Au-delà des façades de la ville: Bruxelles, l’endroit idéal pour écrire
Lorsque Sulaiman Addonia a déménagé de Londres à Bruxelles, il a eu l’impression de se retrouver à l’époque d’Oliver Twist. Mais, petit à petit, l’auteur anglophone d’origines érythréenne et éthiopienne a changé et sa vision de la ville s’est stratifiée.
En 2009, quand je suis arrivé à Bruxelles après avoir vécu à Londres, j’ai détesté cette ville. J’éprouvais une morosité constante. L’impression d’être dans une ville immuablement encerclée de nuages ne me quittait pas, mon esprit assombri comme ses immeubles. Les promenades, un moyen pour moi d’alléger la pression psychologique, ne me procuraient aucun soulagement. Les différents quartiers de la ville m’apparaissaient comme une réplique identique les uns des autres, multipliant une répétitivité qui amplifiait mon ennui. Cette ville se voilait dans quelque chose de si banal qu’elle me laissait tout à fait sans inspiration.
Bruxelles me semblait enracinée dans l’époque d’Oliver Twist de Charles Dickens. Une ville saupoudrée du mystère de l’ère industrielle.
Aujourd’hui pourtant, plus d’une décennie après mon arrivée, j’aime Bruxelles à tel point qu’en secret, je me considère comme son poète lauréat. Même si je n’écris pas de poèmes, je ne l’ai jamais fait et je ne le ferai probablement jamais, le sentiment d’être un poète, toujours proche de mes émotions, de mes sensations et de mes mots, m’accompagne quand j’arpente ses rues jour et nuit.
Retour à l’ère industrielle
Depuis 2003, j’ai commencé à voir et à vivre tout au travers d’un regard d’écrivain. Mes relations avec les gens et les lieux que j’habite sont en fin de compte définis à travers ce prisme. Et ce qui s’est passé entre les jours où je détestais Bruxelles et mes sentiments actuels pour elle est une histoire qui s’est déroulée de A à Z dans cet esprit d’écrivain.
Londres, avec ses rues, la Tamise, ses canaux et ses parcs, se situait au cœur de ce qui m’a inspiré à écrire mon premier livre et je voulais trouver la même forme d’inspiration à Bruxelles quand je suis arrivé en 2009. Avec le recul, je pense que je voyais Bruxelles avec des yeux de romancier débutant, des yeux plus facilement captivés par les apparences. Des yeux facilement satisfaits dans une ville comme Londres, une ville criarde, exubérante, bruyante, une ville de gratte-ciel de verre éclatant qui transpercent les nuages, une ville toujours couverte de paillettes comme un costume de Michael Jackson, toujours en virée nocturne, toujours sur la piste de danse.
Bruxelles, quant à elle, semblait enracinée dans l’époque d’Oliver Twist de Charles Dickens. Une ville saupoudrée du mystère de l’ère industrielle.
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De fait, Bruxelles était l’inverse de ce dont je pensais avoir besoin à l’époque en tant qu’écrivain. À ce moment-là, j’avais envie de quelque chose de facile à saisir, quelque chose qui me parlait instantanément. Submergé par mes problèmes personnels, je n’avais pas l’énergie de soulever la façade d’une ville et de chercher sous ses couches ce qui la rendait belle et unique afin de trouver l’inspiration à laquelle j’aspirais. Soit une ville devait me montrer quelque chose, soit elle n’avait rien. Je ne parvenais pas à voir plus loin que la surface.
Cette autocritique de mes compétences en tant que personne et en tant qu’artiste peut sembler sévère, mais, en toute honnêteté, je me contentais des choses prosaïques à l’époque. Une ville qui parlait une langue de la banalité me paraissait plus adaptée à mon esprit d’alors. Je ne cherche pas à dire que Londres manque de profondeur, car ce n’est pas le cas. Mais contrairement à Bruxelles, elle a de la superficialité à profusion, source de satisfaction pour ceux qui veulent se baigner à la surface de l’épiderme de leur ville plutôt que de devoir sans cesse plonger dans ses tréfonds pour trouver ce qu’ils aiment en elle.
Façons de sentir et de voir
Souvent, j’associe l’évolution de mes sentiments envers Bruxelles avec mon évolution en tant qu’écrivain. Bruxelles n’a pas changé durant cette période. Moi, oui. Et ma façon de regarder Bruxelles aussi, car j’ai changé ma façon de voir les choses.
Grâce à John Berger et ses théories qu’il présente dans Voir le voir, et grâce à d’autres comme le peintre russe, Vassily Kandinsky, qui a mis en évidence l’importance des «sensations» dans l’art, j’ai compris le rôle que je pouvais jouer dans la modification de ma manière de regarder les choses, y compris une ville comme Bruxelles. Me rendre compte du pouvoir que m’octroie ma vue a été un élément essentiel dans le puzzle de cette relation entre Bruxelles et moi, pour qu’elle s’ouvre et devienne stratifiée.
