Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

Bruges envoie Franciscus Tercianus sur le bûcher pour sodomie
© «FelixArchief», Anvers.
© «FelixArchief», Anvers. © «FelixArchief», Anvers.
Histoire mondiale de la Flandre
Histoire

Bruges envoie Franciscus Tercianus sur le bûcher pour sodomie

1523

Quand l’immigrant persan Franciscus Tercianus essuie un refus alors qu’il essaie de séduire un jeune Brugeois, la situation dérape : Franciscus est aussitôt arrêté et on lui arrache des aveux. La sentence est aussi habituelle qu’inexorable : Franciscus est brûlé vif. Nulle part en Europe occidentale on n’enregistre autant de condamnations pour sodomie que dans la Bruges du bas Moyen Âge. Le procès de Tercianus est emblématique autant de la force d’attraction que représentait alors la riche Flandre aux yeux d’innombrables migrants que des nombreux clichés qui circulaient au sujet des étrangers et de leur sexualité déviante.

Samedi 9 mai 1523. Le bourreau de Bruges est en train de disposer les derniers fagots de bois et ballots de paille quand une charrette louée tirée par des chevaux arrive, amenant le Persan Franciscus Tercianus à une destination dont il ne reviendra pas. Franciscus est enchaîné à un poteau en bois. De façon routinière, le bourreau met le feu au bûcher dressé à la sortie de Bruges, au niveau de la porte Sainte-Croix, afin d’ôter la vie à l’infortuné Persan. Le public venu en masse regarde Franciscus qui hurle probablement de panique et de douleur. Certains peut-être avec de la compassion, d’autres indéniablement remplis de dégoût. Un membre du collège des échevins de Bruges est également présent. Il veille à ce que la sentence de l’administration communale soit exécutée en bonne et due forme : Franciscus doit en effet être réduit en cendres pour effacer de la mémoire collective le souvenir de son abominable méfait.

En dépit de cette aspiration, la ville choisit d’aborder de façon très publique « le péché qui ne doit pas être nommé ». Les exécutions publiques de ce genre sont de gigantesques cérémonies entourées d’un déploiement rituel. L’endroit est également symbolique : le spectacle doit être un avertissement macabre pour les nouveaux venus qui entrent dans la ville par la porte Sainte-Croix. Bruges veut être un lieu où règnent la loi et l’ordre.

Franciscus a terminé sur le bûcher à cause du « grand et horrible péché de sodomie », un méfait qu’il a reconnu lors de son interrogatoire dans la chambre de torture : depuis onze ans, il a eu à intervalles réguliers des relations sexuelles avec plusieurs hommes dans différentes villes. Lorsque, deux semaines plus tôt, il a essayé d’en faire de même avec un jeune garçon à Bruges, les choses ont dérapé. Le jeune garçon sur lequel Franciscus avait jeté son dévolu a refusé de céder à ses avances et s’est enfui. En courant vraisemblablement chez le bailli de Bruges qui a aussitôt arrêté Franciscus. Le fait que Franciscus ait reconnu qu’il a toujours « pleinement satisfait » ses partenaires sexuels, ce qui signifie que ses rencontres homoérotiques ont chaque fois été suivies d’une éjaculation, ne joue pas précisément en sa faveur : la sodomie, loin d’être un léger délit, est un grave péché mortel.

Le terme « sodomie » vient du passage de l’Ancien Testament relatif à deux villes pécheresses, Sodome et Gomorrhe, dont les habitants masculins ont entretenu des relations sexuelles « contre nature ». Pire encore, ils ont essayé de séduire deux anges qui devaient avertir Loth, un des rares habitants honnêtes de Sodome, de la catastrophe imminente. Dieu avait en effet la ferme intention d’anéantir les deux villes, y compris leur population, par le feu et le soufre en raison des actes sexuels impies commis par la population masculine.

