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arts

Baloji, un chaman postmoderne

Par Gunter Van Assche, traduit par Raphaëlle Foucart
23 octobre 2024 8 min. temps de lecture

Baloji, artiste belgo-congolais, se plaît à se démarquer des autres, paré de ses couleurs vives. Son souhait le plus cher? Envoûter le public. Il joue sans cesse les équilibristes, évoluant, tel un funambule, sur la fine corde séparant des cultures que tout oppose. «Un chaman postmoderne», voilà une définition qui pourrait lui correspondre.

Autrefois, Baloji (ou Serge Baloji Tshiani) était connu comme le pilier du groupe de hip-hop Starflam. Mais, aujourd’hui, il est impossible de caser Baloji dans une seule et unique catégorie. Voilà déjà bien longtemps qu’il n’est plus uniquement rapeur. Il a également fait ses preuves comme musicien, auteur, designer -à travers sa propre collection de lunettes- ou encore comme réalisateur de clips vidéo. Le parcours de cet artiste transdisciplinaire s’apparente au chemin sinueux d’un serpent en proie à une mue permanente.

Le dernier chef-d’œuvre de Baloji? Son premier long métrage, Augure, qui a remporté un franc succès dans plusieurs domaines. Le film a notamment été couronné aux Ultimas -les prix culturels décernés chaque année par la Communauté flamande-, mais également à Cannes, Munich, Angoulême et Sitges, en Catalogne. Il a même frôlé l’Oscar!

Baloji ne l’a, certes, pas obtenu, mais Augure a tout de même remporté le prix du meilleur premier film aux African Movie Academy Awards. Et ce n’est pas tout! Il n’y a pas que sur le grand écran que le film a eu du succès. Le musée de la Mode d’Anvers (MoMu) a organisé l’exposition Baloji Augurism et Augure a inspiré à Baloji 36 chansons réparties sur quatre disques.

L’on peut donc conclure que cet artiste belgo-congolais considère clairement ses œuvres comme des toiles sans cadres. Limites, démarcations et cadres ne sont qu’une nuisance, ni plus ni moins. À l’image de sa musique, qui constitue une fusion magique entre la rumba congolaise et des genres occidentaux tels que la house et le hip-hop, ses débuts sur le grand écran ont un pied au Congo et un pied en Belgique.

La fascination de Baloji pour les projets sans frontières serait-elle un vestige de sa jeunesse? Né en 1978 à Lubumbashi, Serge Baloji Tshiani est issu d’une aventure d’un soir entre une femme congolaise et un homme blanc. Avant même de s’en apercevoir, il comptait parmi les Congolais de la diaspora, fortement ancrée dans la culture européenne. Il a grandi à Ostende, Liège et Gand. Son vécu explique sans doute pourquoi, musicalement parlant, il refuse de s’enfermer dans des limites.

Ce constat s’observe particulièrement dans son premier album solo, Hotel Impala (2008), qu’il a lui-même baptisé d’«autobiophonie». Baloji était à peine âgé de 28 ans lorsqu’il a commencé à publier ses mémoires. Sa musique touchait toutes les villes ayant marqué son passé. Lubumbashi, Liège… Il puisait son inspiration musicale dans chacune de ces villes. Dans Hotel Impala, il jongle avec l’afrobeat de Fela Kuti, la soul de Marvin Gaye et le rap du ghetto, tout en passant avec aisance de la chanson au folk et du folk au reggae. Son titre oppressant «Tout ceci ne vous rendra pas le Congo» est rythmé par des percussions et des voix congolaises, mais flirte également avec les bandes originales de films de blaxploitation des années 1970.

Pour ce sublime disque, il a aussi constitué un groupe hétéroclite: Amp Fiddler, spécialiste de la soul et du funk, y jouait un rôle clé, à l’instar de Gabriel Rios, de Marc Moulin ou des deux DJ gantois The Glimmers. Sans oublier que l’album fait la part belle à une cinquantaine d’autres musiciens.

