«Autre chose qu’un sport»: l’origine du sport cycliste en France et en Flandre
Nulle part au monde le cyclisme n’est aussi populaire qu’en Flandre. En grande partie grâce au journalisme sportif. La façon dont le sport cycliste et le journalisme sportif se sont développés en Flandre semble être une copie des premières décennies du cyclisme sportif en France.
Après la grand-messe grandit l’admiration
pour les cyclistes les coureurs
21 7 17 48 83
un beau groupe de tête passe par le village
Les jeunes paysans et ouvriers parlent
en sportifs littéraires
citations du Monde des Sports
(Paul van Ostaijen)
Cycling is coming home, proclamait le slogan du championnat du monde cycliste organisé en septembre 2021 dans la partie néerlandophone de la Belgique. Avec ce clin d’œil au Football’s coming home anglais, la Flandre a semblé vouloir s’affirmer comme le berceau du cyclisme. Bon marketing mais mauvaise historiographie, car s’il faut situer la crèche du cyclisme quelque part, alors c’est en France. Comme s’il voulait rectifier cela immédiatement, le champion français Julian Alaphilippe a explosé de manière inimitable à Louvain vers son deuxième titre mondial consécutif.
© gbr
Lors de la cérémonie de remise des médailles, les applaudissements les plus fournis n’étaient cependant pas destinés au champion du monde, mais au maître de cérémonie, Michel Wuyts. Le journaliste cycliste le plus célèbre de Flandre, arrivé à l’âge de la retraite, venait de commenter l’une de ses dernières compétitions pour la chaîne publique VRT. On ne savait pas encore à ce moment qu’il serait récupéré plus tard par la chaîne commerciale VTM, et par conséquent l’hommage au champion du monde s’est spontanément transformé en fête d’adieu au journaliste sportif. Même les pires allergiques au sport en Flandre connaissent, bon gré mal gré, les mots les plus célèbres de Wuyts. Une citation comme «Tom, Tom, qu’est-ce que tu fais maintenant? » (juste après la victoire de Tom Boonen au championnat du monde de Madrid en 2005) demeure gravée dans la mémoire collective flamande.
Ainsi, Wuyts a été placé au panthéon des journalistes sportifs qui ont popularisé le cyclisme en Flandre en suivant tous les traces de Karel van Wijnendaele (1882-1961). Le fondateur du journal sportif pionnier Sportwereld s’est appuyé dans son entreprise sur un double héritage français, à savoir Le Vélo et L’Auto.
«Le Vélo »: un journal sportif plein d’engagement
Si Michel Wuyts est souvent salué pour la virtuosité de sa plume, il est aussi régulièrement critiqué pour son pathos excessif. Cependant, on ne dira jamais assez l’importance de l’enthousiasme dans le journalisme sportif. Les journalistes sportifs sont avant tout des conteurs. Peut-être le fragment du poème Belgiese Zondag (Dimanche belge) de l’auteur flamand Paul van Ostaijen (1896-1928), cité au début de cet article, en est-il la meilleure illustration. Avec sa suite sèche de numéros, il déconstruit un reportage cycliste mythique de Sportwereld en un spectacle mortellement ennuyeux que serait le cyclisme sans le journalisme sportif.
Et de fait, les tout premiers reportages cyclistes, des compétitions de grands-bis dans les années 1870-1880, étaient une énumération soporifique de qui était passé, où, dans quelle position. Un compte rendu de compétition, écrit le sociologue et expert en cyclisme néerlandais Benjo Maso dans Het zweet der goden (La Sueur des dieux, 1990), avait quelque chose d’un procès-verbal. Pas de quoi échauffer les foules.
La concurrence entre «Le Vélo» et «L’Auto-Vélo» (plus tard «L'Auto») va déterminer le sens de l’histoire du cyclisme. En plus d’un affrontement commercial, il s’agissait aussi d’un choc d’idées
Tout cela a changé avec la mise au point du vélo moderne en 1890, un vélo avec une chaîne, deux roues de taille identique et -grâce au Congo- des pneus en caoutchouc. Auparavant un jouet marrant de la bourgeoisie, le vélo était prêt à conquérir le marché. Pour convaincre le grand public de l’intérêt de ce vélo, les fabricants de cycles ont financé la création de revues spécialisées.
