Bruno Bonduelle (1933-2022): entrepreneur, auteur et adversaire des frontières nationales
Bruno Bonduelle, l’une des figures les plus iconiques du nord de la France, est décédé à Marcq-en-Barœul en septembre 2022. Portrait d’un entrepreneur, auteur prolifique, visionnaire, lanceur de ponts entre les régions frontalières, s’exprimant toujours sans détours et avec la passion d’un grand intellectuel.
Une rencontre avec Bruno Bonduelle ne pouvait laisser personne indifférent. Il possédait un mélange en apparence contradictoire de charisme et de simplicité. Forte personnalité aux positions tranchées et surtout solidement étayées, il ne capitulait devant personne et allait toujours droit au but. Toujours sur la brèche, dynamique, doté d’un grand sens critique mais aussi de la dose d’humour nécessaire. Aller au fond des choses et pratiquer la nuance étaient les caractéristiques de sa pensée unique. Un carnet de notes toujours à portée de main, pour classer ses pensées ou confier les idées des autres à la page blanche.
Bruno Bonduelle était né le 3 août 1933 à Renescure, dans les environs de Saint-Omer. Il a étudié à Paris et aux États-Unis et, de 1985 à 1994, il a dirigé l’entreprise familiale dont il a fait un acteur mondial.
Après sa carrière active, il s’est consacré principalement à la société civile de sa région. Il a cumulé différents mandats. Fondateur et président du groupe de réflexion Comité Grand Lille (1993-2005), président de la Chambre de commerce international Lille métropole, il a été le porte-parole de toute une génération
Entrepreneur par excellence
Bruno Bonduelle, communément et respectueusement appelé Monsieur Bruno, était avant tout un entrepreneur visionnaire qui a su propulser son groupe d’entreprises familial vers des sphères toujours plus élevées. Il a commencé sa carrière dans une autre société du nord de la France (la papeterie Dalle). En 1984, il a pris la direction du groupe Bonduelle –spécialiste des légumes en conserve et surgelés– dont il a fait un acteur mondial dans les années 1980 et 1990.
Il a déplacé le siège social historique de la campagne proche de Péronne vers Villeneuve d’Asq, la ville nouvelle qui symbolisait l’avenir de l’ensemble du nord de la France. Au moment de son départ, le groupe Bonduelle représentait un chiffre d’affaires de 2,9 milliards d’euros, 14 500 collaborateurs (4 600 en France) et 56 usines dans 19 pays. Bruno Bonduelle minimisait son rôle personnel: «Ce sont les autres qui l’ont fait » ou «J’ai fait des erreurs aussi». En tête-à-tête, il a plus d’une fois fait référence à la fermeture de quelques usines en Belgique qui, rétrospectivement, aurait dû se passer différemment. Cet épisode a laissé pour toujours une cicatrice sur son âme d’entrepreneur.
Auteur pétillant, intellectuel passionné, terroriste des idées
En tant qu’intellectuel, non pas autoproclamé mais désigné ainsi par d’autres, il considérait comme son devoir de consigner ses idées sur le papier. Il a fait paraitre des dizaines d’ouvrages. Lors de l’une de ses présentations de livre à Lille, il a amusé la galerie. «Je cache tous mes livres non lus au grenier, de telle sorte que mon épouse n’en soit pas gênée elle-aussi», a-t-il déclaré avec un clin d’œil. «Si quelqu’un en veut encore, c’est gratuit. Et cela fera aussi énormément plaisir à ma femme.»
il exhortait continuellement le nord de la France à troquer l’engourdissement pour un dynamisme à la flamande
Typique de Bonduelle: l’autodérision comme arme, l’humour comme brise-glace. Mais la rigueur de son propos était irréprochable. Chiffres à l’appui avec une grande compréhension historique, il exhortait continuellement le nord de la France et ses six millions d’habitants à troquer l’engourdissement dans lequel la région menaçait de s’enliser, pour un dynamisme à la flamande. L’exemple de la Flandre avait pour lui quelque chose d’un sentier lumineux. Quand Bonduelle reprenait la plume, le nord de la France se ressaisissait. Pierre Mauroy a un jour qualifié Bonduelle de «terroriste des idées». Dans l’un de ses livres, il a dénoncé l’existence de 57 «enclaves» autour de Lille sur lesquelles de petits esprits avaient le contrôle, mais où le but ultime (le bien-être pour tous) restait subordonné à l’intérêt personnel. Un message rude qui fit mouche.
