Anne-Mie Van Kerckhoven: la révolte artistique comme libération
Au fil d’un demi-siècle, Anne-Mie Van Kerckhoven a érigé une œuvre non seulement imposante, colorée et futuriste, mais aussi –et surtout– multicouche, féministe et résolument critique de la société. Avec l’aide de logiciels modernes, son travail a encore gagné en subtilité au cours des dernières années.
L’artiste plasticienne Anne-Mie Van Kerckhoven (née à Anvers en 1951), qui signe très tôt ses œuvres du nom –neutre– d’AMVK, occupe une place singulière parmi les artistes internationaux de sa génération, véritable pionnière de l’art informatique et médiatique dès la fin des années 1970, bien avant que la commercialisation des premiers ordinateurs personnels, à une époque où l’intelligence artificielle n’occupait qu’une poignée de personnes.
Ses expérimentations multimédias menées depuis 1970 ont façonné une pensée qui lui est propre, et qui est entièrement mise au service d’un projet artistique particulièrement ambitieux: celui d’acquérir une compréhension de tous les aspects de l’existence spirituelle (l’âme) et humaine (féminine).
Fin mars 2022, Van Kerckhoven s’est vu décerner le titre de docteur honoris causa par l’université d’Anvers pour «la portée visionnaire avec laquelle elle unit l’art et la science dans son travail». Ces dernières années, les grandes expositions rétrospectives se sont succédé tant sur la scène nationale qu’internationale. Récemment, sa galerie mère anversoise, la Zeno X Gallery, a apporté sa pierre à l’édifice pour marquer un double jubilé: les quarante ans d’existence de la galerie et les quarante ans de sa collaboration avec l’artiste.
© Peter Cox / Zeno X Gallery, Anvers
L’occasion était ainsi donnée d’une rétrospective et de la publication d’un livre sur leur collaboration fructueuse. Le volumineux et élégant ouvrage retrace une chronologie visuelle des expositions de l’artiste dans la galerie, complétée par des expositions organisées dans d’importants musées et institutions internationales, ainsi que par des critiques parues dans des revues spécialisées internationales. Il s’agit d’un document historique intéressant sur la construction progressive d’une carrière fructueuse et la collaboration entre une galerie et une artiste féminine dans un contexte artistique international qui était alors fortement dominé par les hommes et axé sur le marché.
Le livre donne également un aperçu chronologique de l’évolution de son œuvre aux vastes ramifications et de ses thématiques centrales.
Le travail d’AMVK pose une réflexion critique et lucide sur l’existence humaine à l’époque actuelle, dans laquelle les sexospécificités (les rôles assignés aux genres), les avancées technologiques de pointe et la perception jouent un rôle dominant.
Son non-conformisme, sa marche à contre-courant, sa force d’imagination effrénée et son utilisation non conventionnelle de différentes disciplines artistiques et de matériaux divers font d’elle un modèle pour les générations actuelles et futures d’artistes et de penseurs.
Un projet émancipatoire
La pratique artistique multidisciplinaire d’Anne-Mie Van Kerckhoven est caractérisée par la superposition des genres. Si ses premières disciplines ont été le dessin et le graphisme, elle s’est vite mise à la peinture, à l’écriture, à la musique, à la performance et aux installations artistiques, à la vidéo et à l’art numérique. C’est dans le dessin et le graphisme, surtout, qu’elle travaille de manière explosive et stimulante, en combinant des techniques analogiques et numériques et en utilisant autant des matériaux classiques que des matières synthétiques inhabituelles de son époque. Ses préférences vont ainsi au plastique, au plexiglas, au PVC et au film transparent –qui est pour elle une métaphore de la malléabilité de la vie.
Pour mieux situer l’ambition de son projet, il faut se replonger dans les années de formation de sa génération. Dans la seconde moitié des années 1970, Anne-Mie Van Kerckhoven suit une formation en graphisme publicitaire à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers (KASK). À cette époque, le mouvement hippie connait ses dernières heures et un contre-mouvement sombre et militant naît: le punk. En Europe occidentale, le début des années 1980 voit le mouvement punk évoluer en différents mouvements post-punk, dont le plus important est la mouvance industrielle –caractérisée par l’art des machines et la musique industrielle. Club Moral, le groupe de noise expérimental créé en 1981 par AMVK et son mari Danny Devos, s’inscrit dans cette sous-culture. Club Moral publie la revue Force Mental à partir de 1982 et organise de multiples événements à Anvers jusqu’en 1993. L’atmosphère underground sombre, qui se manifeste dans ses premiers travaux par un goût effréné de l’expérimentation, un anticonformisme certain et un humour incisif, définirait fortement le caractère de la suite de son œuvre.
