tête.

Feuilleton propagandiste

Bien que la culture chinoise joue un grand rôle dans l’œuvre de Wong, elle ne doit pas être considérée comme une artiste (émigrée) qui «révèle» son pays d’origine à un public occidental. Son thème principal est la compréhension, et partir de sujets qui lui sont proches est une démarche qui lui semble naturelle. Ainsi Marriage Matters, l’œuvre qu’elle a réalisée en collaboration avec Aryan Javaherian et qui sera bientot présentée à la Kunsthal Extra City d’Anvers, fait référence aux femmes chinoises hautement qualifiées, de plus de vingt-cinq ans, qui sont célibataires. En raison de la politique de l’enfant unique menée par la Chine durant des décennies, les hommes y sont en surnombre, et dans les campagnes, de nombreux hommes célibataires sont à l’origine de problèmes d’agression. Les autorités essaient d’y remédier en partie en convainquant les «femmes restantes» de se marier malgré tout.

Marriage Matters recourt à des images extraites d’un feuilleton populaire dont le personnage principal est une femme de plus de trente ans qui n’est “toujours pas” mariée, ce qui préoccupe ses proches. Wong et Javaherian ont élaboré avec ces images une histoire interactive – un peu à la manière du film Netflix Black Mirror: Bandersnatch (2018) – dans laquelle les spectateurs endossent le rôle de cette femme. Ce projet permet à Wong de montrer de façon concrète comment la propagande façonne la réalité. Comment elle diffuse une image idéale dont les effets sont bien réels: elle suscite l’inquiétude de la famille, par exemple, ou finit par pousser des Chinoises à émigrer pour éviter un mariage dont elles ne veulent pas. Aussi Marriage Matters s’inscrit-il parfaitement dans l’œuvre de Wong, où l’artiste montre de manière imperceptible les liens étroits et terribles qui unissent la réalité et la représentation.

Maarten Buser-1- -Aad Hoogendoorn

Maarten Buser

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