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«Au fin fond de décembre» de Patrick Conrad, un roman rempli de mort, grouillant de vie
compte rendu
Littérature

«Au fin fond de décembre» de Patrick Conrad, un roman rempli de mort, grouillant de vie

Polar précis, sensible, sensuel, et drôle. Il est réussi, le roman de Patrick Conrad, ce tout premier traduit en français. Vivement les autres.

Theo Wolf est un ancien inspecteur de la police d’Anvers, qui a passé quelques années en prison après avoir tué celui qu’il pensait être l’assassin de sa fille. Quand il retrouve sa liberté, il retrouve une autre prison, celle qui l’enferme en lui-même, au milieu de ses souvenirs, au beau milieu de ses morts. Enfermé en lui-même, vraiment? Oui et non, puisque c’est là qu’il se sent bien, c’est là qu’il est libre. À la fin du roman de Patrick Conrad, Wolf sera non seulement libre, mais carrément libéré, on ne dira pas comment. Entre-temps, il aura intégré une entreprise de dératisation et mené, pour son propre compte, une enquête policière sur une femme trouvée morte au milieu des rats.

Lu comme cela, on pourrait penser que Au fin fond de décembre recèle une noirceur plombante, pourtant ce n’est pas le cas. Noirceur il y a, mais c’est du noir lumineux. Le roman est rempli de mort(s) mais grouillant de vie. En plus, la fin est émouvante, voire poignante, et l’ensemble est crédible. Et, pour notre grand plaisir, il n’évite pas quelques clichés du polar, comme cette «secrétaire, une blonde tout droit sortie du Santa Monica des années 1940 et dont le parfum douceâtre embaumait les lieux».

Les lecteurs et les lectrices qui aiment le roman policier pur seront servis: l’ex-inspecteur Wolf exerce sa puissance de déduction tout le long du livre.

Les lecteurs et les lectrices qui aiment la littérature pure seront servis aussi: l’auteur exerce une patte sensible et sensuelle tout le long du livre, déroulant une sorte de programme qu’il résume dès la page 18: «l’esthétique de l’horreur, la beauté de l’abject ou l’harmonie de la violence».

L’ex-inspecteur Theo Wolf est resté «irrésistiblement fasciné comme autrefois par ce qui provoquait la répulsion». Et nous le sommes avec lui, par exemple quand un cadavre est décrit comme ceci: «Ses jambes informes présentaient des taches noires et mauves, et des boursouflures de chair ressortaient à travers les trous dans ses bas nylon tels des champignons sur un tronc d’arbre». Quelle belle image, quelle poésie – au passage, rendons grâce à la traductrice, Noëlle Michel, qui s’est sans doute bien amusée elle aussi, au-delà de l’énorme travail que représente une traduction (Travail qui mérite bien l'ode aux traducteurs et traductrices récemment écrite par Véronique Bergen).

Puissance des images, précision, humour

Patrick Conrad, l’auteur d’Au fin fond de décembre, né à Wilrijk en 1945, est aussi notamment cinéaste, et cela ne nous étonne pas, vu la puissance de ses images. Ses plans ici sont rarement larges, ils sont même plutôt serrés, et précis, par exemple lorsqu’il écrit (à propos du cadavre précité): «On aurait dit qu’il avait traîné des semaines sur la rive gauche du méandre de l’Escaut au nord de la ville, entre les roseaux, dans la vase couleur de plomb déposée par le courant». Ou bien lorsqu’il signale: «(…) la vitre se brisa en deux morceaux identiques». La littérature se niche entre autres dans la précision inutile.

Par moment, cette précision entraîne le sourire, voire le rire: «Néanmoins, ce qui ressortait le plus dans ce décor absurde et hétéroclite où aucun détail n’était à sa place, c’était la table d’appoint en formica bon marché à droite du cadavre, sur laquelle trônait un tourne-disque Philips, un modèle populaire, le 22GF523/03 à haut-parleur intégré dans son couvercle amovible imitation paille orange.» (J’ai eu envie de vérifier si c’était bien ce modèle que je possédais vers 10-11 ans, mais j’ai préféré continuer à sourire doucement en me revoyant dans ma chambre, écoutant mon 45 tours des Buggles («Video killed the radio star»), fin de la parenthèse.)

Patrick Conrad est aussi cinéaste, et cela ne nous étonne pas, vu la puissance de ses images

On ajoutera le goût évident de l’auteur pour les noms de rue improbables: la rue du Soleil, la rue des Otages, la rue des Lits… Ici non plus on n’a pas vérifié, et pourquoi vérifierait-on l’existence dans la vie réelle des choses écrites dans la littérature? La littérature est un des lieux élus de la complexité, du paradoxe, de l’ambivalence, alors au diable la vérité! Exemples de littérature dans Au fin fond de décembre: « Alors qu’il allumait la dernière cigarette de son paquet pour étouffer dans l’œuf une quinte de toux naissante… », «(…) un plaisir coupable et féroce», «(…) pour célébrer leurs noces de diamant, (ils) avaient décidé de mettre fin ensemble à leur interminable existence terrestre», «On aurait dit qu’aucun être humain ne s’était aventuré depuis des années dans ce dépotoir ordonné».

Un dernier mot: l’ironie et l’humour sont bien présents dans le roman, en filigrane ou même ouvertement. «Il était vingt heures, l’heure à laquelle toute la Flandre regardait le bulletin météo, le cœur battant.»

Patrick Conrad, Au fin fond de décembre, traduction française par Noëlle Michel, éditions Actes Sud, collection Actes noirs, 2023.
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