Amour et maquillage entre Pays-Bas et Pays basque: «51 manières de reporter l’amour à plus tard» d’Erik Lindner
Le poète néerlandais Erik Lindner (°1968) est aussi l’auteur de deux romans, dont le plus récent, 51 manieren om de liefde uit te stellen (51 manières de reporter l’amour à plus tard) a paru en 2021. Daniel Cunin en propose trois extraits dans une traduction inédite précédée d’une présentation du roman.
Un roman de 300 pages sans le moindre dialogue peut se révéler au plus haut point captivant. C’est ce que démontre Erik Lindner dans une prose très visuelle, picturale pourrait-on dire, au fil d’une histoire qui entremêle quête amoureuse et quête esthétique. Au cours d’un séjour au Pays basque, le narrateur, journaliste néerlandais, tombe amoureux de Carmele, une maquilleuse locale. Les deux amants passent une semaine ensemble avant que leurs chemins ne se séparent pendant près… d’un quart de siècle.
À travers l’évocation de films d’art et d’essai espagnols, de musiques de films également, l’homme suit à distance, pendant toutes ces années, la carrière de la jeune femme, devenue une maquilleuse confirmée sur nombre de tournages. Peu à peu, il établit un parallèle entre ses propres activités et celle de la protagoniste féminine: l’écriture n’est-elle pas une forme de grimage? Un masque derrière lequel se cache un auteur, de même qu’une maquilleuse se cache derrière les acteurs qu’elle farde? Les rares échanges épistolaires et téléphoniques entre Carmele et le narrateur anonyme se font en un français hésitant, passage obligatoire entre le basque et le néerlandais, le thème du «passage» revenant d’ailleurs comme une balise (le passage des cols pyrénéens, Walter Benjamin et ses passages parisiens… – en filigrane perce sans doute le célèbre Passage de La Haye, ville natale d’Erik Lindner).
La nature, les paysages, le labyrinthe des rues, tout reflète peu à peu les 51 manières de reporter l’amour à plus tard, 51 textes écrits par le journaliste –lettres qu’il renonce bien vite à envoyer à la jeune femme puisqu’elle n’a pas répondu aux toutes premières– qui forment une sorte de jeu de cartes dont la cinquante-deuxième est peut-être la dame de cœur, la protagoniste elle-même. À ces 51 lettres répondent les 51 films auxquels cette dernière a collaboré entre leur première rencontre et leurs retrouvailles. Alors que ce moment approche, c’est probablement l’air de 50 ways to leave your lover qui s’insinue entre les lignes…
Repoussant sans cesse la concrétisation d’un profond désir, renforçant page après page la présence de l’absente, le narrateur nous entraîne parallèlement à travers la singularité et le passé orageux du Pays basque, cette contrée où langue et état d’esprit ne manquent pas de déstabiliser le visiteur venu des terres septentrionales.
Çà et là, le lecteur familier de la poésie d’Erik Lindner relèvera des allusions à certains de ses vers (La tramontane, l’acédie, Charleroi…). Traduits, quelques-uns de ses recueils ont paru en français, en allemand et en anglais.
51 manières de reporter l’amour à plus tard
Il existe un pays qu’on ne trouve sur aucune carte si ce n’est celle que l’on édite dans le pays en question. Dans la langue qu’on y parle, il n’y a pas de mot pour désigner les habitants, uniquement un pour en désigner les locuteurs. Voilà pourquoi le mot qui désigne leur pays veut dire: pays où habitent les locuteurs de la langue. Il s’agit d’une langue sans articles et sans prépositions. Les habitants portent le nom d’une maison, la maison de leur père ou du père de leur père. Peu importe que cette maison existe encore ou non; par leur existence, les gens en font mémoire. Une maison est bien plus qu’un bâtiment, c’est un clan, un empilement de pierres tourné vers l’est afin de saluer le soleil qui se lève. L’État qui s’est entre-temps formé autour de cette maison ou de l’endroit où elle se dressait est d’une nature passagère. La maison se dressait là bien longtemps avant la formation de cet État, son souvenir perdurera quand l’État se trouvera dissout pour une énième fois. De cela, les habitants se chargent par le simple fait de vivre. Tant qu’ils sont à même de parler leur langue et d’observer certains rituels, ils n’ont pas vraiment de quoi s’en faire.
