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littérature

«Ça fait mal aux pattes, mais c’est jouissif»: à vélo sur les hauts sommets à travers la littérature

Par Frank Heinen, traduit par Daniel Cunin
27 octobre 2022 14 min. temps de lecture À vos marques: sport et société

Pas plus que leurs confrères des contrées et pays voisins, les auteurs néerlandais et flamands ne restent aveugles au mélange d’admiration et de crainte que suscitent des sommets emblématiques comme le mont Ventoux, le Galibier, l’Alpe d’Huez ou encore le Tourmalet. Ainsi, plusieurs écrivains se sont lancés avec ténacité à l’assaut de la haute montagne française. Un défi qui, s’il ne leur permet pas de revêtir la tunique jaune, se traduit en revanche par des poèmes et des œuvres en prose captivants.

«Et voilà que vous mettez la course cycliste sur le tapis! Quoi de plus absurde! Franchir la ligne le premier! Quoi de plus pitoyable!» (Maarten ’t Hart, L’Échelle de Jacob).

Par une journée froide et humide du printemps 2011, un groupe d’hommes entreprend de faire du vélo dans les réserves naturelles situées au nord d’Amsterdam. Parmi eux, Arthur van den Boogaard, auteur de ce qui allait devenir l’ouvrage de référence en néerlandais sur le lien étroit qui existe entre cyclisme et littérature; Gerbrand Bakker, romancier à succès – il suffit de songer à Là-haut, tout est calme2; un lauréat du prix Nobel ainsi que l’écrivain qui a signé le meilleur roman des Plats Pays jamais écrit sur la petite reine. Peu après avoir quitté la capitale, les deux derniers engagent la conversation:

J. M. Coetzee: Et quand tu as envie de grimper un col, tu vas où?
Tim Krabbé: Au Kopje van Bloemendaal.
Le Kopje van Bloemendaal, c’est une dune de 51 mètres de haut. Une bosse bien plutôt qu’un col.

Les écrivains d’expression néerlandaise qui retiennent le cyclisme comme thème de leur fiction partent avec un sacré handicap. Dans leur voisinage immédiat, aucune montagne digne de ce nom! Alors qu’il suffit à leurs homologues français, espagnols et italiens de franchir le seuil de leur porte pour se trouver entourés de vastes panoramas, de décors sauvages où mamelons massifs et pics menaçants sont légion.

Néerlandais et Flamands se contentent du Cauberg dans le Limbourg batave, du mur de Grammont à la limite des Ardennes flamandes ou, à la rigueur, de la Redoute dans les Ardennes wallonnes – des côtes, en aucun cas des cols. Des buttes dont le cycliste un tantinet entraîné franchit le sommet avant de s’être rendu compte qu’il s’est mis en danseuse, ceci même si Jos Vandeloo (1925-2015) a démontré dans son roman De beklimming van de Mont Ventoux (L’Ascension du mont Ventoux) que les collines flamandes peuvent elles aussi être le cadre d’histoires épiques.

Le Kopje van Bloemendaal ne saurait être le décor d’un grand roman -tout au plus celui d’une nouvelle, que Tim Krabbé a d’ailleurs écrite dans les années 1980.

Rouler sur le plat

Autrefois, avant l’ère de la radio et de la télévision, avant aussi la production en masse de voitures abordables, la bicyclette était un moyen d’échapper à la routine quotidienne. En 1911, dans son livre Mijn Rijwiel (Mon vélocipède), l’écrivain populaire flamand Stijn Streuvels (1871-1969) écrivait ce qui suit à propos de son deux-roues:

Ce que le vélocipède m’a apporté, c’est: un élargissement de mon champ de vision. Par le passé, je connaissais à peine mon village et ce qui se trouve à proximité. Ce que je savais de la topographie des lieux, je le tenais des leçons de géographie. Dorénavant, les limites de mon monde oscillent sur une surface beaucoup plus étendue.

Il est vrai qu’on peut couvrir une plus grande distance à vélo qu’à pied, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’on se risque très loin. L’auteur qui fait du vélo dans les Plats Pays écrit sur le vent de face, les rustines, la pluie et les pavés. Sur de vastes étendues, des rivières et des bois, mais rarement sur des éminences qui s’élèvent à plus de quelques centaines de mètres au-dessus du niveau de la mer. Pour ce qui est de la compétition elle-même, de nombreux écrivains réputés s’en tiennent à la surface des choses.

A. F. Th. van der Heijden, l’un des plus en vue ces dernières décennies aux Pays-Bas, s’attarde à l’occasion sur le cyclisme dans ses romans autobiographiques, sur son oncle qui participait à des critériums sur le plat dans sa contrée. Dans de tels passages, point de dos d’âne, encore moins une montagne.

