Canal Seine-Nord: dix ans de travaux pour quarante ans de projets
Ce n’était à peine qu’un fait divers dans la presse française en avril dernier: l’octroi par la préfète du département de l’Oise de l’autorisation environnementale pour l’aménagement du premier tronçon du canal Seine-Nord. Cela signifierait-il que le nœud autour de ce projet pharaonique a été tranché et que la phase d’exécution peut enfin être entamée ?
L’épithète «pharaonique» est à peine exagérée: un nouveau canal tout près et par endroits à la place de l’actuel canal du Nord, entre d’un côté Compiègne, sur l’Oise et donc relié à la Seine, et de l’autre côté Aubencheul-au-Bac, près de Cambrai, sur le canal Dunkerque-Escaut. Un ouvrage d’une longueur de 107 km et de 54 mètres de largeur, représentant un déplacement de 57 millions de mètres cubes de terre. En cours de route doivent être construits sept écluses et 60 ponts, l’aménagement de quatre plateformes (de transbordement) multimodales est prévu, mais les ouvrages d’art les plus spectaculaires seront sans aucun doute les trois aqueducs ou ponts-canaux franchissant les autoroutes A29 (Amiens-Saint-Quentin) et A26 (Calais-Reims) et la vallée de la Somme.
Ce canal doit permettre à des péniches avec une capacité de 4 500 tonnes et trois étages de conteneurs de naviguer entre le bassin de la Seine et le bassin de l’Escaut. Pour donner une idée du gabarit d’un pareil transporteur fluvial: la cargaison d’une seule péniche peut atteindre le volume de 220 poids lourds. Grâce aux travaux d’élargissement prévus dans le même cadre sur l’Escaut et la Lys en Belgique, l’on pourra assurer ainsi une liaison fluviale de grand gabarit (de classe dite Vb) entre la région parisienne et les ports du nord de la France et du Benelux.
Les voies navigables ont été pendant de longs siècles les réseaux de transport les plus importants pour le transport de marchandises, longtemps avant qu’il fût question de voies ferrées et encore moins d’autoroutes. La révolution industrielle a provoqué une amplification d’un grand nombre d’activités économiques et, conséquemment, une nette augmentation de la demande de transports. Des rivières ont été rendues navigables pour des péniches jusqu’à 300 tonnes et c’est à cette époque que de nombreux canaux ont été creusés dans nos contrées.
La principale liaison fluviale actuelle entre les bassins de la Seine et de l’Escaut est le canal du Nord, entièrement achevé seulement en 1965 en tant que version agrandie du canal de Saint-Quentin inauguré en 1809 sous le règne de Napoléon. C’est ce dernier qu’a emprunté en 2005 le photographe et présentateur Michiel Hendryckx pour voyager de Gand à Mâcon sur une péniche de 1912 transformée en vue de réaliser une série télévisée pour la chaîne flamande Canvas.
Un plan très ambitieux
Des agrandissements dans la navigation fluviale ne sont donc pas chose neuve, mais entre-temps, le rôle et les ambitions du transport fluvial ont été profondément modifiés. Lorsque fut entamé, il y a plus d’un siècle, l’aménagement du canal du Nord, l’objectif était en premier lieu le transport en vrac de matières premières, surtout du charbon, et le transport de marchandises conditionnées, surtout des produits des aciéries, du bassin minier de Wallonie vers la région parisienne. Il n’existait pas de réelles alternatives à la voie navigable et le long de celle-ci l’activité économique résultant de la présence du canal était plutôt limitée.
En 2021, l’extraction du charbon n’est plus qu’un vague souvenir dont témoignent néanmoins durablement les terrils. Le transport en vrac par péniche, par exemple de matériaux de construction ou de produits agricoles, est encore toujours indispensable, mais il ne suffit pas pour justifier l’aménagement d’un nouveau canal.
© Jérémy-Günther-Heinz Jähnick / Wikimedia Commons
Le canal Seine-Nord a cinq objectifs :
– Relier le réseau fluvial français pour le transport de grand gabarit au réseau européen.
– Encourager le transport fluvial afin de dégager les grands axes routiers d’une partie de leur trafic.
– Renforcer la compétitivité des produits agricoles et industriels de la région en leur proposant un transport à moindre coût.
– Améliorer l’attractivité de la région comme lieu d’implantation d’activités industrielles et logistiques pouvant bénéficier d’un transport à moindre coût.
– Augmenter le potentiel des ports maritimes par la création de nouvelles voies de transport vers l’arrière-pays.