Les gens qui habitent là sont plus grands que les autres Espagnols, ont un thorax plus large, le nez droit, des sourcils hirsutes, une mâchoire prononcée et de longs lobes. Ils ne se sont jamais beaucoup répandus bien qu’ils soient là depuis la transmission de la mémoire. Ils sont du groupe sanguin O-. Dans l’Histoire, la fécondation par O+ a débouché, dans le cadre de certaines expériences durant la guerre, sur un nombre sans précédent de fausses couches, d’enfants mort-nés. On dit que ces gens sont de bons pêcheurs et de bons constructeurs de navires. Voyageurs aussi, notoires bagarreurs, téméraires et aventuriers. Ils connaissent les défilés de montagne. Ils forment un pays sans nation. Ils veulent l’autonomie, pas le séparatisme. Ils ont toléré des royaumes, des empires, des républiques autour d’eux, dans la mesure où on respectait leur langue ainsi que les règles dans lesquelles sont élaborées leurs conditions de vie. Tant qu’un monarque a l’intelligence de leur garantir ces libertés, ils demeurent leurs associés les plus coopératifs, prêt à défendre des intérêts communs. Mais dès qu’on leur impose quelque chose ou qu’on les prive de leur langue, qu’on les force à renoncer à leurs coutumes, une énorme pagaille se propage dans le pays, laquelle n’épargne personne, laquelle perdure jusqu’à ce qu’ils aient recouvert leur souveraineté. (…)
Carmele raconte que le plus difficile dans son métier, c’est de couper délibérément mal les cheveux lorsqu’il s’agit de tourner une scène tempétueuse. Dans une grosse production, il y a une personne attitrée pour coiffer acteurs et actrices et une autre pour les maquiller, mais quant aux films d’art et d’essai pour lesquels on la sollicite toujours plus, c’est la même qui assume les deux tâches. Aussi lui faut-il s’exercer autant que possible. Elle place une chaise au milieu de la pièce, me laisse m’y asseoir, pose une serviette sur mes épaules. Elle a ouvert une bouteille de vin, rempli deux verres qui sont sur le dressoir ; je n’en ai pas avalé plus d’une gorgée. Elle ne cesse de se mouvoir autour de moi, je vois surtout sa taille, son chemisier qui s’écarte un peu de son pantalon quand elle se redresse, la bande de son ventre tout près de moi, ses avant-bras et le coude du bras grâce auquel elle tient les ciseaux à hauteur de mes cheveux. Il se peut que je me sois douché avant de sortir, je vois à présent la salle de bains devant moi en face de la porte de sa chambre à coucher. Alors qu’elle bouge autour de moi ou s’immobilise, je respire son odeur, non celle du matin quand elle se parfume pour aller au travail, mais celle de la nuit, quand nous faisons l’amour, quand nous sommes au lit. C’est une odeur qui tient du salé et du sucré, jamais très prononcée, c’est par ailleurs une odeur que je connais parfaitement, non de près ni dans ma bouche, car Carmele ne me laisse pas la lécher. Pourtant, l’odeur est là en permanence, dans mes narines, je lui donne le nom de la chambre, de la ville, de la contrée, de la musique qui joue de nouveau sans discontinuer et je donne un nom aux journées que j’ai déjà passées ici. C’est une odeur qui tient de Carmen et du caramel, de la sueur du tango et d’une nuance de sucre brûlé. Dans cette fragrance, je vois un chameau s’étirer, peu à peu ses pattes se dégagent de sous son ventre, il les pose sur le sol, le poids se répartit entre les genoux noueux, l’animal se redresse. De la pointe des ciseaux, elle me pique la nuque. À cet endroit précis, elle laissera par la suite un suçon qui masquera les minuscules entailles. (…)
Quand l’océan passe sur la plage puis se retire, il laisse des flaques d’eau salée. Celles-ci se ramifient en de petites rigoles et finissent par confluer. La plage prend l’apparence d’un estran. Les flaques réfléchissent les lumières de la montagne à l’extrémité de la baie, celles des maisons voisines du funiculaire et celles de l’hôtel situé plus haut. Entre elles, les plaques de sable revêtent la forme de cerveaux. La plage est une boîte crânienne décalottée au bord de l’océan.
Imaginons, elle me maquille de façon à ce que je ressemble à celui que j’étais la première fois que je suis venu ici, et se maquille pour revenir à l’âge qu’elle avait à l’époque. Une fois qu’elle a terminé, on se regarde l’un l’autre et soi-même dans le miroir. Ensuite, on sort, elle se poste devant la porte d’entrée, clé dans la main, moi j’attends au coin de la rue, j’attends qu’une voix crie action ! et je me mets alors à courir.
Il se peut que j’aie inventé Carmele. Au fond, elle n’a jamais fait partie de ma vie. Il se peut qu’elle m’ait accepté parce que je n’étais qu’un homme de passage, de même qu’on cueille un touriste pour vivre un éphémère plaisir, sachant qu’il va bientôt repartir. Un épisode bien balisé, aucun lien tissé, rien de durable, un fugace souvenir, rien de plus. Un individu venu des contrées septentrionales comme ceux avec lesquels elle a tourné L’Absence.
Aucun toit de la vieille ville ne ressemble à un autre, si ce n’est que tous sont rouges. Sur la marche devant moi traîne un préservatif déchiré. L’océan s’étend à l’infini. Contrairement à ce que je croyais, la structure mastodonte sur le boulevard n’est pas celle d’un chapiteau, je le vois à présent, il s’agit des deux jambes qui soutiennent une grande roue.
Je dispose de nombreux signes de son existence, et même des éléments de preuve, mais à présent que je suis tout près d’elle, le doute m’envahit malgré tout. N’est-elle pas une invention de mon esprit ? N’ai-je pas fini par me convaincre tout seul de la réalité de cette histoire?
De l’autre côté de la presqu’île, l’océan déverse des vagues dans le canal qui sépare la vieille ville du quartier de Gros, elles roulent sous le premier pont, celui de l’Alameda del Boulevard. Percutant les vagues, le cours d’eau qui passe sous le pont en longeant le canal vient à la rencontre de l’océan. L’écume blanche d’un entrechoquement, eau salée et eau douce, côté terre, côté mer, gicle à proximité du parapet.