Quant au Flamand Tom Lanoye, il a composé un poème sur Gand-Wevelgem. Or, peu de classiques présentent un parcours aussi plat que celle-ci: c’est tout juste si l’on compte une ou deux bosses du côté des monts des Flandres. Si Kees van Kooten, personnalité médiatique en même temps qu’auteur aux gros tirages, a régulièrement consacré des lignes au Tour de France, il restait en général au bord de la route ou dans la voiture de l’équipe de Peter Post, sans donc monter sur la selle.

Quelque peu oublié, le formidable auteur de récits de voyage Bob den Uyl (1930-1992) a certes beaucoup pédalé au cours de ses pérégrinations, mais il considérait le vélo comme un moyen de transport, non comme un appareil de fitness. Il sillonnait principalement des paysages dépourvus de relief, sur un deux-roues en mauvais état. Plusieurs photos le montrent vêtu d’une veste de costume et d’un pantalon.

Dans In ’t groene dal (Dans la vallée verte), Den Uyl résume en ces mots ce que lui inspire l’ascension d’une «montagne» à vélo, ceci alors qu’il tente de quitter Renaix, triste cité du sud de la Flandre-Orientale: «Certes, je voyais que, pour quitter Renaix, il me faudrait, quoi qu’il en soit, escalader soit le mont de l’Enclus, soit le Pottelberg. Cela me semblait relever de l’impossible.» Dans sa nouvelle Opkomst & ondergang van de Zwarte Trui (Apparition & Disparition du Maillot noir), on assiste dans des mines abandonnées à des courses cyclistes souterraines. Sous terre, dans l’œuvre de Den Uyl, on ne grimpe pratiquement pas non plus; les compétitions se résument surtout à des critériums.

Ayant donné bien des pages sur la culture populaire flamande, Dimitri Verhulst n’a pas manqué de faire des haltes dans l’univers du cyclisme. Il a écrit une nouvelle sur le regretté Frank Vandenbroucke, mais son œuvre la plus connue demeure peut-être La Merditude des choses, roman porté à l’écran en 2009, dans lequel on assiste à un Tour de France sous la forme d’une beuverie. Dans cette réplique de la Grande Boucle réservée aux biberonneurs patentés, il est question d’une montagne dans laquelle placer un démarrage consiste en l’ingurgitation de verres de whisky et de vodka à un rythme effréné.

Tant que la littérature de langue néerlandaise reste proche des Plats Pays – ce qu’elle fait le plus souvent -, elle peine à franchir des cols. Ceux-ci jouent à peine un rôle dans De seingever
(Le Signaleur) d’Ann De Craemer et dans De ereronde van de eland (Le Tour d’honneur de l’élan) de Thijs Zonneveld. Le lecteur qui tient à aborder de forts pourcentages va devoir emprunter d’autres chemins. À l’instar des coureurs néerlandais et flamands qui, espérant briller un jour sur le Tour, déménagent vers le sud pour se familiariser avec les hauts sommets, les écrivains se doivent eux aussi de traverser un jour la frontière sans pour autant avoir besoin d’aller trop loin, car, en matière de cols, il leur suffit de passer outre-Quiévrain.

La France, pays phare

Sous leurs plumes, le Ventoux est particulièrement populaire: voici quelques années, un roman éponyme est devenu un best-seller dans l’aire néerlandophone. Son auteur, Bert Wagendorp, a longtemps sucé la roue des coureurs en tant que journaliste sportif. Lorsqu’il a quitté cet emploi, il a écrit De proloog qui raconte la nuit blanche que passe un spécialiste du contre-la-montre avant le prologue de la Grande Boucle. Une novella, véritable histoire sur la compétition cycliste, pauvre toutefois en dénivelés à la différence de Ventoux.

Publié quinze ans plus tard, ce roman met en scène pour sa part des amateurs de la petite reine, à l’image de ce flot d’hommes plus ou moins jeunes qui s’efforcent de rester en forme en enfourchant régulièrement un vélo de course. Au centre de la narration figure la mort de l’un des protagonistes, survenue alors qu’il a chuté en dévalant le Géant de Provence.

Une chose est certaine, celui-ci est de loin la montagne la plus fréquemment gravie dans la littérature. Cela tient sans aucun doute pour une part à Pétrarque qui l’a escaladée en 1336, à pied à défaut de deux-roues à l’époque. Et pour une autre part à Tom Simpson, le Britannique drogué et déshydraté dont le cœur, quelque six cents ans plus tard, pendant une étape du Tour, a lâché. L’un des plus célèbres poèmes de Jan Kal, publié dans son premier recueil Fietsen op de Mont Ventoux (Gravir le mont Ventoux, 1974), commence par cette strophe:

Composer un sonnet, c’est gravir le Ventoux,
Là où Tommy Simpson rendit son dernier souffle.
Le maillot arc-en-ciel, parti à l’époustoufle,
Sua sang et eau dans un tragique va-tout.

