Ausculter la comédie humaine : Simon Spruyt crée un avatar de Pierre Paul Rubens
Après SGF, Papa Zoglu, le très remarqué Junker, la nouvelle bande dessinée de Simon Spruyt – Bouvaert. Élégie pour un âne – évoque magistralement la biographie d’un peintre imaginaire nommé Jan Bouvaert dont l’auteur fait un double de Rubens.
À la commande d’un ouvrage sur Rubens, Simon Spruyt a répondu par la création d’un avatar de l’artiste. Les dates de naissance et de mort de Bouvaert (1577-1640) correspondent à celle de Pierre Paul Rubens.
Si la trajectoire du peintre fictif recoupe souvent celle de Rubens (protestantisme du père contraint de se convertir au catholicisme, voyage en Italie, agonie de la mère, peintre novateur, fondant le baroque flamand et l’école d’Anvers…), elle s’enrichit d’autres sources, d’un jeu de références, explicites ou implicites, au Goethe de Thomas Mann, au moine Gotfried Bouvaert, auteur d’une ode à l’âne.
L’originalité graphique (dessins au crayon noir rehaussés d’aquarelles) déroule une farce surréaliste où l’imagination est reine. Le roman graphique se présente comme une satire de l’arrivisme de l’artiste au travers de l’ambition de Jan Bouvaert. Basé sur un jeu de contrastes entre deux frères dont l’un, le peintre, s’emporte dans une course à la gloire tandis que l’autre, l’écrivain Pieter Bouvaert, fuit les honneurs, le récit choisit de convoquer de biais l’histoire de la Réforme et de la Contre-Réforme. Hélène Fourment, la deuxième épouse de Rubens après Isabella Brant, apparaît sous les traits de la femme de Jan Bouvaert.
Reproduisant de nombreuses toiles, portraits ou scènes religieuses de Rubens, citant des passages de l’éloge de l’âne de Gotfried Bouvaert, Simon Spruyt injecte la veine de la farce qui lui permet d’ausculter la comédie humaine.
Riche de ses voyages à Mantoue, à Rome, l’artiste Bouvaert / Rubens reviendra dans son atelier à Anvers, inventant un style puissamment baroque qui, incorporant les anciens et nouveaux maîtres italiens, les transcende en une synthèse originale. Si ses œuvres questionnent le sempiternel débat sur la mission, l’essence de la peinture (doit-elle faire prévaloir la ligne ou la couleur, l’esprit ou la matière?), si elles se situent davantage du côté de la couleur, elles entendent avant tout transmettre la vie de la chair, la sensualité. Effaré de voir que ses assistants créent des toiles mortes, dénuées de sève, de mouvement, le peintre vieillissant hallucine l’émotion des personnages au retour de leur maître. «Vous nous avez manqué, maître! Retouchez-nous, maître ! Redonnez-nous vie!».
La narration et le graphisme privilégient de multiples niveaux de lecture, sans jamais enfermer le récit dans des réponses. Mise en abyme du personnage de l’artiste, exploration de sa complexité, de son alliance entre courtisanerie obséquieuse auprès des puissants du monde et démon de la création, Bouvaert. Élégie pour un âne fait souffler un vent neuf sur le paysage du neuvième art. Comme Bouvaert, il cherche à capter le rythme de la vie, à laisser affleurer le souffle. L’album est hanté comme l’est l’esprit de Jan Bouvaert à la mort de son frère, le poète. L’obsession de l’âne chez Pieter Bouvaert se transmet à Jan. Faisant imprimer de manière posthume l’encomium à l’âne écrit par le défunt, le peintre se trouve à son tour possédé par le mystère de l’âne. Le final, tout en magie et loufoquerie, dévoile la dernière toile du maître malade: un portrait de sa femme nue, surmonté d’une tête d’âne. On pense aux Métamorphoses d’Apulée, à la transformation de Lucius en âne, adaptées en bande dessinée par Milo Manara.
La petite histoire et la grande histoire se conjuguent. Les querelles religieuses entre catholiques et protestants divisent le père protestant et le fils peintre qui met son art au service de la papauté. «Tu remplis les églises que Père a vidées», lui reproche son frère Pieter. Ironie du destin, les puissants font appel au génie de Jan Bouvaert afin que son art chante Dieu, Marie, les saints et vienne à bout du poison du protestantisme. Pour acquérir la notoriété, l’artiste doit entériner un parricide, renier le protestantisme paternel. Radicalement originale dans le graphisme et dans l’esprit, l’œuvre allégorique de Simon Spruyt est parée des vertus de l’ode que le livre évoque: dénoncer les semblants, la futilité, les compromissions de l’artiste, radiographier les accointances entre l’art et les affaires, la scène de la création et le champ du business. Opérant ce qu’il appelle un «détournement biographique», il croise le régime du biographique par les feux de la fiction, approchant Rubens, le maître flamand de la couleur, le porte-parole de la Contre-Réforme et fondateur du style baroque, par un double imaginaire qui en révèle des pans inconnus.