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histoire, société

Anne Frank, la vulnérable universalité d’un symbole

Par Marnix Beyen, traduit par Marcel Harmignies
26 avril 2024 12 min. temps de lecture

Anne Frank est devenue le symbole par excellence de la souffrance des Juifs durant la Deuxième Guerre mondiale. L’historien flamand Marnix Beyen décrit le contexte dans lequel cette évolution s’est produite. La figure d’Anne Frank n’est cependant pas restée cantonnée aux années 1940: elle est devenue un symbole universel et intemporel d’innocence et de victimisation, même jusqu’à Gaza. Mais cette dimension est sous pression.

Un homme survit de justesse à son séjour à Auschwitz, mais perd son épouse et ses deux filles. Il partage le sort de millions d’autres Juifs européens. Ce qui va rendre unique l’histoire d’Otto Frank, c’est qu’à son retour chez lui, il trouve le journal que la plus jeune de ses filles a tenu durant les deux ans de leur clandestinité. Plus encore, outre le journal, il en découvre aussi une version remaniée, plus littéraire.

Otto Frank vénère le journal, car il le met directement en contact avec la voix intérieure de sa fille et en contact indirect avec le reste de sa famille, mais, en même temps, il éprouve le besoin intense de partager le récit d’Anne avec le monde. C’est pour lui la chance de faire survivre Anne et les autres membres de sa famille, d’une manière ou d’une autre, de faire en sorte que l’on se souvienne d’eux et qu’ils puissent continuer à signifier quelque chose pour le monde. Il en réalise une nouvelle version combinant le journal original et son adaptation littéraire et la propose à un éditeur. Pour lui, c’est un moyen de continuer à vivre sans sa famille.

Particulièrement depuis la réussite de l’adaptation théâtrale américaine de 1955 et la version cinématographique de 1959, le journal a connu un immense succès et Anne Frank est devenue le symbole universel par excellence de l’innocence et de la souffrance des Juifs. Le journal a été traduit dans plus de soixante-dix langues, les adaptations théâtrales ont été présentées sur les scènes du monde entier, et on reconnaît sur-le-champ le visage souriant d’Anne Frank sur les photos.

L’universalité de ce processus n’a pas empêché la mémoire d’être mise au service des besoins nationaux ou locaux. Même si l’histoire dans son ensemble est restée stable et universellement reconnaissable, des nuances ont pu faire fortement varier la manière de la raconter. Ces variations ont pu concerner aussi bien la victime que le coupable. Se souvient-on d’Anne Frank en premier lieu comme d’un enfant, d’une jeune fille, d’une jeune fille juive? Et a-t-elle été la victime de l’Allemagne nazie ou de n’importe quel régime fasciste ou répressif, du judéocide ou de n’importe quel génocide? Anne Frank ouvre-t-elle une fenêtre sur l’histoire des Pays-Bas, sur l’histoire du judéocide durant la Deuxième Guerre mondiale, sur l’histoire de la violence fasciste, sur l’histoire des génocides à travers les siècles?

Quelques publications néerlandaises récentes accordent autant d’attention à ces processus posthumes de recherche de sens qu’à l’histoire d’Anne Frank elle-même. On trouve cela aussi bien dans un ouvrage académique sous la direction de Martin van Gelderen et Frank van Vree que dans une monographie plus tournée vers la vulgarisation, due à Ronald Leopold, directeur de la Fondation Anne Frank. Les deux publications s’attardent sur les discussions critiques relatives à l’héritage d’Anne Frank. Globalement existent deux débats majeurs. Le premier concerne les causes, le second les effets du succès d’Anne Frank en tant que symbole à portée mondiale. J’emploie ici le terme «succès» avec la réserve nécessaire et pleinement conscient qu’il puisse être perçu comme cynique dans un texte concernant une jeune fille de quinze ans arrachée à la vie de la manière la plus atroce. Il ne se rapporte qu’au processus de création de l’image, pas à la vie d’Anne Frank elle-même.

