Autoportrait: Simon Vestdijk s’adresse à Henriëtte van Eyk
Extraits d’une lettre du 27 février 1946 adressée par Simon Vestdijk à sa consœur Henriëtte van Eyk (1897-1980) au début de leur longue liaison, lettre dans laquelle l’écrivain brosse un autoportrait. Vestdijk travaillait à l’époque sur un de ses romans majeurs: De redding van Fré Bolderhey, traduit du néerlandais par Spiros Macris sous le titre Un fou chasse l’autre (éditions Phébus, 2004). Ces passages sont empruntés à la correspondance entre Simon Vestdijk et Henriëtte van Eyk, Wij zijn van elkaar (Nous nous appartenons l’un l’autre), introduite et présentée par Wim Hazeu, De Bezige Bij, Amsterdam, 2007, p. 85-89.
(…) Il est une chose que tu ne dois jamais perdre de vue: jusqu’au bout des doigts, je suis un artiste, et, par ailleurs, un philosophe. Quant à la qualité de l’un et de l’autre, je laisse cela en suspens pour le moment, puisqu’il ne s’agit pas de cela; il s’agit uniquement du fait que cette manière d’être, immuable et innée, exerce à coup sûr une grande influence sur le reste de mon caractère. Je suis une nature contemplative, en rien une nature active (si ce n’est dans mon travail). Le summum, pour moi, c’est de sonder l’existence dans un rêve, ou plutôt: percevoir l’énigme de l’existence dans un rêve. Qu’y a-t-il derrière les choses? Et que signifient ces choses mêmes? Là est pour moi l’essentiel. (…)
L’un de mes traits, c’est que je vois la face cachée de tout, ce qui suppose que je cherche aussi la face cachée en moi-même, entends par là que je deviens régulièrement «actif» de sorte à corriger ce que je suis par nature. Dans mon commerce avec le monde, il est des moments où je peux paraître hésitant, tout bonnement parce que je vois tout trop bien et parce que j’entends tout comprendre avant d’intervenir.
Au fond, je ne m’intéresse au monde extérieur que lorsqu’il fait «sens» par rapport à mon travail ou à mon rêve
À ton égard, pour autant que je sache, je n’ai pas connu un seul instant d’hésitation, pas même dans ma conduite. Il faut dire qu’alors, je savais. Au fond, je ne m’intéresse au monde extérieur que lorsqu’il fait «sens» par rapport à mon travail ou à mon rêve, quel que soit le mot que l’on retienne pour désigner la chose, sachant que ce monde ne m’accapare jamais entièrement. Si l’intérêt en question perdure, la fatigue s’abat sur moi. L’une des conséquences de ce trait, c’est que je ne suis pas du tout doué pour les choses du quotidien, je suis maladroit. Ce que la plupart des femmes supportent mal.
Il est probable que je tiens un peu de l’albatros auquel Baudelaire compare le poète, et qui, une fois qu’il a arrêté son vol, est la risée toute désignée des matelots. La plupart des femmes préfèrent les matelots aux albatros. Bonté divine! Cela dit, il ne m’arrive pas moins d’être moi aussi un peu matelot (ne suis-je pas, après tout, outre poète, romancier? Certains estiment que je suis plus ceci que cela), ou plutôt, il ne me déplaît pas, de loin en loin, de me figurer menant une vie de matelot et de damer le pion aux ennuyeux matelots qui, sans relâche, ne sont rien d’autre que matelots.
Mes mains se sentent bien sur les touches d’un piano, refermées sur mon stylo à plume ou encore, par exemple, sur ta main – au demeurant rien que des choses inutiles et chimériques. Jeter l’argent par les fenêtres, je ne l’ai jamais fait, mais je m’en crois foncièrement capable; et si je ne dépense pas mes dernières pièces dans une orchidée ou une bouteille de vin, ce sera certainement dans une boîte de cigarettes fines, un gros chou à la crème ou bien une partition.
© H.J.A. Nieuwenhuys
S’intéresser à la politique, c’est manifester de l’intérêt pour son prochain. L’intérêt que je porte à mon prochain se place totalement sous le signe de l’individu, la relation de personne à personne. À mes yeux, de surcroît, la politique est une affaire plus qu’infecte. À supposer que j’en fasse, je serais certainement très à gauche étant donné, en somme, que j’abhorre tous les bourgeois bien établis. (…)