Au musée d’art culinaire LAM, rien ne s’interpose entre le spectateur et l’art
Niché dans le parc du XIXe siècle s’étendant derrière le Keukenhof, le jardin de tulipes le plus célèbre du monde, se trouve le seul musée d’art culinaire des Pays-Bas. Le LAM porte un regard critique sur la consommation, mais rejette tout moralisme et tout jargon historico-artistique.
La Naissance de Vénus voit sa renaissance. Non pas dans la Galerie des Offices à Florence où est conservé l’original peint par Sandro Botticelli vers 1483, mais dans la région des bulbes de la Hollande-Septentrionale. Récemment, le sculpteur Folkert de Jong en a réalisé une version contemporaine pour le LAM. Qui connaît l’original reconnaîtra immédiatement la longue chevelure flottante, le bras droit pudiquement replié sur les seins et la main gauche couvrant le pubis. Pourtant, les différences sont plus grandes que les similitudes. La chevelure de la nouvelle Vénus est d’un orange vénéneux, et sa peau présente des plaques vertes et bleues. Elle ne sort pas des flots debout dans un coquillage géant, mais elle surgit de la soupe de plastique qui, de nos jours, étouffe les océans.
© Corine Zijerveld
La sculpture de De Jong est une critique de la Vénus de Botticelli, que l’artiste considère comme une pin-up prototypique. Mais plus encore que la dégradation de la femme en objet sexuel, l’œuvre dénonce les conséquences néfastes de notre consumérisme. La sculpture est réalisée en époxy, en mousse de polyuréthane et en polystyrène –des matériaux chimiques très utilisés dans le bâtiment et extrêmement nocifs pour l’environnement. Le nom de la Vénus de De Jong est donc tout à fait approprié: Dea Consumptia.
La nouvelle acquisition du LAM tient bien sa place à côté du Projet de gaspillage alimentaire d’Itamar Gilboa. Pendant un an, cet artiste israélien a noté dans un journal alimentaire le nombre de pains, de bouteilles d’huile d’olive, de bulbes d’ail et autres produits qu’il consommait. Il a reproduit en plâtre chaque article de sa liste de courses. Avec plus de huit mille objets, son installation est impressionnante, mais aussi quelque peu inquiétante. 111 litres de vin rouge? 123 litres de coca light? La soif d’une seule personne produirait-elle donc autant de déchets d’emballage?
© Bibi Vet
Révélateur est le fait que l’œuvre de Gilboa est considérée comme La Ronde de nuit du LAM. L’imagination visuelle et le ton critique sont les deux brins de l’ADN muséal du LAM, chose assez surprenante lorsque l’on sait que le musée doit sa création et son financement au capital d’une grande entreprise.
La première graine de cet étonnant musée est plantée en 2008 lorsque Jan van den Broek, le fils aîné du fondateur du supermarché Dirk van den Broek, crée une fondation visant à stimuler l’art et la culture chez les jeunes. La fondation VandenBroek s’est associée entre autres au programme de développement des talents de l’orchestre du Concertgebouw, à la Teekenschool du Rijksmuseum et au Fonds national des instruments de musique. Par ailleurs, elle désirait construire une structure spéciale avec un espace d’exposition. Le choix de l’emplacement s’est porté sur le domaine de Keukenhof à Lisse, là où la fondation avait déjà parrainé la restauration du vieux château et où elle envisageait d’ouvrir un espace culturel extérieur.
© Corine Zijerveld
La plupart des musées privés puisent leurs origines dans la passion d’un particulier désireux de partager son trésor avec un public plus large –le musée Voorlinden à Wassenaar et le Museum MORE à Gorssel en sont de bons exemples. Mais le LAM a pris la direction inverse. Il y a d’abord eu l’idée de construire un musée et c’est seulement ensuite qu’a été lancée la collection. En moins de dix ans, plus de quatre cents œuvres a été réunie. L’orientation choisie est proche de l’univers de la famille Van den Broek, à savoir l’alimentation et la consommation. Il peut s’agir très littéralement de la peinture d’une pomme, mais le choix est tombé le plus souvent sur des œuvres multiniveaux plus critiques.
L’année 2015 a vu le début de la construction du musée, à deux pas de l’endroit où chaque printemps un million de touristes viennent s’émerveiller devant ce qui est sans doute le jardin floral le plus célèbre du monde. En comparaison avec le Keukenhof, le LAM est une oasis de calme et de tranquillité. Par son aspect contemporain, le bâtiment du musée contraste fortement avec le château de style classique qui a donné son nom au jardin floral, sans pour autant jurer avec l’environnement. Il paraît très modeste, beaucoup plus petit qu’il ne l’est en réalité.
