Âpre lutte pour l’heure de gloire sur le «Coolsingel»: Sparta Rotterdam et Feyenoord
Feyenoord, le club populaire de Rotterdam qui fut encore finaliste de la Conference League en mai 2022, est connu de pratiquement tous les amateurs de football, et même bien au-delà des Pays-Bas. Pourtant, à l’origine, ce n’est pas Feyenoord, mais le Sparta Rotterdam qui remporta le plus de succès sur les rives de la Meuse. La trajectoire suivie par ces deux équipes est étroitement liée à la grande évolution sociale qui traversa le football très rapidement après son apparition.
1959 fut une année très spéciale pour le club rotterdamois du Sparta. Au soir du titre national, des dizaines de milliers de supporters se rassemblèrent sur le Coolsingel, toutes proportions gardées les Champs-Élysées de la ville portuaire, où les joueurs entamèrent un tour d’honneur. Pour la première fois, le bourgmestre reçut le champion national à l’hôtel de ville. «Nous, à Rotterdam, sommes fiers que ce club renommé de notre ville, à l’histoire illustre, ait décroché cette victoire», déclara-t-il.
© Sparta
Ce sacre du Sparta était un événement très exceptionnel, car un autre club dominait à Rotterdam depuis 1924: Feyenoord, dont le nom est tiré d’un quartier sud de la Nouvelle Meuse. Ses principaux succès, le Sparta les avait surtout décrochés aux débuts du football, alors qu’il n’était encore qu’un sport élitaire.
Le club de l’élite
Fondé en 1888, le Sparta jouait à ses débuts du côté sud de la Meuse, peuplé principalement d’ouvriers, alors que les vrais «Spartiates»
étaient issus des classes sociales les plus élevées, un état de fait qui engendra des tensions. «La jeunesse populaire de la grande ville portuaire entretenait encore à l’époque une haine bien ancrée contre les jeunes des milieux plus aisés», écrivait le journaliste sportif C.J. Groothoff en 1947. «Les rixes étaient monnaie courante, dégénérant souvent en véritables pugilats.» Un an après la création du club, le Sparta reçut l’autorisation de déménager sur l’autre rive du fleuve. «Un soulagement», selon Groothoff.
Ses principaux succès, le Sparta les a surtout décrochés aux temps où le football n’était encore qu’un sport élitaire.
C’est ainsi que le Sparta devint le club de l’élite, comme la plupart des clubs de football de la fin du XIXe siècle et du début du XXe
. Lors de la révolution socialiste manquée de novembre 1918 aux Pays-Bas, certains joueurs endossèrent même un rôle important dans la défense de leur ville. Piet van der Wolk, par exemple, fut remarqué à la gare par un journaliste du Sportblad: «Fusil sur l’épaule, brassard rouge, blanc et bleu autour du bras.»
À cette époque, le meilleur joueur était Bok de Korver, qui évoluait aussi en équipe nationale. Sous sa houlette, le club fut cinq fois champion des Pays-Bas, une époque d’ailleurs baptisée d’ère du Sparta. En tant qu’international, De Korver disputa 31 matchs et gagna deux fois le bronze olympique, en 1908 et 1912. Sa popularité surpassait même celle de la maison royale, comme le découvrit très jeune la princesse Juliana. «Mère», aurait-t-elle dit à la reine Wilhelmina, «nos portraits se retrouvent très souvent dans les journaux, bien plus que ceux des autres gens.» Ce à quoi sa mère répondit: «Non, ma petite Juliana. Il existe une personne dont le portrait apparaît davantage que les nôtres dans la presse. Celui de M. De Korver de Rotterdam.»
L’inauguration du Kasteel (le Château) en 1916 confirma le statut de club phare de la ville. Le Sparta devenait ainsi le premier club des Pays-Bas à posséder son propre stade. Il trônait à l’époque à la tête du football néerlandais.
Le club populaire prend le pouvoir
Fondé en 1908, Feyenoord a toujours eu la réputation d’être un club d’ouvriers portuaires, jusqu’à ce que Jan Oudenaarden et Paul Groenendijk, deux fins connaisseurs de la ville, tirent une conclusion étonnante en 2015: la moitié au moins des tout premiers membres du club étaient des employés de bureau! Ce n’est qu’un an après sa création que les premiers dockers et ouvriers s’y affilièrent, après quoi Feyenoord devint très rapidement un club très attrayant qui rassembla des joueurs et des supporters issus de toutes les couches de la société.
Le rédacteur en chef du journal du club écrivait en 1935: «Chez nous, les docteurs, comptables, étudiants, maîtres en droit ou qui que soit ne seront pas refusés sous prétexte qu’il n’y aurait de la place que pour des ouvriers, même si ce sont eux qui seront les plus nombreux ». Quoi qu’il en soit, le club de Rotterdam-Sud devint rapidement le club du peuple, l’opposé social et sportif du Sparta.
En 1924, Feyenoord remporta pour la première fois le titre de sa division et le quotidien Voorwaarts du parti ouvrier social-démocrate organisa à cette occasion une mise à l’honneur. Il peut sembler bizarre que ce soit un parti politique qui ait pris cette initiative, mais les socialistes se sentaient il y a un petit siècle particulièrement attirés par le club populaire du sud de la ville, de l’autre côté de la Meuse. Ils soulignaient fièrement «l’union de jeunes gars baignant dans la vie populaire rotterdamoise.» En outre, Feyenoord était particulièrement apprécié parmi les classes sociales inférieures. «C’est pourquoi sa victoire nous procure de la joie».
