«Brut» : la force du faire ensemble
Dans le monde du design, collaborer signifie: grandir ensemble, multiplier ses chances de visibilité, œuvrer pour une cause commune ou tout simplement réduire les coûts de location d’un atelier. Le collectif flamand
Brut l’a bien compris. Opérant dans le domaine du design de collection produit en édition limitée, ses cinq membres actifs travaillent ensemble guidés par une vision esthétique et des principes conceptuels partagés.
© A. Popelier.
Charlotte Jonckheer, Ben Storms, Linde Freya Tangelder alias Destroyers / Builders, Bram Vanderbeke et Nel Verbeke ont fondé Brut en 2018 avec Cédric Étienne (qui ne fait aujourd’hui plus partie du collectif). La même année, les designers présentaient leur première collection d’objets pendant la semaine du design à Milan. Leurs choix de matériaux bruts (comme l’aluminium, le cuivre ou la brique) et de formes sculpturales furent salués par la presse spécialisée. Deux ans plus tard, le collectif continue son ascension tout en étoffant son langage épuré mais sophistiqué.
«Les projets de Brut témoignent de la volonté de ses membres de transcender les ordres établis.»
Brouillant les frontières entre le design et l’art, la production industrielle et l’artisanat, les projets de Brut témoignent de la volonté de ses membres de transcender les ordres établis et d’encourager une appréhension toujours plus vaste du mot «design». Une approche que le collectif partage avec d’autres designers émergents internationaux qui entendent questionner les dynamiques commerciales et créatives qui demeurent souvent cloisonnées. Ainsi, nombreux sont ceux qui réprouvent la production industrielle de masse et qui privilégient au contraire les petites séries et des relations non filtrées avec leur audience.
Des histoires scénographiques
Bien pensées et dramatiques, les installations collectives que Brut développe pour présenter chacune de ses nouvelles collections jouent un rôle fondamental dans la construction d’une narration commune et cohérente capable d’attirer l’attention des collectionneurs. Comme le souligne Giovanna Massoni, commissaire italienne basée à Bruxelles: «visiter leurs installations hautement scénographiques lors d’événements comme la Milan Design Week ou la Biennale Interieur de Courtrai, c’est un peu comme un rituel relaxant et revigorant, un moment de pause et de réflexion qui isole le spectateur du bruit visuel et sonore ambiant».
Véritablement puissantes par leur immobilité rigoureuse et leur silence obscur, les installations de Brut, telles des compositions architecturales, sont en effet uniques – en particulier lorsqu’elles sont contextualisées dans des événements à vocation commerciale tels que les salons du design. Elles évoquent des scénographies de théâtre prêtes à mettre en scène des contes dystopiques dans un monde archaïque et sombre. Peuplant ces décors, les objets conçus par les différents membres du groupe apparaissent comme des acteurs élégants et figés s’apprêtant à effectuer leurs enchaînements soigneusement chorégraphiés.
Le pouvoir des images
Conscient du pouvoir des images, au cours des dernières années, Brut a régulièrement confié à des photographes talentueux (souvent spécialisés dans la photographie d’architecture) – tels que Alexander Popelier, Jeroen Verrecht et Eline Willaert -, le soin de capturer ses installations photogéniques. Ces images en clair-obscur, presque caravagesques, et méticuleusement composées, contribuent à façonner l’identité visuelle minimaliste et clairement identifiable de Brut.
© A. Popelier.
Elles ont aussi permis au groupe de communiquer son travail au-delà des foires de design et de capter l’attention de la presse internationale, friande de visuels impeccables et frais, et d’éveiller la curiosité d’un public international à la recherche de nouveauté.
Corroborée par un soutien institutionnel – le collectif s’est vu décerner le prix Henry Van De Velde Young Talent Award 19, attribué par Flanders DC aux futurs talents du design belge -, la notoriété de Brut semble donc destinée à grandir.