Au Moyen Âge, le mot sodomie devient un terme générique désignant toute forme de sexualité impie – le dénominateur commun étant qu’elle ne vise pas la reproduction : masturbation, zoophilie, sexe anal entre un homme et une femme, pédophilie, et surtout homosexualité. Mais ce dernier terme n’existe pas encore en tant que tel. Les sociétés du bas Moyen Âge n’ont pas d’équivalent pour la notion contemporaine « à caractère sexuel ». Commettre la sodomie est un choix individuel qui doit être sévèrement puni. Ce choix volontaire a en effet toutes sortes d’implications. On est pleinement convaincu que Dieu punira les villes qui tolèrent les sodomites, tout comme il l’a fait pour Sodome et Gomorrhe ; et que les sodomites ont apporté la peste, la famine, la guerre, les tremblements de terre, les inondations et autres désastres. Ils sont alors souvent des boucs émissaires de prédilection auxquels on fait endosser toutes les calamités qui frappent la société. À compter du bas Moyen Âge, les sodomites sont donc systématiquement poursuivis.

Il en va ainsi aussi dans les Pays-Bas méridionaux, notamment à Bruges. Entre 1400 et 1700, pas moins de 179 individus sont accusés d’agissements sexuels « contre nature » dans « la Sodome du Nord ». Au moins 113, soit 60 % d’entre eux, sont condamnés à mort pour ces mêmes raisons. L’instrument fatal est généralement un bûcher, allusion symbolique à la chute de Sodome et Gomorrhe.

Aucune autre ville des alentours n’affiche des chiffres aussi élevés. À Gand, Anvers, Bruxelles et Louvain, la persécution des sodomites n’est certes pas un phénomène inconnu, mais le nombre d’individus condamnés y est considérablement plus faible. Bruges occupe même tristement la tête du peloton pour toute l’Europe de l’Ouest. À Amsterdam, Paris et Londres, les condamnations pour sodomie sont quasiment inexistantes aux XVe et XVIe siècles. Il est possible que dans ces villes les voisins prennent les choses en main en punissant eux-mêmes les sodomites sans l’intervention des autorités ; mais une explication pertinente reste à rechercher.

L’origine de cette répression particulièrement sévère de la sodomie à Bruges reste elle aussi inexpliquée. Bruges est certes une grande ville qui attire des individus de milieux variés. Dans une ville bondée, il est plus facile que dans un village de campagne peu peuplé de trouver un partenaire du même sexe et de rester anonyme. Dans les sources brugeoises, on trouve donc de nombreux exemples d’un florissant « milieu nocturne » avant la lettre : les sodomites se rencontrent dans des tavernes, des établissements de bain ou étuves, des latrines publiques, des hôpitaux, des ateliers d’artisans, etc. Mais Bruges n’est pas la seule dans ce cas dans les Pays-Bas très urbanisés : de tels lieux de rencontre existent aussi dans d’autres villes. Il convient donc de chercher ailleurs une explication à la sévérité des poursuites à Bruges.

De nombreux préjugés jouent ici un rôle important. Bien que les sodomites condamnés constituent un échantillon de la société brugeoise – on trouve parmi eux aussi bien des riches propriétaires immobiliers que des marchands prospères ou des artisans talentueux –, les hommes en marge de la société sont beaucoup plus vulnérables face aux accusations de comportement sexuel « contre nature ». Les individus d’un statut social inférieur sans citoyenneté ni travail officiels et sans famille, ou encore les laissés-pour-compte comme les mendiants, les vagabonds et les voleurs à la tire terminent donc beaucoup plus souvent sur le bûcher. La sodomie offre en effet un prétexte pratique pour refouler du tissu urbain les individus non désirés.