Et pourtant, Baloji se sent investi d’une mission en solo. À travers des rimes mûrement réfléchies et empreintes d’émotion, il met son âme à nu pour son public. «Je suis né d’un accident», chante-t-il dans Ostende Transit. Sa vérité semble dure et glaciale. Mais Baloji souhaite préserver les êtres qui lui sont chers: «Je ne veux ni choquer, heurter ou blesser ceux qui m’ont aimé pendant toutes ces années.» Ce n’est pas un rapeur aux paroles obscènes dont l’objectif serait de vexer le plus de personnes possible. Comme il l’a répété à plusieurs reprises : «Je ne suis pas Eminem, quoi.» Dès l’âge de quinze ans, Baloji s’est pourtant fait connaître en incarnant le gros dur MC Balo dans Starflam, un groupe de hip-hop liégeois qu’il a quitté en 2005 pour entamer sa carrière d’artiste solo. Toutefois, à ses yeux, le monde du rap «ne permet pas vraiment de sortir du lot».

Le fait que le dernier disque de Starflam soit intitulé «Donne-moi de l’amour» en dit long… Ce titre empreint de douceur est le dernier que le groupe Starflam a sorti avant d’être dissous. Le macho d’antan s’est alors officiellement éteint, troquant son attitude de gros dur pour des robes, des boucles d’oreilles et du vernis à ongles. C’est ainsi que Baloji s’est imposé ces dernières années en tant qu’icône de la mode.

Expatriation, éloignement, exclusion, rejet

L’obsession de Baloji pour l’expatriation et l’éloignement semble tout aussi importante que son talent artistique qui n’a que faire des frontières. Dans son album Hotel Impala, il s’adresse par exemple à sa mère, qu’il n’a plus vue depuis qu’il a quitté le Congo. Il ne la reverra qu’en 2016; une rencontre dont il gardera un mauvais souvenir. Elle n’a pas témoigné un grand intérêt pour sa musique, mais voulait surtout savoir comment Baloji, en tant que fils aîné, pourrait s’occuper d’elle.

Il n’est donc pas surprenant que l’expatriation et l’éloignement aient été les thèmes principaux de son premier film couronné à Cannes. Dans une période difficile comme celle-ci, il est tentant d’adopter un point de vue politique sur de tels sujets. Toutefois, Baloji n’en fait rien. La poésie doit l’emporter sur la politique. Et ce n’est pas une sinécure, puisque le film porte sur la répudiation en tant que processus patriarcal au Congo. Un thème sur lequel nous pouvons bien trop facilement nous brûler les ailes. Baloji aurait rédigé le scénario durant les huit semaines de deuil qui ont suivi le décès de son père. L’artiste décrit celui-ci comme un homme élégant et svelte, à la voix douce, mais qui a brillé par son absence durant son enfance.

L’obsession de Baloji pour l’expatriation et l’éloignement semble tout aussi importante que son talent artistique qui n’a que faire des frontières

Baloji connaît l’exclusion bien mieux qu’il ne le souhaiterait. Comme s’il s’agissait d’une malédiction coloniale, son nom signifiait, en swahili, «homme de science». Toutefois, à l’époque coloniale, cette signification a soudain laissé la place à «mage noir» ou encore «sombre sorcier». Le nom «Baloji» évoque aujourd’hui aux Congolais un diable ou un démon. Ou à tout le moins, un sinistre bandit. Les radios congolaises évitent donc souvent de prononcer son nom lorsqu’elles passent l’une de ses chansons. Elles prétendent que ce nom porte malheur: «Il attire les mauvais esprits.»

Au tournant du XXIe siècle, Baloji a envisagé de changer de nom. Cependant, il ne pouvait pas se permettre, à l’époque, de débourser 3 000 euros. Qui plus est, en 2000, l’artiste séjournait illégalement dans le pays. Il n’a pas eu de papiers durant deux ans et s’est retrouvé, à l’âge de 21 ans, dans le centre fermé de Vottem (près de Liège). Baloji a même reçu l’ordre de quitter le territoire belge. Il a été emmené à l’aéroport en vue d’être déporté, lorsqu’un deus ex machina est soudainement apparu. Au tout dernier moment, il a quand même pu rester en Belgique, grâce à la mère de son ex qui s’est proposée d’être sa garante.