Ainsi, le collectif a récemment suscité l’intérêt d’entreprises soucieuses d’associer leur nom à des designers jeunes, innovants et entreprenants. Antoine Architectural Finishes
est l’une d’entre elles. Séduite par l’installation de Brut au salon du Meuble de Milan en 2018, la société – basée à Waregem (Flandre-Occidentale) et spécialisée dans la peinture en bâtiment -, a décidé de s’associer au collectif pour la réalisation de plusieurs installations aux foires de design de Milan et Courtrai en 2019. «Travailler avec Brut nous a permis de repousser les limites de notre savoir-faire et, surtout, d’ajouter une valeur poétique à notre travail. Ses réalisations expriment parfaitement les qualités inhérentes de nos matériaux et sont en phase avec nos principes de conception de pureté et de respect de la beauté des matières premières», affirme Joost Vanhecke, le directeur artistique de l’entreprise.
Terrain d’entente
Synthèses poétiques mêlant le groupe et l’individu, les scénographies mettent en évidence la quête commune des membres de Brut pour un langage capable non seulement de résister à l’épreuve du temps mais aussi de susciter des conversations engageantes avec les intérieurs qu’ils habitent. Ainsi, au premier abord, ce qui surprend dans une installation de Brut c’est avant tout l’unité stylistique des objets qui semblent avoir été réalisés par une seule et même main, guidée par un goût pour les tons terreux et les formes architecturales et pures. Pourtant, il suffit de s’approcher et de prendre le temps d’examiner chaque projet, d’en découvrir l’histoire et le processus de fabrication pour que la personnalité et l’expérience de son concepteur s’expriment.
© A. Popelier.
Comme le soulignent les designers: «L’accent mis sur le potentiel architectural, sculptural et émotionnel des objets que nous réalisons est une manière de créer un terrain d’entente, un motif commun capable de définir un environnement dans lequel nous pouvons tous nous donner à voir, nous soutenir mais aussi nous remettre en question. Mais c’est aussi le résultat de la sensibilité personnelle de chacun d’entre nous.»
Un pour tous
En effet, la force d’un collectif réside non seulement dans la volonté de chacun d’adhérer à une philosophie et à des objectifs communs, mais suppose également que tous ses membres aient la liberté de s’exprimer et de s’affirmer indépendamment. Ainsi, parallèlement à leur effort collectif, chaque membre de Brut possède sa propre pratique par le biais de laquelle il/elle explore et nourrit le dialogue avec les autres. Ainsi, Charlotte Jonckheer utilise des matériaux innovants et délicats pour concevoir des objets aux formes et textures contrastées et vivantes. Connu pour sa table d’appoint Inhale constituée d’un «oreiller» en aluminium surmonté d’un bloc de marbre, Ben Storms combine des matériaux inattendus dans des jeux d’équilibre savants. Signant ses projets sous le nom de Destroyers / Builders, Linde Freya Tangelder s’inspire d’éléments architecturaux tels que la voûte ou la colonne, pour créer des objets fonctionnels aux formes élémentaires. Avec une fascination toute particulière pour l’accumulation de formes qu’il assemble et empile, Bram Vanderbeke bâtit littéralement des objets oscillant entre des ziggurats et des totems. Nel Verbeke, quant à elle, explore le pouvoir rituel des objets à travers des formes abstraites et essentielles donnant lieu à des pièces de théâtre du quotidien. Enfin, Cédric Étienne explorait dans l’installation au salon du Meuble 2018 les propriétés sculpturales du liège pour concevoir des objets fonctionnels aux lignes graves.
Un nouveau chapitre
Conscients que l’innovation et l’adaptation sont les clefs du succès, Jonckheer, Storms, Tangelder, Vanderbeke et Verbeke espèrent surprendre le public avec une nouvelle installation cette année encore pendant la semaine du design à Milan, l’événement qui, il y a trois ans, les avait propulsés sur le devant de la scène internationale. Pour ce faire, le groupe entend explorer de nouvelles pistes.
© A. Popelier.
Exprimant ce que le collectif appelle un «environnement domestique inspiré d’un paysage urbain», l’installation constituera le décor pour un nouvel ensemble d’objets et jouera avec l’idée d’une «scénographie se métamorphosant en objets singuliers». Ce décor, expliquent les cinq designers, provoquera «une tension entre l’installation dans son ensemble et les objets». Cette nouvelle installation collective sera le point de départ d’un tout nouveau chapitre pour Brut. Comme l’affirment ses membres: «nous voulons pousser nos scénographies un peu plus loin». Ainsi le projet inclura des pièces «conçues en groupe qui pourraient constituer une collection Brut. Et, en même temps, exprimera notre faculté de concevoir en commun des scénographies sur mesure et sur demande.»