La part d’« étrangers » au sein de ce groupe ne doit pas être sous-estimée. En moyenne, un quart des sodomites condamnés dans les Pays-Bas méridionaux sont des « étrangers ». Les sociétés du bas Moyen Âge donnent une définition particulièrement large au terme « étrangers » : celui-ci englobe aussi bien les migrants d’un autre pays, que les nouveaux individus venus d’un autre comté ou duché des Pays-Bas. L’idée de la ville et de ses marges a donc de longs antécédents aux Pays-Bas méridionaux. Cela avec d’importantes implications. De nombreux nouveaux venus ne peuvent pas compter sur un réseau social étendu et sont donc plus vite l’objet de soupçons et de ragots ; leurs délits sont plus rapidement rapportés aux autorités – a fortiori en temps de déclin économique, quand il n’y a pas de place intra-muros pour les présumés « chercheurs de bonne fortune ».

Les migrants sont d’autant plus vulnérables en cas d’accusations de sodomie que celle-ci est souvent présentée comme un comportement étrange venu d’ailleurs, un péché qui par nature ne survient pas au sein de sa propre communauté, une infection qui peut être transmise par des étrangers.

Dans l’Europe du bas Moyen Âge et des débuts de l’époque moderne, l’Italie est à cet égard particulièrement visée. Les Français parlent ainsi du « vice italien », tandis que les Allemands emploient le terme Florenzer pour injurier les sodomites. Les Florentins sont en effet souvent la tête de Turc de l’opinion publique ; leur ville est le pendant de Bruges dans le sud de l’Europe en termes de poursuites intensives de la sodomie, à la différence près qu’à Florence les sodomites ne doivent presque jamais craindre pour leur vie. Après paiement d’une amende généreuse, ils peuvent sortir libres – une pratique qui contribue à donner de l’Italie l’image d’un endroit où les individus aux désirs homoérotiques se donneraient rendez-vous. Sur ce terrain, Bruges jouit également d’une sinistre réputation auprès de ses contemporains, ce qui donne une autre dimension à son titre honorifique de « Venise du Nord ».

Les Italiens ne sont pas les seuls à être considérés avec méfiance comme de potentiels sodomites. Les musulmans sont eux aussi souvent raillés pour leurs supposés désirs homoérotiques. De nombreux pèlerins chrétiens relatent dans le récit de leur voyage vers la Terre sainte que les musulmans s’adonnent au « péché innommable » à l’instigation de Mahomet – un artifice rhétorique pour insister sur la prétendue supériorité du christianisme.

On ignore si Franciscus Tercianus, « natif de Perse », était musulman ; son prénom chrétien laisse supposer que non. Il se heurte pourtant à certains préjugés. Étant donné que Franciscus n’est « ni Wallon ni Flamand », sa condamnation est proclamée en italien. Il est condamné pour le « peccato de sodomia dicto contra naturam » (« péché de sodomie dit contre nature »). Est-ce là un reflet de sa position de marchand auprès d’un entrepôt commercial italien dans la ville ou la conséquence des idées dominantes sur les Italiens et la sodomie ?

Dans ce procès, de nombreuses questions restent sans réponse. Franciscus était-il un pauvre aventurier ou un marchand aisé ? Était-il nouveau à Bruges ? Se montrait-il entreprenant en raison de la réputation de la ville ? Ses origines étrangères ont-elles joué un rôle pendant son procès ? Malgré l’absence de réponses, sa condamnation en dit long. Elle symbolise en effet le pouvoir d’attraction persistant qu’exerçait la Flandre prospère sur les migrants, même en période de déclin. Dans le même temps, l’exécution de Franciscus montre que cette situation économique vacillante a eu des conséquences sur la « tolérance » envers un comportement sexuel considéré comme déviant. Et que les étrangers et autres individus non désirés en ont été les principales victimes.

Bibliographie
Robert Aldrich (dir.), Une histoire de l’homosexualité, traduit de l’anglais par Pierre Saint-Jean et Paul Lepic, Paris, Seuil, 2006.
Louis Crompton, Homosexuality and Civilization, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 2003.
Wannes Dupont, Elwin Hofman & Jonas Roelens (dir.), Verzwegen verlangen. Een geschiedenis van homoseksualiteit in België, Anvers, Vrijdag, 2017.
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