Le canal devrait permettre à terme de retirer quelque 760 000 poids lourds des routes. C’est un chiffre impressionnant et en même temps pas si spectaculaire si on songe que l’autoroute A1 de Paris à Lille voit passer quotidiennement 15 000 poids lourds. Les travaux d’aménagement du canal devraient créer jusqu’à 10 000 emplois auxquels il faut ajouter entre 20 000 et 50 000 emplois une fois que le canal sera en activité, surtout sur les plateformes multimodales devant attirer une très forte activité logistique.
Il reste à voir dans quelle mesure ces objectifs seront atteints. «La prédiction est un art difficile, surtout lorsqu’elle concerne l’avenir», disait déjà l’auteur américain Mark Twain au XIXe siècle. C’est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit de projets dont la réalisation risque de durer quelques décennies. Les premiers plans pour ce canal remontent en effet aux années 1980 et rappelez-vous: l’Internet et donc le commerce en ligne devaient encore être inventés, le réchauffement climatique n’intéressait qu’une poignée de spécialistes et la Chine était encore un géant endormi. Sans parler de la crise du Covid-19 et de ses conséquences possiblement durables pour nos chaînes de production et d’approvisionnement.
Des débuts difficiles
Ce genre d’incertitude, doublé des évaluations des coûts toujours plus élevés, a souvent engendré des doutes par rapport à la poursuite du projet. Une étape importante a été la sélection en 2004 du canal et du plus ample projet européen Seine-Escaut comme l’un des 30 réseaux de transports transeuropéens soutenus entre autres par l’Union européenne. Cela a conduit à un accord entre la France, la Flandre et la Wallonie – en effet les deux régions et non le pouvoir fédéral belge qui n’est pas compétent en la matière – sur l’élargissement et l’approfondissement des voies navigables connectées dans le nord de la France et en Belgique, notamment la Deûle, la Lys, l’Escaut et les canaux avoisinants. C’est ainsi que sont réalisés actuellement de gros travaux à Menin (sur la Lys) et à Tournai (sur l’Escaut) en vue de la rectification et/ou de l’élargissement des cours d’eau ou du rehaussement de ponts.
La dernière grande bouffée de vent contraire est survenue en 2017 sous le règne du tout nouveau président Macron. À l’occasion de l’inauguration de deux nouvelles lignes de TGV dans l’ouest de la France, il annonçait en effet un temps d’arrêt pour tout chantier de travaux publics de grande envergure, privilégiant les transports du quotidien. En d’autres termes, au lieu d’investir encore dans de nouvelles lignes TGV, il y aurait tout d’abord des investissements dans les trains régionaux.
Il ne mentionna pas explicitement le canal Seine-Nord, mais on n’ignorait pas que son Premier ministre de l’époque, Édouard Philippe, ne portait pas ce projet dans son cœur. Lorsqu’il était encore député-maire du Havre, il s’était montré très critique par rapport au coût exorbitant, à l’impact écologique et aux profits incertains de ce projet. Ses adversaires interprétèrent surtout cette attitude comme un réflexe protectionniste de la part d’un maire qui voyait d’un mauvais œil que d’autres ports que le sien, notamment ceux du Benelux, obtiennent un accès plus aisé à la région parisienne.
Mais en tant qu’Européen déclaré, Emmanuel Macron ne pouvait se permettre d’abandonner un projet avec une telle portée (et un tel soutien financier…) européenne. En même temps, sous la direction de Xavier Bertrand, la direction de la nouvelle région Hauts-de-France, une fusion du Nord-Pas de Calais et de la Picardie, mena une campagne d’une rare ampleur en faveur du projet, soutenue d’ailleurs par de nombreux maires locaux.
Tout cela conduisit en 2018 à un accord de financement entre l’Union européenne, l’État français et les administrations locales. En rabotant par-ci par-là les ambitions (par exemple des écluses un peu moins performantes), on diminua le budget jusqu’à 5,1 milliards d’euros, dont l’Europe assumerait 2,1 milliards d’euros, l’État français et les administrations régionales et départementales concernées chacun 1,1 milliard d’euros. Les 800 millions d’euros restants seront empruntés et financés avec les revenus d’une taxe nationale en faveur du modal shift de transport routier vers le transport ferroviaire et fluvial.
Le creusement du canal même devrait débuter encore cette année, l’idée est de pouvoir l’achever en 2028. Les travaux sur les cours d’eau annexes dans le nord de la France, en Flandre et en Wallonie devraient être terminés pour 2030.