Bertien van Manen, proche et libre au musée de la Photographie d’Anvers
Un appareil petit format à la main, la photographe néerlandaise Bertien van Manen voyage depuis les années 1970 afin de fixer un monde mouvant, à échelle humaine. Des Appalaches à la Chine, de la cuisine à la chambre à coucher. La rétrospective Wish I Were Here, au musée de la Photographie d’Anvers (FOMU), révèle une histoire intime et mouvementée.
Une jeune femme aux lèvres rouges, chapeau et blouse blancs, est accroupie, les yeux fermés. Elle entoure de ses bras le cou de son mari, qui l’embrasse dans la nuque. Juste derrière, leur fils est distrait par l’animation de la gare d’Odessa. C’est comme si les membres de la famille se rendaient à peine compte qu’ils sont photographiés tant ils sont absorbés par le moment.
© Bertien van Manen
Cela résume toute la rétrospective de Bertien van Manen (°1942) au musée de la photographie d’Anvers (FOMU): elle vous fait voir, par-dessus l’épaule de l’artiste, des moments intimes et des intérieurs familiers.
Il n’était pourtant très peu question de ces images aléatoires, intimistes à l’époque où Bertien Van Manen travaillait comme photographe de mode dans les années 1970 et se souciait seulement de tirer des clichés nets et parfaits. Jusqu’à ce que l’ouvrage Les Américains, du photographe Robert Frank, lui tombe entre les mains: alors que tout le monde travaille avec des appareils grand format, ce dernier immortalise la rude existence américaine d’après-guerre avec un petit Leica.
Les photos brutes de Frank sont une respiration pour Bertien Van Manen. C’est exactement ce qu’elle souhaite: se libérer du carcan de la mode et se glisser dans la peau de ses congénères en rue.
Format de poche
Elle entreprend alors son premier roadtrip. En 1975, elle part seule pour Budapest. Elle y photographie entre autres les laitiers, les voyageurs attendant interminablement à la gare et un petit garçon au visage flou, mais au regard tranchant. Le virus des voyages et de la photographie documentaire l’a touchée.
Bertien Van Manen veut pouvoir prendre une photo en un seul coup d’œil, comme un instantané de la réalité quotidienne
Dans les années 1970 et 1980, c’est au tour de reportages sur les religieuses, la guerre au Nicaragua et, plus près de chez elle, la première génération de femmes immigrées aux Pays-Bas. À travers une série de clichés en noir et blanc, nous la voyons s’immiscer toujours plus dans la vie de ces femmes: une photo nous montre un groupe au travail à l’usine, sur une autre, une jeune femme remue l’eau d’une cuve sur le feu, avec à ses côtés son fils, les épaules enveloppées d’une serviette.
Bertien Van Manen pourrait-elle réaliser une œuvre aussi intime sans ses petits appareils automatiques? On peut en douter. Ces appareils tiennent dans une poche et paraissent moins menaçants, si bien qu’on les oublie plus vite. Pour elle, l’aspect technique n’a pas grande importance. Elle veut pouvoir prendre une photo en un seul coup d’œil, comme un instantané de la réalité quotidienne.
À taille humaine
Bertien Van Manen finit pourtant par prendre ses distances par rapport à ces premières années, parce que, finalement, ce n’est pas encore assez spontané. Elle est peut-être fidèle aux conventions de la photographie sociale –où les photos en noir et blanc riches en contrastes sont la norme– mais pas à elle-même.
Cela peut être plus désinhibé, plus personnel et, surtout, plus désordonné. Une liberté qu’elle retrouve dans les Appalaches, aux États-Unis. Fascinée par les communautés de mineurs rudes, mais hospitalières, elle s’y rend pendant pas moins de neuf mois au total entre 1985 et 2013. Peu à peu, elle devient une amie de la maison et est témoin de naissances, puis de la mue de fillettes en adolescentes maquillées.
