Les vaches sont bien plus que de simples usines à lait: ce sont des animaux grégaires et sociables qui communiquent entre eux, mais aussi avec les humains. La sociolinguistique n’accorde toutefois que peu d’importance à ce type d’interactions, une négligence que Leonie Cornips espère corriger avec son étude sur les vaches et leur langage.
Au lieu de m’intéresser au sujet de prédilection de la sociolinguistique –à savoir l’humain–, j’ai décidé de m’attaquer à une autre espèce: la vache laitière. Les vaches ont bel et bien une voix, même si celle-ci ne se fait pas entendre dans les débats sur l’azote ou les conditions de travail des agriculteurs.
J’ai choisi d’étudier les interactions entre vaches ainsi qu’entre les vaches et les humains, et ce, dans différentes situations. Le but de mes recherches? Entendre, écouter et interpréter la voix des vaches. Pour ce faire, j’ai considéré la langue comme un ensemble de sons, de contacts visuels, de mouvements, d’expressions faciales et de pratiques sensorielles porteuses de sens qui consistent à utiliser le goût, le toucher, l’ouïe, la vue et l’odorat dans des situations concrètes, par exemple pendant les repas, la traite, les jeux ou les moments d’agitation dans l’étable.
Les théories sociolinguistiques ne tiennent pas (encore) compte des interactions entre animaux ou entre les animaux et les humains. Elles ignorent également les rapports de force entre l’humain et les autres espèces. Dans leurs recherches, les sociolinguistes se basent encore sur une séparation bien marquée entre l’humain et l’animal non humain. Mon étude a pour but d’ouvrir la voie à la sociolinguistique pour les animaux.
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La recherche sociolinguistique du côté des animaux pourrait permettre de créer un cadre de travail dans lequel nous pourrions étudier les animaux comme des êtres à part entière, en nous éloignant de cette perspective anthropocentrique qui place l’humain au-dessus du reste. Un cadre qui poserait la question (très) ouverte: que se passe-t-il? Cette question est extrêmement éloignée des deux grandes questions habituelles de la sociolinguistique. Un: à quel type d’unité linguistique a-t-on affaire? S’agit-il d’un verbe, d’un phonème… ? Dans cette approche, la langue est traitée comme un code. Deux: comment les locuteurs s’identifient-ils par leurs pratiques langagières? Par exemple, comment parlent-ils lorsqu’ils sont en groupe? Cette question a donc trait aux usagers de la langue.
Malgré les contacts intensifs entre l’humain et la vache laitière, nous en savons moins sur le comportement social de la vache laitière que sur celui des animaux de compagnie
Pour s’intéresser aux vaches laitières d’un point de vue sociolinguistique, il faut donc résoudre deux problèmes. Le premier: comment s’éloigner, théoriquement et méthodologiquement, de cette tendance à placer l’humain au cœur de chaque étude, en tenant notamment compte des rapports de force complètement inégaux entre l’humain et la vache laitière? Le deuxième: comment combler les lacunes de la sociolinguistique en matière d’expression à caractère intentionnel, interactionnel ou communicatif chez un animal bien précis?
Malgré les contacts intensifs entre l’humain et la vache laitière et le long passé commun des deux espèces, nous en savons moins sur le comportement social de la vache laitière que sur celui des animaux de compagnie –ce qui tient sans doute au fait que le lait et le corps des vaches laitières sont considérés comme de simples produits de consommation. Pourtant, la vache laitière est un animal grégaire et sociable… tout comme l’être humain.
