18 jeunes écrivains de Flandre et des Pays-Bas donnent la parole à un objet de l’exposition Slavernij (Esclavage) du Rijksmuseum à Amsterdam. Dans cette nouvelle, Bart Decroos donne voix à un dessin de Dirk Valkenburg daté de 1708, intitulé Vue d’un moulin et d’une cuisine dans une plantation au Suriname.
© Rijksmuseum, Amsterdam / Marianne Hommersom
L’idylle
À l’observateur qui cherche des silhouettes humaines, les hommes et les femmes qui ont dû occuper cette scène, je n’ai pas grand-chose à offrir. Non pas que ce fut mon propre choix, mais je ne peux guère montrer que quelques ombres, retranchées entre le moulin à eau, la cuisine et l’une des huttes un peu plus loin, sur fond de paysage surinamien. Je ne sais pas non plus pourquoi le peintre m’a recouvert d’un décor déserté. De lui, je ne me rappelle que les mains moites qui pressaient ma peau, tandis que des traits grinçants me gorgeaient d’encre.
Si le peintre s’était approché un peu plus du bâtiment, il aurait peut-être pu dessiner un détail dans l’embrasure de la fenêtre ouverte. Une machette au mur, pendue à deux clous rouillés qui dépassaient du bois. Il aurait aussi pu représenter les cylindres de fer en rotation, avec leurs roues dentées crissant qui, entraînées par les grandes marées du fleuve Surinam, pressaient les tiges de canne à sucre. Et peut-être aurait-il même pu laisser entrevoir ces hommes qui, jour après jour, nuit après nuit, devaient introduire les bottes de canne à sucre entre les cylindres.
S’il avait observé d’un peu plus près, il aurait aussi pu voir exactement ce qui se passait. Comment une erreur d’appréciation ou un instant d’inadvertance, provoqué par la fatigue ou l’épuisement, a conduit l’un des hommes en sueur à tendre le bras trop loin. Et comment les cylindres n’ont pas fait la distinction entre une tige de canne à sucre et une main humaine. Il aurait alors été témoin de la logique du moulin, qui ne laissait au suivant que le choix d’arracher la machette à ses deux clous rouillés et de libérer le corps de ce bras déjà en grande partie disparu entre les cylindres.
Mais le peintre a choisi de rester à distance.
Et à cette distance, la lumière crue du soleil a dû l’empêcher de voir à l’intérieur, de sorte qu’il a recouvert la fenêtre ouverte d’une fine couche d’encre sombre. Et l’événement entier a dû lui échapper, sans quoi il ne m’aurait pas annoté avec une légende purement technique, un langage désespérément insuffisant pour raconter l’histoire qui manque à mon image.
Ou peut-être est-il arrivé plus tard. Une fois le moulin à eau arrêté et les feux de la cuisine éteints. Peut-être est-il arrivé seulement à ce moment-là, quand l’apparence de la plantation satisfaisait aux conventions de son métier, qui visait plutôt à immortaliser sur le papier à dessin quelque chose qui relève de la beauté. Je ne représente peut-être par les silhouettes humaines, mais je montre en revanche un ara solitaire traversant le ciel vide. Rétrospectivement, de loin, la plantation semble en effet paisible, presque idyllique.