Toutefois, l’épée de Damoclès restait suspendue au-dessus de sa tête. Baloji explique d’ailleurs lui-même que, pour la première fois de sa vie, il n’a pas pu retenir ses larmes lorsque la dame derrière le guichet du service population lui a annoncé qu’il resterait belge, même après la date d’expiration de sa première carte d’identité belge.

Dans sa vie d’artiste aussi, Baloji a fait face au rejet. Lorsqu’il a dépeint la vie dans les rues de Kinshasa dans Karibu Ya Bintou ou qu’il a tourné le clip de sa chanson Le Jour d’après dans une boîte de nuit étouffante, The Guardian a parlé de «chefs-d’œuvre miniatures». Mais il a lui-même avoué que son premier film, couvert de lauriers par la suite, avait été un enfer à réaliser. Son projet a été refusé tant de fois par la commission du Fonds audiovisuel de Flandre qu’il ne peut plus les compter. Les maisons de production cinématographique et les fonds de financement lui répétaient, encore et encore, qu’il ne faisait rien de bon. Voilà qui est un peu ironique, car il a acquis son expérience cinématographique en tant qu’assistant (ou acteur) auprès des frères Dardenne et du réalisateur flamand Michaël R. Roskam. Mais baisser les bras? Pas question pour Baloji! En fin de compte, l’artiste a tourné son film par ses propres moyens.

Dans l’intervalle, il continue de produire des courts métrages, d’élaborer des scénarios et d’écrire des chansons. Car Baloji se considère principalement comme un auteur et un conteur. Un poète, même, pour être encore plus précis. Voilà qui explique aussi pourquoi ses œuvres ressemblent à d’étranges rêves, délires d’un réalisme magique, où se mêlent couleurs et excentricité. Selon ses propres dires, son style hétéroclite est également lié à sa synesthésie, un phénomène lui permettant de percevoir les sons comme des couleurs.

Bebel

Le rejet a ensuite fait place au bonheur. Fin mai 2024, cet homme à tout faire belgo-congolais a reçu la décoration de chevalier des Arts et des Lettres pour son œuvre à l’ambassade française de Bruxelles. Une récompense pour ses efforts en matière de dialogue interculturel, mais aussi pour sa créativité. En outre, quelques semaines auparavant, il avait remporté un Ultima dans la catégorie «Films et médias visuels».

Mais son plus grand bonheur? Il le trouve, dit-il, dans l’éducation de sa fille de seize ans, Bebel. Son amour pour elle transparaît inévitablement dans son travail. Dans le générique de début du film Augure se cache une dédicace émouvante pour sa fille, sous la forme d’un logo d’une société de production fictive. Les lettres BBL ainsi que la légende unconditional love credit since 2008 (en français: un amour inconditionnel depuis 2008) lui sont destinées. Ils ont également tourné ensemble dans le film pour la jeunesse Binti.

Grâce à ce lien indéfectible, Baloji se détache du modèle de sa propre enfance. Son père était si souvent absent que l’enfant ou l’adolescent qu’il était n’avait aucun exemple paternel. Ce drame personnel l’a torturé, mais Baloji y voit également de la chance. Le chef de famille étant absent, Baloji ne devait pas nécessairement marcher dans les traces de son père, ni même le prendre pour excuse pour justifier son propre comportement. À ses yeux, les effets néfastes du patriarcat doivent disparaître. Il est même prêt à se battre pour cela. Ce qui démontre à nouveau que Baloji est un maître dans l’art de vivre lorsqu’il sort des sentiers battus.

Gunter Van Assche

journaliste pour le quotidien De Morgen

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