Après ses années d’académie, elle devient également penseuse en étudiant, en autodidacte, la philosophie, la théologie et les sciences. Elle se constitue une gigantesque bibliothèque d’ouvrages (scientifiques) restés dans l’histoire culturelle –des œuvres du Marquis de Sade, de Marguerite Porète, de Giordano Bruno, d’Ignace de Loyola, de Charles Fourier, de Friedrich Nietzsche ou encore de Sigmund Freud– et de livres pseudoscientifiques sur le sexe et la société, les savoirs secrets, la numérologie et les théories du complot. Par son travail, elle entre en dialogue avec diverses âmes sœurs de pensée, généralement en alliant image et texte.
AMVK entretient également des collaborations de longue date avec des scientifiques contemporains, tels que le professeur de sciences informatiques Luc Steels, au sein de l’Artificial Intelligence Laboratory de la Vrije Universiteit Brussel (VUB), où elle est artiste en résidence de 1981 à 1988. Elle égaie ainsi son jargon théorique par des interventions visuelles et auditives et des animations informatiques.
Le cadre domestique redessiné
Le travail d’AMVK remet radicalement en question les conventions sociales imposées et les structures de pensée linguistiques, scientifiques et religieuses. Elle le fait principalement en associant l’archétype de la figure féminine dans la culture visuelle à des éléments tirés de la symbolique des nombres et des couleurs, ou à des textes issus de traités scientifiques. Ainsi, elle fait émerger, de manière subtile, des rôles et des mécanismes de pouvoir sous-jacents dans la société. Par des interventions artistiques, AMVK parvient à corriger ou à ajuster l’image univoque de la femme pour lui conférer un nouvel équilibre, ce qui produit un effet libérateur sur le cerveau (féminin).
© Peter Cox / Zeno X Gallery, Anvers
Ses travaux à connotation explicitement sexuelle expriment une recherche de l’identité féminine, de la sexualité mentale et physique de l’être complexe et créatif. Elle prend comme point de départ son propre déchirement intérieur et son univers d’expériences. Par son art, elle recherche une sorte d’état primal: une situation à laquelle, selon elle, toute personne aspire inconsciemment, une situation dans laquelle l’être humain vit en paix avec lui-même et son environnement.
AMVK remet en question l’intimité du contexte domestique comme lieu par excellence d’affection et de sécurité, mais aussi de valeurs familiales et de rôles dogmatiques
On retrouve dans son travail de nombreuses représentations d’une femme dans un cadre domestique. Ces figures viennent interroger l’image archétypale de la femme, qui, dans notre culture occidentale, a longtemps été reléguée au logis pour y assumer les tâches ménagères et prendre soin de la famille. Cette image, AMVK ne s’y reconnaît pas du tout. Dans son propre souvenir, le contexte domestique était en effet associé à tout autre chose. Pendant son enfance et son adolescence, elle a passé beaucoup de temps dans le château de ses parents, qui travaillaient dur et exploitaient là une salle de fêtes en plus d’un hôtel. Dans l’intimité de la maison familiale, où des hôtes inconnus séjournaient temporairement, sa pensée s’est radicalisée, et elle-même s’est isolée socialement. Aussi, dans son univers idiosyncrasique, AMVK remet en question l’intimité du contexte domestique comme lieu par excellence d’affection et de sécurité, mais aussi de valeurs familiales et de rôles dogmatiques.
Dans l’œuvre clé Belgisch Spleen 1993: Alle grond is weg onder de voeten (Bezwering van een verhuisdepressie) une installation vidéo, on peut voir comment elle vit les émotions oppressantes qu’elle ressentait dans la maison familiale. Un petit bureau d’enfant est accroché au mur, avec une chaise, un portrait d’enfant et une vidéo de jambes faisant des va-et-vient agités. Ce sont des images d’un déménagement où la mélancolie se mêle à ses sentiments de libération.