Les causes du succès

Il est difficile de nier que l’histoire d’Anne Frank possède un certain nombre d’ingrédients intrinsèques qui rendent compréhensible son immense attrait: l’authenticité du journal en tant que genre, la jeunesse et le talent littéraire naissant de l’autrice qui affiche sur presque toutes les photos un sourire irrésistible, la combinaison du quotidien et de l’exceptionnel qui se dégage du journal, le contraste entre l’espoir de la libération et l’implacable cruauté de l’arrestation, l’opposition saisissante entre le bien et le mal qui parcourt le récit comme un fil conducteur, l’énigme non résolue de la découverte du secret de la cachette.

Pourtant, il est également évident que ces éléments n’ont pu prospérer en phénomène médiatique que parce qu’ils avaient été coulés dans un contexte spécifique, par un groupe de personnes spécifique, dans un moule spécifique. Dans cette conjugaison, les efforts déjà évoqués d’Otto Frank pour partager l’héritage de sa fille avec le monde ont naturellement été cruciaux. Mais il n’aurait pu atteindre ce but que dans une bien moindre mesure si un certain nombre de metteurs en scène américains de cinéma et de théâtre ne s’étaient emparés du sujet. Dans ce contexte de début de la Guerre froide, la culture des États-Unis en Europe occidentale était plus dominante que jamais. Sitôt admis dans cette culture, le récit d’Anne Frank a pu se répandre dans de vastes parties du monde.

En cela, ce récit diffère des histoires consignées par d’autres jeunes filles ou jeunes femmes juives dans leur journal durant l’occupation. Dans l’ouvrage de Frank van Vree et Martin van Gelderen, plusieurs de ces journaux sont évoqués, mais aucun n’a atteint la notoriété de celui d’Anne Frank. C’est qu’aucun de ces journaux n’a été magnifié de la même manière par les leaders culturels américains, même si le journal de l’étudiante parisienne Hélène Berr en avait certainement le potentiel. Nombre de critiques ont remarqué à juste titre que l’américanisation du symbole Anne Frank a provoqué une certaine banalisation, mais a en même temps permis à des millions de lecteurs et lectrices de découvrir le journal original.

L’image d'Anne Frank qui, venant d’Allemagne, avait trouvé refuge aux Pays-Bas et était devenue là la victime de la police national-socialiste cadrait bien avec cette image des Pays-Bas innocents

Pour tenter de comprendre le succès de l’icône Anne Frank, on a accordé peu d’attention au fait que la majeure partie de sa vie s’est déroulée aux Pays-Bas. Au moment où ont commencé l’américanisation et donc aussi l’internationalisation de sa mémoire, l’histoire de la guerre était encore, pour les Pays-Bas, surtout liée aux notions d’héroïsme et de victimisation. On prêtait moins d’importance au fait qu’une part importante de la population et des autorités avait collaboré, et une vision postcoloniale de la guerre d’indépendance de l’Indonésie était encore extrêmement marginale.

L’image de l’innocente Anne Frank qui, venant d’Allemagne, avait trouvé refuge aux Pays-Bas et était devenue là la victime de la police national-socialiste cadrait bien avec cette image des Pays-Bas innocents. C’est à peine si on a dirigé les projecteurs sur les deux agents néerlandais ayant procédé à l’arrestation -et moins encore sur le plus large système de collaboration administrative et policière dont ils faisaient partie. Même lorsque, dans les années 1960 et 1970, le massacre à grande échelle de la population juive des Pays-Bas est devenu de plus en plus évident dans une perspective comparative en Europe occidentale, l’image d’Anne Frank semble n’avoir guère été modifiée par la culpabilité. Il semble même que le puissant symbole d’innocence et de victimisation qu’Anne Frank était devenue entre-temps ait tenu, dans une certaine mesure, les responsables néerlandais à l’écart.

Dans le Canon van Nederland (Canon des Pays-Bas), une liste de cinquante thèmes qui résument chronologiquement l’histoire des Pays-Bas, c’est Anne Frank -et non les coupables ou complices néerlandais- qui constitue aujourd’hui la «fenêtre» sur la persécution des Juifs. Il semble bien que ce soit aussi grâce à elle que la puissante conscience nationale n’ait guère été affectée par les révélations affligeantes des années 1960 et suivantes. À l’inverse, il est sans doute tout aussi vrai que l’icône Anne Frank a pu se maintenir parce qu’elle venait de se développer dans un pays à la conscience nationale à peine contestée.