Le parti avait eu la bonne intuition puisque le tour d’honneur depuis la gare de la Delftse Poort jusqu’à l’ancien bâtiment du club sur la Dordtsestraatweg se transforma en une liesse populaire comme Rotterdam n’en avait jamais connu. «Il y eut plusieurs parades de mise à l’honneur, et de différentes sortes, dans le monde du sport à Rotterdam», selon le journaliste de Voorwaarts, «mais jamais je n’avais vu pareille marée humaine s’amasser pour fêter des sportifs comme dimanche.» Les dizaines de milliers de supporters agglutinés le long du parcours donnèrent du fil à retordre à la police.
Feyenoord devint rapidement le club du peuple, l’opposé social et sportif du Sparta
Ce n’était en réalité qu’un avant-goût de la folie qui éclata lorsque Feyenoord remporta aussi la même année le titre national. Nouveau tour d’honneur, organisé cette fois par le club lui-même. Le correspondant du Haagsche Courant ne savait plus où donner de la tête: «Sur le parcours du cortège, qui faisait son entrée triomphale sur le boulevard de Rotterdam, dans la longue file de voitures décorées de drapeaux rouges et blancs et de couronnes sur les capots, pas le moindre policier à l’horizon. Les milliers de participants enthousiastes pouvaient librement grimper sur les marchepieds et les garde-boue, s’accrocher aux capots des voitures. On faisait du sur-place.»
© Nationaal Archief / E. Koch / ANEFO
Ce titre national en 1924 marqua profondément la société rotterdamoise, car le club populaire de Feyenoord mettait ainsi un terme à la domination du club de l’élite. Cette révolution footballistique urbaine symbolisait les bouleversements généraux qui touchaient le football néerlandais à l’époque, causés par l’énorme popularité du ballon rond parmi les hommes qui avaient été mobilisés lors de la Première Guerre mondiale.
Comme les Pays-Bas n’étaient pas impliqués dans les combats, le haut commandement craignait que l’ennui ne pousse les soldats radicalisés à tenter une révolution. Pour éviter de tels événements, des matchs de football furent organisés au sein de l’armée, ce qui fut de loin le premier contact avec ce sport pour la plupart des participants. Après la guerre, les anciens militaires fondèrent ici et là leurs propres clubs, surtout dans les classes sociales inférieures. C’est ainsi que d’activité élitaire le football se mua en un laps de temps relativement court en un sport destiné à l’ensemble du peuple, s’imposant en outre jusque dans les coins les plus reculés du pays. Le Sparta est le club d’avant cette révolution, Feyenoord celui d’après.
Le meilleur d’Europe
Le Sparta ne parvint plus à remporter qu’un seul titre national, en 1959. Au cours de la décennie suivante, Feyenoord rétablit une fois pour toutes l’ordre rotterdamois, avec en point d’orgue son triomphe dans la Coupe d’Europe des clubs champions (le précurseur de la Champions League) en 1970.
Un an plus tôt, l’Ajax était devenu le premier club néerlandais à jouer la finale de cette compétition européenne, mais il avait été battu par l’AC Milan. Dans la mémoire collective des Néerlandais, Feyenoord, par sa victoire sur les Écossais du Celtic FC, est le premier club de football batave à avoir remporté le trophée le plus prestigieux.
La fête qui suivit sur le Coolsingel
fut l’occasion de célébrer l’entrée des Pays-Bas dans le cercle des nations majeures du monde du football, avec Rotterdam en porte-drapeau. Plus de cent mille personnes (on parle même du double) ovationnèrent les joueurs de Feyenoord. Un an auparavant, des supporters avaient également envahi ce même Coolsingel pour fêter le titre national, mais ils n’étaient alors que quelques centaines, issus principalement de Rotterdam-Sud.
© Nationaal Archief / R. Mieremet / ANEFO
Cette évolution fulgurante (de quelques centaines à cent à deux cent mille supporters sur le Coolsingel) est symptomatique des changements rapides intervenus à Rotterdam, également dans les rapports entre Feyenoord et le Sparta. En 1969, Feyenoord fêtait un nouveau titre de champion sur le Coolsingel et son statut de meilleur club de football de Rotterdam. Un an plus tard, ses joueurs n’étaient plus seulement les héros de la ville portuaire, mais de l’ensemble des Pays-Bas.
Amsterdam
Dès que l’on parle de football, le parallèle est fait entre Rotterdam et Amsterdam. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’Ajax était un club profondément lié aux quartiers est de la ville et une des nombreuses équipes de la capitale. En 1918, il remporte son premier titre national, fêté avec enthousiasme. Comme ce sera le cas quelques années plus tard à Rotterdam lors du premier titre de Feyenoord, les autorités amstellodamoises seront prises de court par la liesse populaire.
© J. de Nijs / ANEFO
Après 1918, seuls De Volewijckers et le DWS parmi les clubs d’Amsterdam parviendront encore à remporter un titre national, respectivement en 1944 et 1964. Ce qui, bien entendu, était trop peu pour mettre en péril la position de l’Ajax en tant que principal représentant de la ville, tout comme le Sparta ne parvenait plus à ébranler fondamentalement celle de son voisin. Feyenoord devint le club phare de Rotterdam, l’Ajax celui d’Amsterdam, posant ainsi les bases de la plus grande rivalité dans le sport néerlandais. Une rivalité qui s’intensifiera même lorsque l’Ajax et Feyenoord perceront en même temps sur la scène internationale à la fin des années 1960 et au début des années 1970.
Les matchs qui les opposent sont depuis lors qualifiés de Klassiekers
et sont les rencontres les plus marquantes du football néerlandais. Gagner ou perdre est une question qui va bien au-delà de l’intérêt de la ville.