De même, Lévi Weemoedt sait que le coureur cycliste met sa vie en danger, et pas uniquement sur les pentes vauclusiennes. En témoigne son poème «Tour de France. Retour sur la course».

Le Ventoux est une montagne étrange. Il se dresse plus ou moins tout seul au milieu d’une Provence vallonnée, loin de ses grands frères et de ses grandes sœurs. Les kilomètres qui annoncent son sommet offrent un paysage lunaire, post-apocalyptique, où le vent souffle rarement en votre faveur. Beaucoup de montagnes sont bien plus difficiles à gravir, beaucoup ont été bien plus souvent empruntées par les coureurs du Tour de France, mais aucune ne nourrit à ce point l’imagination.

Dans l’une des nouvelles de son recueil De man en zijn fiets (L’Homme et son vélo) – dans lequel fiction et non-fiction aiment former un inextricable écheveau –, le producteur de télévision et écrivain Wilfried de Jong raconte lui aussi une ascension du mont Ventoux. Il en a d’ailleurs tiré un documentaire réalisé avec une partie de l’équipe qui l’a épaulé, pendant des années, dans la conception de programmes sportifs à succès. En fait, c’est plutôt l’inverse qui est vrai: le documentaire a précédé la nouvelle.

Dans cette histoire, le personnage principal s’attaque au Géant de Provence. Il vient d’avoir 50 ans, il pense qu’il a quelque chose à se prouver et à prouver à son corps. Tout comme dans le roman de Bert Wagendorp (Wilfried de Jong joue d’ailleurs l’un des protagonistes dans l’adaptation cinématographique du livre de ce dernier), le Ventoux constitue la toile de fond parfaite pour des hommes (en réalité, il y a autant de femmes que d’hommes pour gravir les sommets à vélo, mais jusqu’à présent, dans la littérature, elles préfèrent rester au bord de la piscine) qui entendent lutter contre ce qu’ils ressentent comme des marques de la décrépitude physique:

C’était donc ça, mon cinquantième anniversaire. En haut d’une montagne, sans visibilité aucune. Je faisais partie de ces vieux schnocks qui ont traîné au sommet du Ventoux toutes les défaillances de leur corps.
Félicitations, espèce d’andouille, me suis-je dit.

Autre roman dans lequel des hommes mûrs éprouvent le besoin de faire leurs preuves, Op de hellling (Sur la pente) de Boudewijn Smid nous entraîne dans d’autres ascensions souvent retenues sur le parcours de la Grande Boucle: le Glandon, le Galibier, l’Alpe d’Huez… Les personnages les gravissent dans le cadre de La Marmotte, une course cyclosportive devenue mythique. Il n’y a pas que pendant le Tour que l’Alpe d’Huez offre le spectacle et l’atmosphère d’une fête foraine caractéristiques des critériums:

La sérénité du Télégraphe et du Galibier, c’était terminé. L’Alpe d’Huez était un croisement entre le carnaval et «Le Jugement dernier» de Jérôme Bosch. Sous un soleil de plomb et à travers un voile de sueur salée, Thomas distinguait des gens à moitié nus, aux têtes monstrueuses; sur le bord de la route, ils hurlaient, ils applaudissaient; encouragés, les coureurs mettaient leur corps au supplice, ceux qui avaient déjà franchi le sommet dévalaient la pente en faisant chanter leurs pneus, les voitures klaxonnaient; de l’asphalte qui fondait émanait une odeur de goudron et de caoutchouc. Immobile, la chaleur collait aux versants de la montagne. Il n’y avait ni ombre, ni vent.

Les pros prennent la plume

Ces montagnes forment en premier lieu, comme le Ventoux, un paysage hostile, un lieu où le danger menace, sans que l’on sache jamais d’où il va surgir. Dans nombre de descriptions de ces coureurs (amateurs), on relève le caractère introspectif qui accompagne leurs efforts dans l’ascension d’un sommet. À chaque coup de pédale, ils plongent toujours plus avant en eux-mêmes alors que ce qui se passe autour d’eux leur est de moins en moins perceptible.