Le journalisme reflète-t-il ou façonne-t-il la réalité? C’est l’une des questions centrales de la sociologie des médias et la réponse se situe d’ordinaire quelque part entre les deux. Mais il y a beaucoup à dire sur la thèse d’un journalisme cycliste devenu plus créateur que miroir. Les courses cyclistes ont été créées comme «pseudoévénements», un terme inventé par l’historien américain Daniel Boorstin pour désigner des événements créés dans le seul but d’attirer l’attention des médias et de la publicité. Les journalistes cyclistes organisaient les courses qu’ils décrivaient et ils encadraient souvent les coureurs participants. Leurs reportages étaient des messages publicitaires déguisés pour les sponsors derrière tout cela: les fabricants de vélos.
© Ullstein Bild
Pierre Giffard, un journaliste politique largement respecté, a joué un rôle de pionnier dans cette alliance entre l’industrie du cycle et le journalisme sportif. En 1891, il chanta dans La Reine Bicyclette les plaisirs du vélo et organisa pour son employeur Le Petit Figaro une course de Paris à Brest et retour sur environ 1200 km. Le succès de cet événement incita Giffard à créer Le Vélo (1892), le premier journal sportif quotidien. Plus tard, dans un coup d’œil rétrospectif à l’occasion de ses dix ans d’existence, Giffard a écrit: «Dans les coulisses du journalisme, cette arrivée au monde d’un quotidien exclusivement destiné à conter les prouesses de la bicyclette et du muscle fut accueillie par un sourire de compassion. Faire un journal pour les vélos! Et tous les jours! Qu’est-ce qu’on allait bien mettre là-dedans au bout d’un mois?»
Les sceptiques avaient tort. À côté d’un marché pour les vélos est apparu aussi un marché pour le journalisme cycliste. Les reportages dans Le Vélo ne ressemblaient en rien à ceux des courses cyclistes d’avant, ce qui a favorisé cette émergence. Le registre du procès-verbal avait été troqué pour celui du roman. Les journalistes sportifs se prenaient tous pour Émile Zola – abonné de la première heure et fervent cycliste tout comme son ami Giffard. Leurs reportages se lisaient comme le récit d’épreuves de force épiques, souvent sous un soleil de plomb ou un orage d’enfer, entre des gens dont les caractéristiques physiques étaient magnifiées.
Le Vélo était aussi un journal engagé. Pour Giffard, faire du vélo était un acte politique, un moyen de faire bouger les ouvriers et les femmes. Avec un sens du pathos, il a écrit sur «le cheval du pauvre» et le journal lui a emprunté sa devise «La vélocipédie est autre chose qu’un sport; c’est un bienfait social».
«L’Auto» et le succès du Tour de France
Quand l’affaire Dreyfus divise la France, Giffard se range du côté du J’accuse…! de Zola. Au grand dam des industriels antidreyfusards qui sponsorisaient son journal, il plaide aussi dans les pages vertes du Vélo pour la réhabilitation du capitaine Dreyfus et contre la discrimination à l’égard des Juifs. La conséquence est que les principaux sponsors retirent leurs capitaux pour créer en 1900 un journal concurrent, L’Auto-Vélo, imprimé sur un papier jaune avec déjà comme objectif partiel de succéder au Vélo. Henri Desgrange est nommé à la tête du nouveau journal; il est journaliste cycliste et directeur de vélodrome mais aussi responsable des relations publiques de la puissante entreprise de fabrication de vélos et d’automobiles Clément.
La concurrence entre Le Vélo et L’Auto-Vélo va déterminer le sens de l’histoire du cyclisme. En plus d’un affrontement commercial, il s’agissait aussi d’un choc d’idées. Le Vélo était le journal progressiste, qui attribuait au vélo toutes sortes de vertus émancipatrices, était orienté vers le monde et utilisait même le cyclisme pour dénoncer des situations intolérables dans le monde. Quand, par exemple, le sprinter afro-américain Marshall «Major» Taylor fit escale dans les vélodromes européens, ce fut pour Le Vélo l’occasion d’une série d’articles dénonçant la situation des personnes de couleur aux États-Unis.