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J’ai commencé à comprendre et à apprécier Bruxelles lorsque j’ai appris à la voir de manière non linéaire, à l’observer dans toutes ses dimensions. J’ai compris qu’il fallait avoir de la patience pour voir une ville comme Bruxelles, car sa beauté se trouve dans sa profondeur, dans son charme caché derrière la façade grise. Cette prise de conscience est survenue lorsque j’ai laissé Bruxelles me voir dans mes moments les plus vulnérables et créatifs, sombres et exaltés. Plus je m’ouvrais à Bruxelles, plus je lui révélais mes nombreuses facettes, et plus elle me le rendait en retour.
En exposant mon imagination aux merveilles de l’abandon et en confiant mes sentiments à la ville, j’ai découvert que j’ouvrais la voie à un échange humain entre Bruxelles et moi. Bruxelles n’était plus une ville jungle, faite d’immeubles, d’arbres, de routes, d’étangs, de tunnels. À chaque parcelle de ces éléments qui composent Bruxelles, j’ai commencé à découvrir une âme, un passé, une mémoire, une histoire. Bruxelles est devenue un livre. Et une peinture.
Bruxelles, comme une peinture
Quand je visite un musée, ce n’est pas pour passer des heures à aller d’une salle à l’autre, mais pour passer des heures devant un seul tableau. Lorsque j’ai transposé cette attention obsessionnelle à étudier les détails des tableaux aux rues de Bruxelles, la ville a commencé à apparaître tout autre que dans mon imagination.
Consacrer le plus de temps possible à chaque partie de la ville, comme s’il s’agissait d’un tableau, m’a permis de voir Bruxelles dans ses moindres détails.
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Je pourrais parcourir mille fois une rue et découvrir à chaque fois de nouveaux éléments. Et chaque détail et chaque découverte ont provoqué en moi des sensations différentes, éveillé des possibilités différentes qui ont touché différentes parties de mes émotions et tout cela m’a permis ensuite d’interpréter la ville de différentes manières. Cette ville pouvait contenir toute une diversité de personnes, d’ethnies, de religions, de langues, de la même manière que ses rues pouvaient contenir sans effort différents styles architecturaux, du modernisme à l’Art nouveau et au brutalisme.
Je pouvais réimaginer la même rue dans différentes variations, aussi variées que les styles, les pensées, les couleurs et les origines des gens, des bâtiments et des plantes qui y ont élu domicile.
C’est à ce moment-là que cette idée m’est venue: une ville existe dans la réalité, mais aussi comme un reflet dans nos imaginaires. Cette pensée m’a permis de voir Bruxelles non pas comme une entité fixe, mais comme quelque chose dont la forme fluctue en permanence, et ce grâce au rôle que jouent nos observations et nos sensations quand il s’agit de façonner encore et encore la ville vue à travers notre propre lentille.
Ce fut une prise de conscience profonde pour moi et pour ma santé mentale de vivre à Bruxelles, une ville que j’ai longtemps détestée. La vérité était bien plus complexe que je ne l’avais imaginé. Je crois maintenant qu’en tant que citoyen bruxellois, j’ai le pouvoir de donner naissance à une autre forme de «Bruxelles» dans laquelle je peux me sentir chez moi. C’est-à-dire que les réalités et les interprétations de ma ville changent en fonction de comment je me sens et comment je vois quelque chose à une heure, un moment, un jour, un mois en particulier. Ainsi, nous ne faisons pas que voir les villes, nous les ressentons plutôt, et nous pouvons les réimaginer comme un reflet de notre esprit et de notre état d’être.
Par conséquent, réimaginer une ville n’est pas seulement le travail des architectes ou des urbanistes, mais cela dépend aussi de nos sensations intérieures. Nous, les citoyens, pourrions faire renaître notre ville plusieurs fois grâce à notre capacité à réinventer continuellement notre façon de la voir et de la ressentir.
La ville a commencé à me stimuler et à me provoquer de l’intérieur à chaque fois que je sortais me promener par monts et par vaux, à Ixelles, au centre, à Schaerbeek ou à Forest.
Lorsque j’ai ouvert mes sentiments à Bruxelles et que j’ai commencé à la voir progressivement au-delà de ses rues bétonnées, pavées et privées d’arbres, elle a pris vie dans ma tête d’écrivain. La ville a commencé à me stimuler et à me provoquer de l’intérieur à chaque fois que je sortais me promener par monts et par vaux, à Ixelles, au centre, à Schaerbeek ou à Forest.
Une ville qui vous permet de vous voir d’abord, puis de vous voir reflété dans ses bâtiments et ses arbres est une prolongation de vos sensations, aussi irrationnel que cela puisse paraître. Une telle ville est l’endroit idéal pour écrire.