Au bout du tunnel m’attendait l’amour: Ivo Van Hove et la francophonie
Ivo Van Hove, directeur artistique et metteur en scène de l’Internationaal Theater Amsterdam, a obtenu plusieurs prix internationaux. Son nom est souvent associé à celui de David Bowie, dont il a dirigé la comédie musicale Lazarus. Van Hove travaille aussi, avec un égal succès, pour les théâtres francophones. Artiste invité de la Comédie-Française, il a mis en scène Les Damnés dans la cour d’honneur du palais des Papes. Mais il lui a d’abord fallu vaincre certains préjugés.
Je suis né en 1958 et j’ai grandi à une époque où les tensions entre francophones et néerlandophones belges étaient encore plus fortes qu’aujourd’hui. Chaque semaine, le facteur glissait dans la boîte aux lettres familiale la revue flamingante de droite ’t Pallieterke. Je suppose que mes parents votaient pour les nationalistes flamands de la Volksunie. C’était le temps où se nouait le conflit linguistique qui allait culminer deux décennies plus tard dans la commune des Fourons, alors dirigée par l’inflexible José Happart. C’était le temps où la Belgique – à mon grand regret – commençait à se fracturer.
C’était aussi le temps où furent semés les germes préparant la floraison de l’extrême droite. Notre «flamitude» ne nous empêchait pourtant pas de partir chaque année en vacances sur la Côte d’Azur, à Juan-les-Pins. Mais si la France était toute proche – en tout cas, pour les vacances -, la Wallonie demeurait terra incognita. Je me suis rendu plusieurs années plus tard à Liège, où Serge Rangoni m’avait demandé de créer un spectacle avec le Toneelgroep Amsterdam. N’ayant aucune idée de l’itinéraire à emprunter à partir de la capitale néerlandaise, je m’assis au volant de ma voiture et je réglai le GPS. À ma grande surprise, le trajet passait par Ham, mon village natal dans le Limbourg belge. Et, surprise plus grande encore, Liège n’était qu’à une bonne demi-heure de celui-ci. Si ce n’est pas ce qui s’appelle «porter des œillères»!
Histoires d’amour dans les années 1980
Au début des années 1980, j’étudiais les arts dramatiques au RITCS (Royal Institute for Theatre, Cinema and Sound) – qui a pour pendant francophone l’INSAS – à Bruxelles. En Belgique et à Paris, je découvrais progressivement la scène francophone. J’ai alors vécu plusieurs histoires d’amour avec le théâtre de langue française.
Mes premières passions furent Fastes Foules
(1983) et Les Troyennes (1988) de Thierry Salmon et de son collectif L’Ymagier Singulier. Quel choc sensoriel que ce théâtre libéré de la domination du verbe, où le langage du corps avait autant d’importance que celui des mots! Il s’agissait de productions ambitieuses, de grande dimension, qui ne se jouaient pas dans des salles de théâtre, mais dans des hangars d’usine. Jan Versweyveld (qui était déjà, à l’époque, mon compagnon et mon scénographe) et moi avions trouvé une âme sœur. Comme Salmon, nous voulions rompre avec le théâtre bourgeois et poseur qui dominait alors la scène belge. Nous désirions un théâtre urgent, où le corps ait autant d’importance que la voix.
Deuxième histoire d’amour: Philippe Sireuil. Ce fut l’acteur François Beuckelaers qui nous incita à assister à une représentation où il jouait un rôle en français. Alors que Salmon usait de moyens débordant le texte pour développer son langage théâtral, Sireuil choisissait d’en faire le point de départ constant de ses créations. Mais, contrairement aux mises en scène des théâtres officiels, il analysait le texte de façon moderne et veillait à lui donner une traduction théâtrale intègre. Les décors et, surtout, les éclairages devenaient de plus en plus importants. Son théâtre nous parlait d’aujourd’hui, nous interpellait et nous faisait réfléchir.
Salmon est décédé prématurément dans un accident de la route. Dans les années 1990, je tentai de mettre sur pied une production commune avec Sireuil, mais, comme je travaillais de plus en plus aux Pays-Bas, nous finîmes par nous perdre de vue.
Patrice Chéreau
Mes histoires d’amour francophones paraissaient terminées. En fait, c’était le contraire: les deux premières se révélèrent de simples préliminaires de l’histoire numéro trois. Patrice Chéreau est aujourd’hui encore le nom d’un amour qui s’est mué en passion. J’ai adoré et j’adore toujours son œuvre.
Tout commença avec Alex Van Royen, un enseignant de théâtre au RITCS, qui nous parla d’une phénoménale production de L’Anneau du Nibelung à Bayreuth. À l’époque, rien n’intéressait moins les jeunes que l’opéra: une vieillerie complètement dépassée. Pourtant, enthousiasmé par ce qu’il nous disait de Chéreau, je cherchais fiévreusement à me documenter. Les photos et les comptes rendus de ses productions publiés par la revue allemande Theater Heute, ma principale source d’information, me fascinaient. Ses mises en scène de Bernard-Marie Koltès me ravissaient et me bouleversaient. Un monde lugubre, passionnel, presque animal.