Chez L’Auto-Vélo, ils avaient compris que, si l’on voulait conquérir l’ensemble du marché, mieux valait n’offusquer personne. Même si les mécènes du journal jaune se situaient dans le camp conservateur, le journal lui-même était ouvertement apolitique. L’Auto-Vélo s’abstenait donc de plaidoyers politiques ouverts, mais, dans ses reportages sportifs, il était d’orientation plus nationaliste que son concurrent. Parce que les journalistes du Vélo intervenaient souvent comme managers – et donc comme thuriféraires – de coureurs anglo-saxons, L’Auto-Vélo prenait plus souvent le parti des coureurs locaux qui devaient combattre ces étrangers.
© Archief Ron Couwenhoven.
L’organisation du premier Tour de France, en 1903, peut être envisagée dans le cadre de ce récit nationaliste. L’idée d’une compétition à travers toute la France est venue d’un jeune collaborateur de Desgrange, Géo Lefèvre, et était inspirée des six-jours américains, où l’on roulait même jour et nuit. Pourquoi ne pas transplanter ce concept sur les routes de France? La nation s’en trouverait solidarisée et de nouveaux marchés seraient ouverts au vélo. Ce fut un succès inattendu. Avec les récits consacrés à ce premier Tour de France, L’Auto (le «Vélo» avait dû être effacé du nom par décision de justice) a doublé son chiffre d’affaires et conquis la première place sur le marché. Fin 1904, Le Vélo a été déclaré en faillite et L’Auto, mieux connu sous le nom de L’Équipe à partir de 1946, existe toujours.
Le «Monde des Sports» et le Tour des Flandres: lutte pour l’émancipation à vélo
Au moment où, en France, le Tour voyait le jour, la compétition cycliste en Belgique était encore essentiellement une affaire francophone. C’est seulement à partir de 1907 qu’il y eut du changement. Encouragées par les succès du Westflamand Cyrille Van Hauwaert dans des épreuves sur un jour françaises et italiennes, parurent sans trop de conviction les premières publications sportives belges en langue néerlandaise. Van Hauwaert était rebaptisé «Le Lion des Flandres», en référence au lion des armoiries flamandes et au roman du même nom d’Henri Conscience (1812-1883), l’homme qui, selon la tradition, a appris à lire à son peuple. Le Lion des Flandres est l’un des livres auxquels le mouvement flamand se réfère volontiers.
Les parallèles nombreux entre Henri Desgrange et Karel Van Wijnendaele incitent à voir principalement «Sportwereld» comme le pendant flamand de «L’Auto». Cependant le journal sportif flamand est autant tributaire des idées émancipatrices du «Vélo»
Il a fallu attendre 1912 -ce n’est pas par hasard si, la même année, un Belge, le Westflamand Odile Defraeye, a gagné pour la première fois le Tour-, pour qu’un journal sportif flamand rentable voie le jour. Le catholique Sportwereld (Le Monde des Sports), imprimé sur papier jaune comme L’Auto, voulait faire contrepoids à la couverture élitiste des événements sportifs par les journaux libéraux francophones. Le fondateur Karel Van Wijnendaele, pseudonyme de Karel Steyaert, avait, tout comme Desgrange, plusieurs casquettes: journaliste sportif, directeur de vélodrome, organisateur de compétitions et entraîneur de coureurs (c’est ainsi qu’il a couvert le Tour dans les années 1930 tandis qu’il était entraîneur de l’équipe de Belgique).