© Bertien van Manen
Sur cette longue période, non seulement les sujets de Bertien évoluent, mais ses photos changent aussi. Au début, elles sont encore assez construites et semblent hors du temps –une fillette est assise sur une balançoire dans un équilibre précaire, un jeune enfant apparaît tel un ange dans une tache de lumière, sur une véranda. Au fil des ans, les photos se font plus libres et la couleur s’y invite. L’artiste semble davantage saisir l’esprit du temps: les photos d’une femme faisant du jogging en tenue fluo ou d’un homme qui regarde par la fenêtre d’une cuisine respirent l’Amérique des années 2000.
Dans les Appalaches, Bertien Van Manen voit le quotidien des hommes basculer sur fond de déclin de l’industrie minière. En Chine, où elle se promène entre 1997 et 2000, les grandes mutations politiques, culturelles et économiques sont appelées «progrès».
© Bertien van Manen
Si quelque chose l’intéresse particulièrement dans toutes ces évolutions –et la distingue des autres photographes– c’est l’impact qu’elles ont jusque dans la chambre à coucher. Dans l’une des dernières salles du FOMU, des photos prises durant ce voyage en Chine sont projetées sur des toiles. Comme les photos changent de tous les côtés, nous ne savons pas très bien où regarder, mais une chose frappe: Bertien Van Manen suit ses sujets de près. Une famille endormie qui passe sur l’écran en un clignotement, une fille qui s’habille derrière un drap, un couple qui danse de façon intime et une femme en pleurs, le cordon du téléphone entre les mains.
Recherches
Après quarante ans, les archives de Bertien Van Manen sont si riches qu’on peut sans cesse y faire de nouveaux choix. Cela apparaît clairement dans la salle consacrée à l’ancienne Union soviétique.
© Bertien van Manen
D’un côté, on peut voir des photos tirées de A Hundred Summers, a Hundred Winters, grâce auxquelles l’artiste a percé internationalement en 1994. Il émane d’elles un éclat âpre mais chaud et les teintes dominantes sont le rouge, le vert et le beige.
L’autre mur est garni d’une sélection tirée d’un ouvrage ultérieur, Let’s Sit Down Before We Go. Il donne une tout autre impression du même voyage, qui a mené l’artiste de Russie en Arménie. Les photos d’une salle de théâtre suréclairée ou d’une femme prenant un bain de soleil dans de l’herbe vert fluo sont littéralement plus légères et, de ce fait, plus ludiques.
© Bertien van Manen
Le fait que les archives de Bertien Van Manen soient un monde en soi n’a pas non plus échappé à Hans Gremmen, qui a collaboré à l’exposition et compilé l’ouvrage de synthèse qui l’accompagne, Archive (MACK, 2021). Dans l’expo, nous voyons ce qu’il a trouvé au fil de ses recherches, des négatifs aux épais dossiers en passant par une collection d’appareils photo; ce regard en coulisse montre aussi que Bertien Van Manen est souvent retournée avec ses livres vers les gens qu’elle avait photographiés. Ses sujets ne la lâchent plus.
Vues lointaines
On peut décrire Bertien Van Manen comme une photographe des humains: que ce soit pendant une seconde ou une décennie, les gens qu’elle croise semblent être tout pour elle. Dans une de ses dernières séries, Beyond Maps and Atlases, elle est attirée par les paysages. En 2015, Bertien part pour l’Irlande peu après le décès de son mari. Sans savoir ce qu’elle cherche, elle se laisse guider par la nature immense, mythique, le vide, le rien. Le pays défile sous nos yeux en projection de diapositives, comme un roadtrip.
Pourtant, cette œuvre aussi traite des humains, plus précisément, de sa propre personne. Comme si les photos reflétaient son état d’esprit après la mort de son mari. Elle est ployée comme l’herbe dans la brume, brisée comme les troncs, sauvage comme les vagues battantes, attaquées comme la carcasse d’un agneau, mais aussi et surtout libre. Libre comme les oiseaux qui s’envolent le soir, libre comme l’océan infini, libre comme les deux promeneurs qui ont le monde pour eux sur une plage déserte.