Dans une autre publication, Carillonnez beffrois!, il partait d’une constatation plutôt consternante. Bonduelle affirmait: «Les voisins belges n’en ont pas toujours conscience, mais ils ont à leur porte, avec le nord, l’une des régions les plus pauvres de toute la France». Lors de la présentation du livre, la bonne société de Lille a écouté Bonduelle très attentivement. Il étayait toujours ses points de vue d’exemples parlants. «Je sais mieux que quiconque de quoi je parle,» disait-il, «sur les 65 000 Nordistes qui ont quitté la région ces dernières années pour tenter leur chance ailleurs, il y a quatre de mes cinq enfants. Et dire que «le nord» jouxte l’une des plus riches régions de toute l’Europe, la Flandre.»
Mais il ne se contentait pas de mots, Bonduelle a entrepris d’agir et il a formulé des propositions. Dans le livre cité plus haut, on trouvait au moins cinquante idées concrètes pour davantage et mieux positionner Lille et ses environs sur la carte d’Europe. Cela partait dans toutes les directions mais il est certain que tout était pensé.
Bonduelle ne se contentait pas de mots: il a formulé des propositions, dont certaines ont été mises en oeuvre
C’est ainsi qu’il évoquait, entre autres, la nécessité d’une nouvelle station balnéaire sur la côte d’Opale, de l’aménagement de nouvelles rues piétonnes et de places dans le centre de Lille, de nouveaux hôtels dans la ville et de nouveaux espaces boisés en périphérie, d’un nouvel élan pour Roubaix, d’une nouvelle gare TGV à hauteur de l’aéroport Lille-Lesquin, etc. Certaines de ces propositions ont été mises en œuvre, d’autres sont encore en attente. Mais tôt ou tard, il s’avérera que Bruno Bonduelle était en avance sur son temps.
Au-delà de toutes frontières
Bonduelle a fait du lancement d’idées, un sport. Tout était passé en revue, à d’autres (hommes politiques ou entrepreneurs) de relever le défi. Son cheval de bataille était sans nul doute une liaison ferroviaire ultrarapide entre la Belgique et le nœud de circulation de Lille. Mais il a incité tous les décideurs politiques à dédramatiser les choses dans de nombreux domaines: de la création d’un nouveau lycée linguistique axé sur l’emploi transfrontalier à celle d’une Maison de la Flandre dans le centre de Lille ou à une reconversion judicieuse du poste frontière délabré Rekkem-Ferrain.
© Comité Grand Lille
Pour Bonduelle il était également évident que c’était seulement en osant rêver tout haut et avec ambition que l’on progresserait. Lille capitale culturelle de l’Europe: mission accomplie. Lille capitale mondiale des Jeux olympiques: un rêve non réalisé. Bruno Bonduelle est entré dans l’éternité comme l’homme de nombreux combats. Quelqu’un qui redoutait les frontières comme personne. Le libre penseur en lui ne voulait aucune limite à la pensée mais aussi aucune limite physique tout court. Les frontières d’un pays étaient des constructions artificielles des temps anciens. Les frontières devaient être abolies.
Dans sa fonction de président du groupe de réflexion lillois, il s’est révélé un partisan de l’ouverture des frontières
Il a joint aussi le geste à la parole et a mobilisé la communauté lilloise tout entière avec la création du Comité Grand Lille, un cénacle où l’on devait débattre de tout ce qui avait de l’importance pour la ville, la région et le bien-être des citoyens. Dans sa fonction de président du groupe de réflexion lillois, il s’est révélé un partisan comme nul autre de l’ouverture des frontières. La coopération transfrontalière comme fétiche, comme porte-bonheur et comme garantie d’une situation gagnante pour tous.
Il faut trente ans pour se faire un nom
Mais quand a été évoquée l’idée d’un «Eurodistrict», une Eurométropole dans laquelle les élus locaux pouvaient prendre des décisions concrètes dans des dossiers concrets par-dessus la frontière, il a surtout posé des questions pertinentes. Non pas quant à l’idée en elle-même mais parce que, mieux que quiconque, il était conscient des difficultés pratiques que rencontrerait la réalisation d’un tel district ou d’une telle Eurométropole. Le temps lui a partiellement donné raison. Des ambitions enthousiastes affichées lors de la création en 2008, beaucoup se sont dissipées en paroles et en déclarations de foi mais bien moins en réalisations.
En définitive, l’expression de Bonduelle lui-même était extraordinairement précise et visionnaire: «Il faut trente ans pour se faire un nom!» Et comme il a toujours raison à titre posthume.