Ce contraste entre bruits extérieurs et abîme intérieur, peu l’ont approché de façon aussi intense que l’ancien professionnel Peter Winnen lorsqu’il décrit, dans son roman autobiographique Van Santander naar Santander (De Santander à Santander), dans quelles conditions le jeune coureur qu’il était a remporté une étape du Tour de France à l’Alpe d’Huez:

À environ deux kilomètres du sommet, je me suis retrouvé au milieu d’une foule qui ne me laissait çà et là qu’un étroit corridor pour passer. On me versait toujours plus d’eau sur la tête et le dos. À cause du vent glacial, ce n’était guère agréable. La chair de poule me parcourait les bras. De plus en plus d’idiots couraient à ma droite et à ma gauche en rugissant dans mes oreilles. Ça me faisait tressauter. Un vide infini se faisait en moi. Mes poursuivants ne vont pas tarder à me rattraper, je me suis dit. Pour être honnête, je n’avais plus envie de pédaler. Descendre tout bonnement de vélo et me cacher au milieu de la foule, telle me semblait être au fond la meilleure solution.

Hormis Peter Winnen, bien peu de pros néerlandais et flamands s’assoient à leur bureau. Vainqueur d’une étape sur le Tour et commentateur pour la télévision, Maarten Ducrot a narré, voici déjà bien longtemps, ses expériences dans le peloton. Quant à Thijs Zonneveld, après des débuts prometteurs en tant que grimpeur, il est devenu journaliste sportif.

On ne peut nier une influence de Tim Krabbé sur leurs écrits. Mentionnons aussi Marco Pinotti, probablement le seul auteur italien à avoir fait ses débuts en néerlandais avant de publier, une bonne décennie plus tard, un livre dans sa langue maternelle.

En 2005, il a en effet donné, sous forme d’un échange de lettres avec un de ses amis, un journaliste néerlandais, Verlangen naar de Giro (La Nostalgie du Giro). Pinotti n’était pas un grimpeur, aussi les montagnes sont très peu présentes dans ces pages. L’Espagnol Pedro Horillo, qui a échangé une correspondance avec l’écrivain et journaliste sportif néerlandais Nando Boers (réunie dans Amigo), n’était pas lui non plus un spécialiste des forts pourcentages; cependant, sa carrière a été marquée par une descente lors du Tour d’Italie de 2009 au cours de laquelle il a manqué de peu de chuter. Horillo et Pinotti réussissent à voir la course de l’intérieur tout en adoptant une vue en plongée; ils considèrent le vélo comme un instrument qui leur permet, à la manière de Stijn Streuvels, d’élargir leur «champ de vision».

La montagne française la plus célèbre n’est ni dans les Alpes ni dans les Pyrénées

Le 3 septembre 2020, lorsque la Grande Boucle a escaladé pour la première fois la montagne la plus célèbre de la littérature d’expression néerlandaise, tous les favoris ont franchi la ligne d’arrivée dans le même temps.

Le mont Aigoual, à la frontière entre les départements de la Lozère et du Gard, ne s’est pas révélé assez sélectif pour créer des écarts. Quelle différence avec De Renner (Le Coureur) de Tim Krabbé! Dans ce roman, Kr., le personnage central, dispute la course amateur du Tour du mont Aigoual (dont il finit deuxième).

En publiant De Renner en 1978, Tim Krabbé a hissé le cyclisme parmi les sujets à propos desquels les lettres de langue néerlandaise ne peuvent plus faire l’impasse. Pour la première fois, un auteur est parvenu à transposer l’ascension d’un col en un exercice littéraire et à faire d’une course cycliste la toile de fond naturelle d’un roman. Krabbé, qui a lui-même fait du vélo à un niveau élevé chez les amateurs, a depuis été imité à bien des reprises, mais aucun livre n’a encore surpassé le sien. Dont les rééditions ne cessent de se succéder, cyclistes célèbres et passionnés de littérature lisant et relisant De Renner. Cette histoire contient, entre autres, le plus beau passage que je connaisse sur l’effort du coureur en pleine ascension:

Ça fait mal aux pattes, mais c’est jouissif. Un dur labeur dont on vient à bout, porter une pile de poufs pour une copine qui déménage.
Bien tenir le guidon, on progresse lentement. Selon moi, le guidon nous précède, il faut juste veiller à ne pas le lâcher. Ce qui suppose d’avoir de la force dans les bras. J’examine mes poignets tendus devant moi comme des lattes. Incroyable comme ils sont bronzés, noirs pour ainsi dire dans les plis! Les poils forment des alignements mouillés et parallèles dans le sens de la marche. Je trouve mes poignets extrêmement beaux.
Je grimpe.

Lisez:
Un extrait du roman «Le Coureur» de Tim Krabbé.
Le poème «Tour de France. Retour sur la course» de Lévi Weemoedt.

Cet article a initialement paru dans Septentrion n° 6, 2022.
Frank Heinen

Frank Heinen

Auteur de nouvelles et de récits sur le sport et son histoire

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