© AMVK / M HKA, Anvers
Il n’est guère étonnant, dès lors, que l’atelier/espace de vie de sa maison de maître, contrairement à l’intérieur de la maison familiale, soit devenu une sorte de refuge. Elle y pratique l’expansion de conscience, et fait pénétrer le monde extérieur par divers canaux (livres, vidéos, internet). Outre le crayon, qui consigne très directement ses flux de pensée, l’ordinateur offre la plus importante échappatoire. L’un et l’autre lui permettent de relier différentes réalités, et ainsi d’agrandir son univers. Les nouvelles technologies (de réalité virtuelle et de réalité augmentée) lui donnent également des ailes: elle s’en aide pour ouvrir de nouvelles perspectives, élargir la conscience. Elles offrent un remède contre l’enlisement ou la stagnation.
Chacune de ses productions peut donc être considérée comme un effort de libération. Chacune naît d’un profond désir de façonner elle-même la totalité de sa vie et de ne pas se soumettre à l’un ou l’autre système restrictif.
Des dimensions qui s’effacent
À partir des années 1990, le collage et le montage deviennent ses instruments de prédilection. Elle crée des intérieurs imaginaires à l’ordinateur. La série en quatre parties Filosofenkamers (1999), par exemple, consiste en des collages photo numériques dans lesquels elle associe un portrait d’elle-même au nom d’un philosophe des Lumières (Descartes, Spinoza, etc.), avec en arrière-plan un intérieur agréable du palais de Potsdam. L’autoportrait d’AMVK en étudiante d’académie évoque l’image archétypale de la nature féminine sauvage, indomptable. Il contraste fortement avec le cadre de pensée rationnel auquel invite Descartes. De façon incisive et ironique, cette image met en relief la position difficile de la femme libre-penseuse au siècle des Lumières, lorsque la posture scientifique et l’approche intellectuelle deviennent les modèles de pensée dominants en Occident.
© AMVK / M HKA, Anvers
Dans le film d’animation par ordinateur A-X+B=12 (2020), AMVK imbrique 76 dessins d’intérieurs animés au moyen d’opérations numériques intenses. Les dessins recouvrent pratiquement toute la vie active de l’artiste, de 1977 à 2020. Il s’agit d’une œuvre fascinante et rythmique qui entraîne le spectateur dans un long voyage où défilent les intérieurs et les dimensions temporelles et où les corps, les objets et les abstractions bougent de façon interconnectée. A-X + B=12 est une œuvre d’art totale qui condense toutes les formes d’expression artistique que pratique AMVK, y compris ses explorations musicales, et qui renferme toutes les dimensions temporelles (A = le passé, X = le présent, B = le futur).
À propos de la structure du film, AMVK dit ceci: «Les dessins sont répartis en douze points de force, qui décrivent l’incarnation de l’esprit dans l’être.»
Des nus puissants et vibrants
Les femmes nues ou partiellement dénudées forment un motif récurrent dans l’œuvre d’AMVK. Son langage graphique formel renvoie à la culture visuelle populaire (bandes dessinées, revues érotiques, etc.), dégageant ainsi une image de la femme qui s’écarte fortement du nu traditionnel de l’art occidental. L’esthétique raffinée et sensuelle laisse place à des nus puissants et vibrants qui expriment la vitalité et la fertilité. Cette image de la femme est déjà très présente dans ses travaux précoces des années 1980, dominés par une esthétique de la machine futuriste, expressive et crue. Un exemple en est le monumental collage de sérigraphies peint sur PVC Atman/Wombman (1988), une héroïne de bande dessinée à forte poitrine peinte en vert vif, qui dégage une impression de désir et de superpouvoirs. Elle est assurée et séduisante, à la fois démoniaque et mystérieuse. Les contrastes de couleurs stridentes et industrielles (orange fluo et vert acide) et les matériaux froids (synthétique et métal) renforcent l’esthétique de la machine.
© Peter Cox / Zeno X Gallery, Anvers
Depuis ses années d’académie, AMVK dessine des femmes (à moitié) nues en réaction à l’environnement bourgeois hypocrite dans lequel elle a grandi. Elle conservait dans une base de données des images de pinups issues de revues érotiques datant d’avant la révolution sexuelle. Elle aime travailler sur des pinups de cette période pour les significations sous-jacentes qu’elles renferment: elles en disent long sur les rôles sociaux et les désirs secrets des hommes. Depuis des décennies, AMVK transforme ces pinups à l’aide d’images et de textes puisés d’autres sources.
