Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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«Avondmensen» de Caroline van Keeken: la vie sur pause
compte rendu La première fois
Littérature

«Avondmensen» de Caroline van Keeken: la vie sur pause

Dans Avondmensen (Les gens du soir), Caroline van Keeken esquisse avec subtilité le portrait d’une famille malheureuse et dysfonctionnelle, où les non-dits éloignent lentement mais sûrement les différents membres de la famille les uns des autres.

«Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais chaque famille malheureuse l’est à sa façon»: ainsi commençait Anna Karénine de Léon Tolstoï, et des bibliothèques entières ont depuis lors été écrites sur tout ce malheur supporté vaillamment et bien souvent en silence.

J’ignore si la Néerlandaise Caroline van Keeken (née en 1988) s’est inspirée de Tolstoï, mais son premier roman, Avondmensen, esquisse de manière originale les dynamiques relationnelles au sein d’une telle famille.

Le point de vue narratif alterne constamment entre Simon et Alice. Simon est le père, avec qui on fait connaissance alors qu’il est tout seul dans le cabinet du thérapeute conjugal, afin de sauver son mariage qui bat de l’aile. D’emblée, le fait qu’il soit seul, même chez le psychologue, ne laisse guère présager d’issue heureuse à cette union.

Sa femme Heleen habite encore dans la maison, mais elle s’est retirée dans le grenier, territoire désormais interdit à son mari. Ce qui s’y passe demeure caché dans un brouillard d’encens; nous savons seulement qu’Heleen entretient une amitié étroite avec une médium un peu nébuleuse, prénommée Maria.

Distance

Alice est la fille aînée. Elle vit dans une chambre d’étudiante et entretient une liaison secrète avec son directeur de mémoire. Mais elle revient souvent à la maison, où vivent encore sa petite sœur, Noor, ainsi que son frère Boris, revenu depuis peu dans le nid parental pour cause de moisissures et d’humidité dans sa propre maison. Boris a toutes sortes de problèmes, il est colérique et souffre de troubles obsessionnels compulsifs. Chez lui aussi, il note systématiquement le taux d’humidité dans des cahiers et coule les chiffres dans des graphiques de son invention, craignant que ces problèmes d’humidité ne lui provoquent un cancer.

Noor qualifie carrément son frère de psychopathe; elle est la voix la plus pragmatique du quintette. Elle estime que ses parents n’interviennent pas assez énergiquement et adresse parfois le même reproche à sa sœur. La mère, Heleen, essaie de tout dissimuler sous le manteau de l’amour et nie tout problème chez son fils, qui est juste «un peu spécial». Elle va tenter avec Maria de réharmoniser ses énergies, et tout rentrera dans l’ordre.

En tant qu’aînée, Alice s’efforce parfois de jouer les médiatrices afin de préserver la paix, mais elle est avant tout accaparée par ses propres soucis, essentiellement l’amour et son mémoire.

Quant au père, Simon, c’est un homme bon, mais légèrement morose, manquant de poigne, absorbé dans ses pensées et comme vivant à côté de ses pompes. La plupart des choses lui glissent dessus comme l’eau sur les plumes d’un canard: d’un voyage à Paris avec Heleen, alors qu’ils étaient un jeune couple amoureux, il ne se souvient de presque rien. Cela pourrait indiquer une dépression nerveuse, bien que ce ne soit jamais exprimé de façon aussi explicite.

«Mon père a les épaules les plus tristes que j’aie jamais vues», dit de lui sa fille Alice. C’est l’une de ces phrases simples mais justes qui arrivent pile au bon moment, et il y en a de nombreuses dans ce livre.

Lorsque Simon se regarde dans le miroir, il avoue voir un pauvre type. Un homme qui n’ose pas dire à sa femme: c’est aussi mon fils. Et qui donc n’ose pas ou ne peut pas intervenir. Son acte le plus audacieux est de redécorer la cave en s’inspirant de l’intérieur d’un restaurant parisien aux allures de bordel, le seul détail du voyage avec Heleen dont il se souvienne. En reconstituant cet établissement, il espère se rapprocher à nouveau de sa femme, mais dans la cave, il est bien sûr plus éloigné d’elle que jamais.