Il semble judicieux de se demander ce qui se serait produit si le même journal avait été écrit par une jeune fille juive en Belgique. Il y a de grandes chances que l’image entourant ce journal- exactement comme toute la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale en Belgique- aurait volé en éclats. Non seulement la langue du journal aurait limité l’accès du public, mais il aurait probablement déclenché une bataille politique entre héritiers de la résistance et de la collaboration. Les références aux coupables et à leurs partisans auraient été utilisées pour discréditer le mouvement politique dont ils avaient fait partie, tandis que ce mouvement -en tout cas s’il s’agissait du nationalisme flamand – se serait épuisé à minimiser leur collaboration avec le national-socialisme. Dans un tel climat, il restait peu de place pour donner un visage et un nom aux victimes de la persécution des Juifs.

Cela n’a été réalisé que ces dernières années grâce, entre autres, à une série télévisée comme De kinderen van de Holocaust (Les Enfants de l’Holocauste). Mais, aujourd’hui encore, le nom d’Anne Frank demeure pour les Belges aussi un symbole plus reconnaissable que celui des nombreuses victimes ou survivants du judéocide dans leur propre pays. Cela s’est manifesté entre autres lorsque la municipalité de la commune flamande de Lanaken a dû chercher un nouveau nom pour la rue qui portait encore celui du collaborateur notoire Cyriel Verschaeve et que son choix s’est porté, comme par évidence, sur celui d’Anne Frank.

Les effets du succès

Outre les explications relatives à la formation réussie d’une image autour d’Anne Frank, les effets de celle-ci nécessitent également des réflexions critiques. Anne Frank ainsi représentée n’éclipse-t-elle pas la mémoire d’autres victimes du judéocide? Son récit, qui se termine avant la déportation vers Auschwitz, ne donne-t-il pas une image trop édulcorée de la réalité du meurtre des Juifs? N’a-t-il pas contribué à la formation d’une image trop passive du peuple juif et n’aurait-il pas été préférable de porter l’attention sur des gens qui s’étaient activement opposés à l’occupant allemand?

Une question encore plus sensible est de savoir si le succès remporté par la mémoire d’Anne Frank n’a pas contribué à une exagération du caractère unique du judéocide et ainsi à garder d’autres génocides hors du champ de vue. Cette mémoire a-t-elle -grâce, en partie, à l’américanisation de sa légende- tant investi l’espace symbolique qu’il est devenu pratiquement impossible de développer des icônes aussi puissantes autour d’autres génocides? Certes, des milliers d’enfants innocents sont morts durant les génocides des Hereros, des Arméniens, des Tutsis, des Bosniaques et bien d’autres, cependant aucun n’a développé un symbole aussi mondialement reconnaissable qu’Anne Frank. Mais cela contribue-t-il à ce que ces génocides demeurent sous-exposés? Ou bien, au contraire, la relation avec Anne Frank peut-elle contribuer à ce que ces drames, eux aussi, continuent à retenir l’attention et soient reconnus comme génocides?

Cette dernière position rejoint en tout cas celle que le chercheur américain en littérature Michael Rothberg défend dans ses écrits sur ce qu’il nomme la «mémoire multidirectionnelle». Son point de départ est que la mémoire collective n’est pas un «jeu à somme nulle» où le souvenir d’une souffrance supplante celui d’autres traumatismes, mais qu’ils peuvent au contraire se renforcer et s’enrichir mutuellement -si du moins ils respectent l’individualité de chacun. Ce potentiel est pleinement reconnu par la Fondation Anne Frank elle-même qui collabore, entre autres, avec le War Childhood Museum de Sarajevo et organise des expositions itinérantes au Rwanda.

Il n’est pas rare que d’autres organisations voulant maintenir la mémoire d’autres génocides fassent appel au souvenir d’Anne Frank afin de donner une visibilité supplémentaire à leur message. C’est ainsi que l’International Coalition of Sites of Conscience a diffusé en 2020, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire du génocide de Srebrenica, une photo du photographe bosniaque Tarik Samarah sur laquelle une mère de Srebrenica contemple, à la maison d’Anne Frank, une photo des deux sœurs Frank à la plage.

