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littérature, pays-bas français compte rendu

Annie Degroote sort des oubliettes de l’Histoire les colons wallons et flamands au Nouveau Monde

26 août 2024 5 min. temps de lecture

Annie Degroote offre avec La Messagère du Nouveau Monde un roman d’une envergure géographique plus vaste qu’à l’accoutumée, mais toujours enraciné dans sa Flandre natale. Elle nous livre en outre un pan d’histoire méconnue et un portrait de femme farouchement indépendante en la personne d’Angela Daredeville, digne petite-fille de Loup, déjà présent dans Des cendres sur nos cœurs.

Récit de migration et d’exil, La Messagère du Nouveau Monde nous emmène dans l’émigration des premiers colons wallons et flamands en Amérique du Nord, dans l’île des Manhattes (Manhattan), selon le projet de Jessé de Forest (1576-1624). Face aux conditions inacceptables de la Virginia Company anglaise, ce visionnaire opiniâtre obtint le soutien de la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales pour mandater la première colonie wallonne. Se portèrent volontaires trente-deux familles aisées (cent-dix individus), aux professions variées, engagées à s’installer pour six ans, porteuses de l’espoir de faire fortune dans le commerce de fourrure de castor.

Le drapier Willem Daredeville, fils de Loup et oncle d’Angela, embarqua en septembre 1624 de Leyde (Leiden), ville universitaire de 50 000 habitants où le peintre Rembrant devenait célèbre en vendant ses tableaux aux bourgeois amateurs de ces «meubles» –il ajoutera le «d» à son prénom une fois installé à Amsterdam. Degroote donne du relief à l’histoire de la famille Daredeville en mentionnant faits et personnages historiques, tels l’exil des réformés en Hollande, traqués par le duc d’Albe et l’Inquisition, les épidémies de peste, l’accession au pouvoir de Cromwell, ou encore la tulpenmanie (fièvre spéculative de la tulipe) qui amène en 1637 le cousin Simon, endetté, à embarquer avec Angela pour le Nouveau Monde et ainsi échapper à la prison.

Treize ans plus tôt y débarqua avec du bétail le Wallon et fils de calvinistes Pierre Minuit (1580-1638). Pour à peine plus qu’un chapeau de castor, il acheta aux Autochtones alors nommés «Indiens» l’île giboyeuse de Mannahatta et devint gouverneur de la colonie. La Nouvelle Amsterdam (l’actuelle New York) naquit le 24 mai 1626. Malgré la charte imposée par la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales d’être «respectueux en toutes les matières des Indiens» et malgré le respect effectivement montré par Minuit (et par l’oncle Willem), les cinquante années couvertes par le roman voient une escalade de la violence exacerbée par le gouverneur suivant, le Hollandais et génocidaire Willem Kieft (1597-1647).

S’opposent deux perspectives diamétralement opposées: «Pour les Indiens, la terre n’appartient pas à l’homme, c’est l’homme qui appartient à la terre. Nul n’est propriétaire», écrit Angela dans son gros journal. Les Autochtones voient l’érection de palissades leur empêchant l’accès à leurs terres ancestrales comme le signe d’intentions malveillantes de la part des colons qui grignotent au fil des ans lesdites terres.

Au gré de la vie d’Angela (elle tente d’échapper aux avances d’un ex-flibustier devenu armateur qui trempe dans le commerce esclavagiste et viole des Indiennes, elle fonde une école, tombe amoureuse du natif Isha), le roman montre l’implantation progressive et la croissance de la colonie dans la ville et l’état de New York actuels: le hameau de Breuckelen (Brooklyn), Breedweg (route du Pain, Broadway), Waal Straat (rue des Wallons, Wall Street), Nieuw Haarlem (Harlem), Wiltwijck (Kingston) et Die Pfalz (New Paltz, d’après la ville rhénane). Les colons, devenus «Hollandais», étaient toujours asservis à la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales dont ils étaient débiteurs de redevances mais dont ils avaient obtenu en 1652 la création d’une municipalité, aux pouvoirs toutefois limités par le gouverneur Pieter Stuyvesant (1612-1676). Lorsque les troupes anglaises arrivèrent, ils ne résistèrent pas. Nieuw Amsterdam devint New York et la Nouvelle-Néerlande cessa d’exister.

«La Messagère du Nouveau Monde» tire sa richesse du savant amalgame entre mémoire personnelle, familiale (toutes deux fictionnelles) et historique

Degroote fait sortir la première colonie wallonne au Nouveau Monde des oubliettes de l’Histoire dans ce récit de transmission qui se déploie sur deux plans narratifs. Un vieux manuscrit épais, rédigé en français, relié de cuir et fermant à clef, sert de fil conducteur et de lien entre les XVIIe et XXIe siècles. Au XVIIe siècle, le lettré Loup Daredeville a consigné dans les pages de ce manuscrit sa conversion du catholicisme au calvinisme et son exil. Il le remet à sa petite-fille Angela afin qu’elle y retranscrive à son tour les méandres de son histoire et de celle de leur famille. Dans le prologue qui se déroule au XXIe siècle, Mohegan, guide autochtone à New Paltz, se le voit remettre par son grand-père sachem. Mo y découvre l’histoire de son aïeule wallonne Angela Daredeville, mère d’Arthur dit Aigle bleu (né de ses amours avec Isham) et le partage avec la visiteuse Billie Dervil, descendante, elle, de la fille aînée d’Angela. (Notons que Degroote jette également un pont personnel par leur visite de la maison d’Abraham Hasbrouck à New Paltz dont les armoiries ornent l’église d’Hazebrouck en Flandre française, d’où elle est native.)

La Messagère du Nouveau Monde tire sa richesse du savant amalgame entre mémoire personnelle, familiale (toutes deux fictionnelles) et historique. À ce propos, Degroote n’omet pas un autre exil, forcé et cruel celui-là, lorsqu’elle fait accoster un autre galion près du voilier qui a amené Angela. En descendent des hommes de couleur, enchaînés, achetés trente florins sur la côte angolaise et revendus vingt fois plus comme esclaves, en dépit de leur statut d’engagés (même statut que les Blancs). Sort alors de l’oubli cette autre colonie, «la première colonie africaine “libre” en Amérique du Nord», les premiers esclaves qui ont servi de zone tampon entre Blancs et natifs et qui jouissent d’un statut préférentiel pour avoir érigé palissades et fortifications.

Toujours par le biais de son héroïne, La Messagère du Nouveau Monde dénonce une société patriarcale qui a exporté ses mœurs et coutumes. Dès sept ans, Angela s’insurgeait contre l’absence de filles à l’Academia (l’université) de Leyde. À quinze ans, elle refusa un mariage arrangé. Elle embarqua presque seule dans une traversée périlleuse où elle se maria (pour échapper au prétendant harceleur). Elle s’éprit et eut un fils d’un Indien et finit par vivre dans sa tribu. Opposée à toute forme d’oppression et d’injustice, engagée à aider autrui, rebelle et libre, féministe trois siècles avant le mouvement, Angela fait de ce roman, qui marque les 400 ans de la colonie wallonne au Nouveau Monde, un roman de notre époque.

Annie Degroote, La Messagère du Nouveau Monde, Paris, Les Presses de la Cité, 2024.

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