Forces centrifuges

Avondmensen est truffé de symboles, et c’est à travers eux que nous apprenons à connaître la curieuse dynamique qui règne au sein de cette famille malheureuse. Malgré toutes leurs tentatives de rapprochement, on dirait que ses membres vivent de plus en plus déconnectés et éloignés les uns des autres, comme si toutes les interactions ordinaires d’une famille se désagrégeaient lentement. À la longue, chacun se sent seul dans cette construction.

Quelques indices nous mettent sur la piste de la cause des problèmes de Boris et d’Heleen notamment, mais là n’est pas l’essentiel. Il s’agit des tensions et des rapports, des forces centrifuges qui dominent cette famille. Comme si la vie était un piège dans lequel tout le monde était tombé, en rêvant d’une existence différente. C’est une vie sur pause.

Caroline van Keeken la décrit subtilement, avec une pointe d’humour ici et là. Elle accorde une grande attention au monde intérieur et aux sentiments de ses personnages, ce qui renforce encore la distance entre leur vie réelle et celle qu’ils auraient souhaitée. L’atmosphère est souvent étouffante, rappelant parfois celle d’une nouvelle, où le monde extérieur et hostile n’a pas droit de cité. Non: le monde intérieur d’une famille malheureuse comme celle-là est déjà bien assez oppressant comme cela.

Caroline van Keeken, Avondmensen, Alfabet Uitgevers, 2023.

Un souffleur de feuilles – extrait de «Avondmensen»

Pour son quatorzième anniversaire, il a demandé un souffleur de feuilles. Je l’ai dit en riant à Heleen. Un souffleur de feuilles? elle a répété. Entre-temps, j’ai compris que j’ai mal interprété son regard. Ce n’était pas du mépris, pas de la désapprobation, elle était inquiète. C’est, elle a dit lentement, comme s’il ne sentait tout simplement pas.

Comme s’il ne sentait pas quoi? j’ai demandé. Trop vite, trop prévenu, trop prompt à la riposte.

Comme s’il ne sentait pas comment… Elle a secoué la tête, m’a dit de laisser tomber.

Comme s’il ne sentait pas comment se comporter normalement? j’ai demandé. Comment se fondre dans la masse? Comment s’adapter? Et alors? J’ai dit qu’à mon avis Boris sentait au contraire de manière très juste, qu’il comprenait très bien, mais qu’il choisissait une autre manière d’être, et que ça ne méritait que de l’admiration.

Laisse tomber, a dit Heleen.

J’ai regardé son visage fermé, cherché une fissure dans le masque lisse, impassible. Ça m’irritait, ce laisse tomber. Je n’avais pas le droit de me mêler de Boris, Boris était à elle.

J’ai trouvé un souffleur de feuilles dans un magasin de bricolage loin à l’extérieur du périphérique, dans un rayon avec des articles de jardin démarqués. Le matin de l’anniversaire de Boris, j’ai roulé jusqu’au parc avec Alice. Là, on a rempli cinq énormes sacs poubelles de feuilles pour son grand frère et on les a fourrés dans l’auto. Le gamin était déchaîné! Heleen et moi l’avons regardé tout l’après-midi derrière la fenêtre souffler sur une montagne de feuilles et la faire passer d’un côté à l’autre du jardin. On aurait dit qu’il chantait en même temps, ou qu’il récitait quelque chose. Parfois, il levait les yeux et nous faisait signe de la main et j’agitais la mienne. Ce n’est que quand Heleen a reniflé que j’ai compris qu’elle avait sans doute pleuré pendant tout ce temps. Mais il adore, j’ai dit, il est super heureux de son cadeau! J’ai passé mon bras autour de ses épaules et l’ai serrée contre moi. Elle s’est dégagée, disant entre ses larmes que c’était justement ça, le problème. Cet après-midi-là, ça m’avait frappé: que Boris ressemblait au père d’Heleen. Le même dos voûté, le même regard concentré, confinant à l’obsession. Elle devait l’avoir vu aussi.

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