© N. Genin
Mon monde. Celui que je voulais voir. Celui que je voulais moi-même créer. L’Homme blessé fut la première de ses œuvres à laquelle j’assistai en tant que spectateur. Pour le jeune gay que j’étais à l’époque, ce film fut un choc. La fougue des acteurs, la vérité des désirs homosexuels, la précision de la mise en scène: jamais je n’avais rien vu de pareil. Jamais un film ou une pièce de théâtre ne m’avait fait ressentir ce que je connaissais si bien.
À Londres, j’ai admiré en 2011 sa création de I Am the Wind de Jon Fosse pour le Young Vic. Dans ce même théâtre, j’allais moi-même diriger une production l’année suivante. J’étais honoré de travailler sur la même scène que mon idole.
L’histoire d’amour avec Chéreau n’allait pas se terminer avec sa mort en 2013, elle se prolonge jusqu’à aujourd’hui. Son œuvre continue à vivre quotidiennement en moi. Il savait comme personne faire de l’entrée en scène d’un personnage une véritable histoire. Par exemple, dans Phèdre, quand le père, incarné par Pascal Grégory, resurgit à Trézène après une longue absence.
Les préjugés sont des poisons mortels.
Un suspense digne d’un thriller. On peut aussi mentionner le retour du vengeur Laërte dans Hamlet ou l’avalanche d’immondices tombant du ciel lors de l’apparition du chœur des prisonniers dans La Maison des morts de Janáček. Sa dernière version de Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès, interprétée par lui-même et Pascal Grégory, est une des trois meilleures représentations que j’aie jamais vues. Pour comprendre ce qu’est la direction théâtrale, il suffit d’étudier cette production. Les environnements sonores, le travail du texte et la mise en scène impeccables; le trouble dévorant des deux personnages et leur passion toujours perceptibles. Un monde empli de désirs et de violence. La perfection!
Vaincre un cauchemar
Trente ans plus tard, l’amour allait de nouveau fondre sur moi.
Pendant plusieurs années, un cauchemar m’a hanté: on m’obligeait tout d’un coup à diriger des acteurs en français, et je m’en montrais incapable.
Ayant étudié le droit pendant quelques années à Anvers, je maîtrisais passivement assez bien la langue, mais j’avais du mal à m’exprimer oralement. Le fait qu’une partie importante des cours et de la littérature était encore rédigée en français m’avait permis d’acquérir un vocabulaire étendu. D’autre part, j’avais bénéficié d’un solide enseignement linguistique pendant mes années d’internat. Mais j’évitais autant que possible de vraiment parler français. Peur de l’échec.
Malgré mes ruses, ce dont j’étais parvenu à me protéger finit pourtant par me rattraper. Luc Bondy et Éric Bart m’invitèrent à mettre en scène Vu du pont d’Arthur Miller dans la salle Berthier de l’Odéon – Théâtre de l’Europe. Ma création de A View from the Bridge à Londres les avait enthousiasmés. Impossible de refuser leur proposition. J’avais assisté dans la salle Berthier à de nombreuses productions de Chéreau. L’Odéon était une scène fantastique dont je suivais les représentations depuis la création du Théâtre de l’Europe par Giorgo Strehler. Je n’avais aucune raison de décliner leur offre. Le rôle principal fut ensuite proposé à Charles Berling. Bref, l’affaire se conclut d’elle-même.
Travailler avec des acteurs français, dans un théâtre français, secondé par Vincent Huguet – l’ancien assistant de Chéreau -, se révéla une expérience fantastique. Un succès total. Sur cette scène dont j’avais d’abord eu très peur, je connus un vrai bonheur.
L’histoire d’amour la plus invraisemblable
La Comédie-Française. Une institution que j’avais fuie comme la peste toute ma vie. À mes yeux, le plus parfait exemple de ce qu’un théâtre ne devait pas être. Poussiéreux et vieillot, figé dans le passé, incapable de la moindre vision d’avenir. Telle m’apparaissait la Comédie-Française. Bref, tout ce à quoi je ne voulais pas ressembler. Je reçus une lettre d’Éric Ruf m’invitant à y monter une pièce. Une lettre! Personne n’invite plus aucun metteur en scène par lettre. J’oubliai donc de répondre. En fait, je n’avais aucune envie d’accepter.
Quelques semaines plus tard, une seconde lettre arriva: le premier courrier se serait-il par hasard perdu? Pourrions-nous discuter d’un projet de spectacle? Cette création, jouée en ouverture du Festival d’Avignon, signerait le retour de la Comédie-Française dans la cour d’honneur, dont elle avait été absente près de vingt-cinq ans. Le silence se fit en moi. J’avais assisté à une des dernières productions du Français à Avignon, le Macbeth mis en scène par Jean-Pierre Vincent. Une représentation assez malheureuse, à mon avis. Mais j’avais admiré l’interprétation d’Hippolyte par Éric Ruf dans la mise en scène de Phèdre par – devinez qui? – Patrice Chéreau.
Diriger un spectacle dans le palais des Papes représentait un défi qu’aucun metteur en scène ne pouvait se permettre de refuser. Ce fut une de mes meilleures expériences d’homme de théâtre.
© J. Versweyveld
Dès la première répétition, je me suis senti à mon aise avec les acteurs et l’équipe de direction. J’avais l’impression d’avoir trouvé un troisième chez-moi en dehors d’Amsterdam et de New York. Notre adaptation du film de Visconti Les Damnés
s’avéra un de nos meilleurs spectacles. Comment avais-je osé penser que ce théâtre était moribond? Morale de l’histoire: les préjugés sont des poisons mortels.