Van Wijnendaele a adopté la recette éprouvée de L’Auto: organiser une course cycliste qui devait stimuler l’imagination des lecteurs et dont Sportwereld détenait la quasi-exclusivité des reportages. Tout comme le Tour de France était en réalité une idée de Géo Lefèvre, la «classique» Ronde van Vlaanderen, le Tour de Flandres, était en fait l’idée de Léon Van Den Haute (1887-1931), le meilleur organisateur de la rédaction de Sportwereld. Pourtant, Desgrange et Van Wijnendaele, par leur renommée et leur enthousiasme, sont entrés dans l’histoire, chacun comme l’inspirateur de l’histoire de l’un de ces Tours.
Le 25 mai 1913, le départ du premier Tour des Flandres était donné, sur 324 kilomètres et passant par toutes les villes historiques flamandes d’importance. De même que Desgrange voulait marquer les frontières de la France avec l’itinéraire de son Tour, Van Wijnendaele cherchait avec son Ronde à décrire les frontières du comté historique de Flandre, disons les provinces de Flandre-Occidentale et de Flandre-Orientale (un peu comme si le Tour de France s’était limité aux confins de l’ancienne Francie occidentale).
De même que Desgrange prêtait aux coureurs français des caractéristiques «raciales» particulières (eux seuls auraient été capables d’un authentique «démarrage»), de même Van Wijnendaele a modelé, à travers le sport cycliste, l’image de l’archétype flamand. Ledit «Flandrien» était un coureur cycliste doté de volonté plutôt que de pur talent, mais qui ainsi finissait par prendre le dessus au fil des kilomètres qui s’écoulaient, de l’état des routes qui empirait et des orages qui éclataient. Van Wijnendaele ne pouvait dès lors pas admettre que les Flamands, dans un Tour des Flandres 1951 frappé par un temps de chien, aient été distancés par l’Italien solaire Fiorenzo Magni. Pas plus que Desgrange, il n’appréciait de voir un étranger s’emparer du bouquet de la victoire. C’est ce qui l’a contraint à prononcer ces mots légendaires: «Nous n’avons plus que nos yeux pour pleurer».
Les parallèles nombreux entre Desgrange et Van Wijnendaele incitent à voir principalement Sportwereld comme le pendant flamand de L’Auto. Cependant, le journal sportif flamand est autant tributaire des idées émancipatrices du Vélo. En effet, en Flandre, la lutte des classes va plus ou moins de pair avec le combat linguistique et culturel. Dans le contexte belge, le Flamand était celui qui était en situation défavorisée et, pour Van Wijnendaele, le Tour des Flandres était porteur d’un message sociopolitique clair. Les coureurs qui s’échappaient du peloton étaient une métaphore de l’affranchissement des Flamands de la domination francophone.
De même que Le Vélo ne ratait pas une occasion d’insérer des citations d’Émile Zola dans le reportage sportif, Van Wijnendaele comparait volontiers les cyclistes flamands à des personnages historiques ou fictifs de la littérature flamande. À propos d’Henri Vanlerberghe, le vainqueur du Tour des Flandres en 1919, il a écrit: «Ces 240 km dont il a parcouru 120 en solitaire, à un rythme record, n’ont pas eu le moindre impact sur sa robuste constitution, ni sur son mental (…) Un chêne issu du sol fertile de Flandre! (…) Rieten (Vanlerberghe) a été l’un des coureurs les plus typiques du groupe des Flandriens et a fait, de la sorte, très souvent penser au Jan Breydel de Conscience».
La lettre de noblesse de Karel Van Wijnendaele
La mauvaise réponse d’un participant à un jeu radiophonique populaire dans les années 1960 est révélatrice. À la question «Qui a écrit Le Lion des Flandres?» le candidat répondit, sûr de lui, «Karel Van Wijnendaele!» Le journaliste sportif Joris Jacobs, engagé en 1946 à la rédaction de ce qui était devenu Het Nieuwsblad – Sportwereld, a écrit à ce sujet: «Cela met en lumière le principal titre de noblesse qui doit être décerné à Karel. Après Conscience, il a appris à lire à son peuple, au vrai sens du terme. Karel était un troubadour. Il parlait au cœur des gens ordinaires. Tout ce qu’il disait était simple à comprendre, honnête et émouvant. C’est resté.»