© Corine Zijerveld
Cela est dû à l’étroitesse de sa façade et à l’enfouissement de la moitié du bâtiment dans l’un des cinq corps de digue qui bordent le domaine. Sur les étages inférieurs, l’utilisation de la pierre bleue naturelle renforce l’impression souterraine. L’étage et demi supérieur est construit en briques cuites à la main, avec un mélange d’argile pour que le bâtiment puisse se fondre dans la végétation alentour. En outre, la plantation rappelle le design des jardins Zocher du XIXe siècle, avec çà et là des fraisiers et des mûriers, comme un clin d’œil aux œuvres d’art exposées à intérieur.
© Ronald Tilleman
Bien avant que ce soit devenu obligatoire pendant la pandémie de coronavirus, les visiteurs ne pouvaient déjà pas entrer au LAM sans un billet acheté en ligne, avec créneau horaire spécifique. Grâce à cette petite contrainte, le musée espère attirer des personnes vraiment intéressées, ayant consciemment choisi de venir là, plutôt que des visiteurs «impulsifs». C’est également une façon d’étaler le public et de ne jamais avoir plus de quelques douzaines de visiteurs à la fois. De cette manière, personne ne se bouche la vue à personne, ce qui serait sans doute encore plus probable au LAM qu’ailleurs. Contrairement à la tendance générale consistant à exposer de moins en moins d’œuvres dans chaque salle, les espaces du LAM sont relativement pleins. Autre fait inhabituel, on ne trouve nulle part de textes informatifs sur les objets exposés, ni même de titres. Rien ici ne fait obstacle au contact direct entre le spectateur et l’art.
© Ronald Tilleman
Le LAM s’adresse donc explicitement à des personnes qui ne visitent pas un musée à la va-vite et qui, lors d’une rare sortie culturelle, se sentent vite «trop stupides», parce que dépassées par une accumulation d’informations historico-artistiques. Au LAM, presque tout le monde voit quelque chose qui l’interpelle. La collection du musée comprend des peintures photoréalistes, mais aussi des sculptures, des œuvres vidéos et des installations de grande ampleur. On y trouve tous les supports. La collection étant conçue davantage en largeur qu’en profondeur, de nombreux artistes ne sont représentés que par une seule œuvre. L’offre est internationale. Le travail de talents émergents côtoie celui de grandes célébrités comme Yinka Shonibare, David Jablonowski et les frères Chapman.
© Corine Zijerveld
À l’entrée, le visiteur peut activer le Wi-Fi et ouvrir un site Internet uniquement accessible à l’intérieur du musée. Des visites guidées sont proposées le long de cinq œuvres choisies au hasard par l’ordinateur. Les informations sont données sous forme de clips, de reportages, d’anecdotes ou de textes associatifs. Ce sont des incitations à regarder, dépourvues de tout message moralisateur. Les informations historiques classiques ne figurent que dans une couche plus profonde, et sûrement pas au début. Outre ces itinéraires, sont proposés aussi des outils ludiques pour concentrer le regard, tels que «comptez tous les citrons du musée».
Dans la mesure du possible, le public est activement impliqué. Ainsi, avant Noël 2021, on pouvait faire connaître son repas préféré sur un site Internet. Ensuite, l’artiste Tom Heerschop s’est servi de ces informations pour dresser un portrait culinaire collectif des Pays-Bas. Ce fut un grand succès, tout comme le téléphone visuel durant la quarantaine. Le vendredi après-midi, des conservateurs et des guides touristiques accordaient des entretiens téléphoniques individuels sur l’art, une initiative énormément appréciée par des interlocuteurs résidant même en Égypte et ailleurs dans le monde.
© Bibi Veth
Mais une visite ordinaire a aussi beaucoup à offrir et dépasse facilement les trois quarts d’heure que le musée considère comme le laps de temps optimal. La promenade à travers les salles ouvertes et imbriquées suit une cadence dans laquelle la discrétion alterne avec l’extraversion. La dernière salle ressemble à une boutique d’articles de luxe. C’est un clin d’œil à la vente au détail, bien sûr, mais c’est aussi un magasin de bonbons regorgeant de plaisirs coupables. Cependant, on ne trouve ici ni la boutique ni le restaurant auxquels on s’attend pour clore sa visite. Et cela sied parfaitement à un musée portant un regard critique sur la consommation.