Cependant reste la question légitime de savoir s’il ne serait pas judicieux de développer autour de ces autres génocides des symboles comparables qui pourraient sortir de l’ombre d’Anne Frank. Le War Childhood Museum déjà mentionné possède des dizaines de témoignages et d’objets bouleversants de victimes du génocide bosniaque de 1992-1995. Le compte X SniperAlley.photo raconte au quotidien la courte histoire de tous les enfants qui sont morts durant les quatre années du siège de Sarajevo. Si l’histoire de l’un de ces enfants était portée à l’écran par un grand réalisateur de Hollywood, le monde deviendrait peut-être un peu plus sensible à la situation précaire qui est, aujourd’hui encore, celle des musulmans bosniaques.

Michael Rothberg a illustré le fonctionnement multidirectionnel de la mémoire collective, notamment à l’aide de cette autre image de l’innocence juive durant la Deuxième Guerre mondiale: le garçon qui lève les mains en l’air après avoir été arrêté dans le ghetto de Varsovie. Déjà en 2011 Rothberg décrivait comment cette image était exploitée particulièrement pour dénoncer la politique israélienne à Gaza -non pas pour assimiler l’une à l’autre les deux situations, mais pour mettre en lumière l’universalité de la souffrance des enfants dans des contextes de guerre et de répression.

Anne Frank a également été utilisée d’une façon comparable pour exprimer la solidarité avec le peuple palestinien. En 2006 déjà, un portrait d’elle portant un foulard palestinien était apparu dans les rues d’Amsterdam. Ronald Leopold en a fait figurer une photo dans son livre, en notant sobrement que l’artiste ne voulait pas offenser par ce geste, mais juste contribuer à la réconciliation. Entre le moment où Ronald Leopold écrivait ces mots et celui où son livre sortit des presses, le Hamas avait perpétré une attaque horrible sur des établissements israéliens et le gouvernement Netanyahou avait réagi par des actions de représailles impitoyables sur la population civile de Gaza.

Le 13 novembre, la journaliste turque Hilal Kaplan a écrit comment elle accueillait Echoes of Anne Frank à Gaza: «Bon, comme je lis une grande partie de ce qu’écrivent ici les Gazaouis, sans savoir s’ils survivront à la nuit et sachant que, cette fois-ci, l’horreur vient de ceux qui ont capitalisé sur la misère de millions de personnes, semblable à l’épreuve d’Anne, je suis submergée par une profonde sensation de nausée». Deux jours plus tard, sur le site Internet de la Fondation Anne Frank, Ronald Leopold adoptait une position choquée contre le slogan «De la rivière à la mer» qu’il entendait scander lors de défilés pro-palestiniens. Il serait intéressant de savoir si, dans ce contexte, il aurait pris ses distances par rapport à la récupération d’Anne Frank pour la cause palestinienne.

L’universalité d’Anne Frank en tant que symbole d’innocence semble déjà, dans le contexte actuel, être plus que jamais sous pression. Doit-elle ne pas être trop débarrassée de son historicité pour pouvoir continuer à remplir ce rôle? Dans la réalité historique, elle était en effet une jeune fille juive dont la famille était à la recherche d’une vie en sécurité et avait également dans ce contexte un contact étroit avec les milieux sionistes. Peut-elle alors vraiment être utilisée comme symbole pour un combat à la tête duquel il y a un mouvement qui nie ouvertement l’existence d’Israël et qui porte la responsabilité de la mort de plus d’un millier de civils juifs innocents? Ou bien faut-il d’abord retenir l’innocence qu’elle partage avec les milliers d’enfants de Gaza, livrés sans défense à un gouvernement vindicatif dans lequel les voix génocidaires dominent?

La sortie de ce dilemme réside probablement dans la lecture (renouvelée) des journaux d’Anne Frank eux-mêmes, et d’autres textes laissés par des victimes impuissantes de violences dans le monde entier. Ils peuvent nous montrer le chemin vers une humanité partagée qui menace précisément de se perdre dans des champs de bataille enflammés par des symboles.

Marnix Beyen

Marnix Beyen

Professeur attaché au département d’histoire de l’Universiteit Antwerpen.

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