Roman hanté, traversé par une imagination flirtant avec le fantastique, Mary de l’autrice néerlandaise Anne Eekhout plonge dans l’univers de Mary Shelley, remonte aux événements qui donneront naissance au chef-d’œuvre de l’écrivaine britannique, Frankenstein ou le Prométhée moderne paru en 1818.
L’écriture d’Anne Eekhout est envoûtante comme les paysages écossais que parcourt la jeune Mary Shelley en compagnie d’une amie, Isabella. Fécondant la réalité biographique par la puissance de la fiction, Anne Eekhout délivre un roman initiatique qui met somptueusement en scène les mystères des landes, l’attrait pour les créatures imaginaires, pour les monstres, la rencontre de Mary Shelley avec le poète Percy Bysshe Shelley qu’elle épousera avant qu’il ne se noie en mer, au large de Viareggio.
© Keke Keukelaar
C’est par le biais de la sensation, d’une exploration de l’inconscient et de la passion que Mary, quatrième livre publié par l’autrice néerlandaise, épouse les alluvions, les expériences fondatrices vécues par Mary Shelley, lesquelles donneront lieu à la création du mythe de Frankenstein.
Deux époques, deux séquences-phares de la vie de Mary Shelley sont évoquées: Dundee en Écosse durant l’année 1812 et Genève, quatre ans plus tard, en 1816. Les linéaments, les tropismes secrets de Mary pour les «monstres», pour l’étrange, le fantastique, Anne Eekhout les ancre dans la rencontre décisive avec les Highlands d’Écosse lorsque le père de Mary, William Godwin, écrivain et théoricien anarchiste, l’envoie en Écosse dans la famille de William Baxter. Événement fondateur: la jeune Mary Shelley s’éveille aux légendes et superstitions des landes, est fascinée par une terre célèbre pour ses sorcières que le pouvoir ne cessa de persécuter. Se recueillant sur la tombe d’une sorcière qui fut condamnée à mourir sur le bûcher, Mary entre en contact avec les créatures invisibles, avec les êtres peuplant les arrière-mondes.
© Wikimedia Commons
Les frontières entre la réalité et le magique, entre le quotidien et le rêve deviennent poreuses. Les frissons de l’amour décuplent les sortilèges des landes, d’une nature sauvage: éblouie, ensorcelée par Isabella, la fille de Walter Baxter, l’adolescente vibre à des émois où le fantastique se mâtine de sensualité, d’érotisme.
L’autre époque-phare, Genève en 1816, nous montre Mary mariée et mère, adepte de l’amour libre, en compagnie de Percy Shelley, de Lord Byron, John Polidori, Claire Clairmont (demi-sœur de Mary), sur les bords du lac Léman et nous emmène dans une traversée des réminiscences de Dundee qui assaillent la future créatrice de Frankenstein.
«Le lendemain matin, elle ne se souvient plus de ses pensées nocturnes, elle s’installe à son bureau et commence. D’abord ce sont des mots isolés. Puis viennent des phrases. Des idées s’accrochent à des souvenirs et tissent une histoire qui pourrait être vraie. Soudain elle se rend compte que ce qu’elle écrit était là depuis longtemps, attendant en trépignant d’impatience et en fissurant le désaveu de sortir de son cocon, et que cette chose est devenue laide, incolore et floue, car elle pensait être immontrable. Cette chose essaie sa voix, écorchée, insistante, elle crie. Mary écrit et la chose acquiert, par secousses, ses couleurs. C’est affreux. Et c’est là».
© Wikipedia
Tout, dans ce roman, est une affaire de possession, de fantômes, de visions, de traversées de la nuit, «[cette] nuit où tout est possible parce qu’elle appartient aux esprits, aux monstres, à toute la sombre réalité intérieure». C’est lors de soirées pluvieuses à Genève en mai 1816 que l’assemblée des poètes se livre à l’invention de récits terrifiants, c’est dans une atmosphère surchauffée par le laudanum et le vin que les prodromes du projet de Frankenstein germent dans l’esprit de Mary Shelley. Assaillie par les souvenirs de Dundee, de l’énigmatique Mr. Booth et de l’irrésistible Isabella, en proie à des accès de mélancolie depuis la mort de sa fille, elle sera visitée par le personnage du monstre Frankenstein lors d’un cauchemar.
Avec virtuosité, une dilection pour l’onirique, plongeant dans les journaux intimes, les carnets de Mary Shelley, Anne Eekhout remonte aux sources, retrace la genèse du mythe de Frankenstein, la manière dont il a pris forme, interroge les nappes de sensations, les déchirements, les désirs défendus, les extases noires qui ont concouru à son avènement. Dans ce récit-gigogne, l’écriture est vécue comme une pratique de sorcellerie, de transe, une aventure où les pulsions inconscientes mènent la danse. Cet abandon à l’imaginaire qu’éprouve Mary Shelley se redouble dans la manière dont Anne Eekhout donne vie à son personnage. Toutes deux lâchent les brides, carburent à la fée Imagination.
«Quelque chose que nous ne pouvions pas nommer, qui était à la fois chagrin, peur et colère indomptable et se cramponnait à présent avec ses aiguillons, nous ensorcelait de l’intérieur, nous rendait plus lourdes, plus intenses, nous retirait brutalement notre enfance, en ce moment, maintenant».
Déployant une palette variée de styles, cette fiction d’une folle inspiration donne à entendre la profonde modernité de Mary Shelley, devenue sous la plume d’Anne Eekhout une héroïne sensuelle, féministe, gothique, éminemment contemporaine. Un livre-monstre, éblouissant, porté par la traduction éblouissante d’une autre «Isabella», Isabelle Rosselin.