En 1998, elle adopte l’alter ego HeadNurse, une infirmière en chef qui se soigne d’abord elle-même et veut ensuite modifier la société par son art. Sous cette casquette, elle dirige le projet HeadNurse (1995-2005), un projet de grande envergure ayant pour thèmes centraux les différences entre les sexes, la technologie et la perception. Dans le cadre de ce projet, elle commence à transformer les pinups d’une manière plus systématique en plusieurs parties successives, sous des titres tels que Morele herbewapening, HeadNurse, How reliable is the brain?
© AMVK
Dans Morele herbewapening, elle associe 96 images de femmes existantes tirées de sa base de données à 96 concepts du monde de l’intelligence artificielle sur l’auto-organisation interne, la thermodynamique et la représentation cognitive. Chaque femme est une nouvelle machine de sens en mouvement. Grâce aux possibilités de l’informatique et d’internet, elle crée et mélange à loisir différentes réalités (virtuelles). Elle crée des systèmes, s’y niche puis en ressort. Il n’y a pas de compositions fixes, seulement des structures flexibles.
Mais comment parvient-elle à faire fonctionner ces structures flexibles dans le cadre d’une exposition? Il n’est guère étonnant qu’elle doive pour cela transformer en profondeur l’architecture muséale existante, car il n’existe dans sa tête aucune disposition statique: toutes sont dynamiques. C’est pourquoi elle conçoit, en fonction de l’espace, une scénographie propre à chaque exposition. Dans le cas de HeadNurse, il s’agit d’une structure flexible en lattes et des panneaux métalliques. Les images de femmes et les textes y sont fixés à l’aide d’aimants, et peuvent changer de place tout aussi facilement que des images peuvent faire des sauts dans notre tête.
Corriger l’image distordue de la femme
AMVK a réalisé, au cours des vingt dernières années, de nombreux autres collages photo de pinups. Pour son dernier cycle de femmes, entamé en 2017, elle utilise une nouvelle fois comme point de départ des pages scannées de revues érotiques qu’elle manipule ensuite numériquement. Elle dédouble, ou reproduit en miroir, les protagonistes féminines et leur ajoute des éléments ayant trait aux questions qui l’occupent au moment de la création. S’y retrouvent les thèmes de l’abus de pouvoir, de la séduction et de la manipulation. Par ailleurs, on note qu’outre ses techniques graphiques familières, telles que la sérigraphie, elle manie de plus en plus habilement des logiciels informatiques, et utilise à nouveau des matériaux très divers, ce qui lui permet d’intégrer davantage de couches et d’atteindre une plus grande subtilité dans son travail.
© Peter Cox / Zeno X Gallery, Anvers
Depuis le début de 2021, elle travaille également avec des séries de mots qu’elle a soudain commencé à recevoir de son serveur de courrier électronique. Les mots étaient assemblés par séries de trois par un algorithme, et ces combinaisons de mots incantatoires constituent désormais les titres de travaux récents tels que Premiere Celu Garnitures (2021) et Lacaztro Onnet Copeau (2021). Le titre énigmatique de sa récente exposition solo chez Zeno X, Placenta Saturnine Bercail, provient aussi de cette série, d’après le texte de la galerie. Mais celui-ci a tout de même une signification particulière pour elle. Placenta signifie: «Tout le travail que je produis part de mon utérus.» Saturnine: « Saturne est la planète de l’artiste.» Et Bercail: «Un synonyme ancien de bergerie. C’est ainsi que je vois le sentiment de sécurité que donne le rattachement à une galerie mère.»
La galerie a principalement mis l’accent, dans l’exposition solo, sur la thématique centrale d’AMVK: l’image complexe de la femme. L’artiste a en effet créé des centaines de figures féminines complexes comme contrepoids à l’image distordue de la femme qui prévaut dans la culture populaire visuelle qui nous entoure. L’œuvre particulière d’AMVK peut donc être décrite comme un hommage à la nature féminine indomptée, à la fois énergique et sage, à la fois sainte, sensuelle et démoniaque, mais surtout animée d’une formidable force créatrice.