Recherches sur le terrain: brossage, traite, nourrissage
Depuis la mi-2018, je mène, sur le terrain, une étude ethnographique dans le cadre de laquelle j’essaie de placer la vache laitière au centre d’observations systématiques et prolongées dans diverses étables. L’ethnographie rejette cette scission catégorique entre les animaux humains et les animaux non humains. Elle se prête donc parfaitement à l’étude de communautés qui n’ont encore jamais fait l’objet de projets sociolinguistiques –les vaches laitières, par exemple. Le but de mes observations était d’identifier la manière dont les vaches perçoivent les autres vaches, l’éleveur, les soigneurs et leurs pratiques et activités (routinières ou non), mais également des objets comme les chaînes, les crochets, les robots d’alimentation ou de traite, les tracteurs…
Bien entendu, je ne peux apprendre à connaître la vache que sous une perspective humaine, mais au lieu d’apprendre des choses sur la vache, j’apprends avec la vache par le biais d’expériences physiques comme le brossage, les caresses, la traite, le nourrissage et les moments passés avec elles. Dans mes notes, je consigne ce que je pense, ce que je sens avec mon nez ou avec mes mains, ce que je vois, ce que j’entends et ce que je goûte. Cette approche permet d’obtenir des données provenant conjointement de l’humain et de la vache laitière. Avec un peu de chance, cette étude soulèvera des questions d’éthique interespèce, par exemple: comment étudier des animaux non humains en tant qu’individus dans des circonstances bien précises, mais toujours de manière respectueuse?
Au lieu d’apprendre des choses sur la vache, j’apprends avec la vache par le biais d’expériences physiques
Grâce à ces travaux ethnographiques sur le terrain, je peux à présent donner quatre exemples de la manière dont les vaches laitières s’organisent dans différentes situations, que ce soit entre elles ou dans leur relation avec l’humain. En partant de la fameuse question «Que se passe-t-il?», j’essaierai de peindre un tableau aussi précis que possible du répertoire sociolinguistique d’une vache laitière: quels sont les sons produits par la vache, en combinaison avec la manière dont elle positionne son corps, tient ses oreilles, bat de la queue, etc.?
Dans une étable fermée: le salut de la vache
Dans une étable fermée où ne pénètrent qu’une poignée de personnes, une vache laitière peut prendre l’initiative de reconnaître la présence de celui ou celle qui entre dans son étable. Elle tourne alors son visage vers l’arrivant∙e, établit un contact visuel, lève les oreilles et produit un mmmm aux sonorités nasales qui sonne comme un ou humain.
© Pixabay
La vache ne produit cette combinaison de son et d’expressions corporelles que lorsqu’un humain entre dans «son» étable, ce qui signifie que la vache comprend les notions de temps et d’espace –raison pour laquelle je considère ce son comme un salut. Il faut également souligner que ce salut n’a lieu que si la vache a une certaine personnalité (certaines vaches ne saluent pas) et se trouve dans un type d’étable bien précis (fermée par des cloisons et un toit) visitée par un nombre de personnes très restreint. Chez les humains, le salut s’accompagne généralement d’un contact physique: baiser, poignée de main, tape sur l’épaule, embrassade… Pour les vaches, ce type de contacts n’est pas évident. Se trouvant derrière des barrières, elles ne sont pas suffisamment libres pour venir à la rencontre de la personne et lui donner un coup de museau ou de langue.
À la maternité: après l’accouchement
Une vache sur le point de mettre bas est généralement écartée de l’effervescence de l’étable et installée dans un espace à part: le box de vêlage. Aux Pays-Bas, les veaux sont séparés de leur mère directement après la naissance. Cependant, lors de l’une de mes observations, l’éleveur a dû s’absenter, et la mère a pu passer dix-sept minutes avec son petit avant que celui-ci lui soit enlevé. Pendant ces dix-sept minutes, la vache qui venait d’accoucher est parvenue à se lever, et s’est mise à lécher intensivement son veau, les oreilles levées et légèrement tournées vers l’avant, tout en produisant, bouche fermée, un bref mm à très basse fréquence.
© Public Domain
À la maison de retraite: «Reste où tu es»
Dans la maison de retraite pour bovins De Leemweg, vaches et bœufs partagent leurs vieux jours. La plupart des animaux ont toujours leurs cornes. De nombreuses vaches sont seulement «trop vieilles pour rester en production». Wakamoe, la doyenne de la bande, affichait toutefois vingt-trois ans au compteur en 2022. J’ai pu constater que les vaches accueillaient Bert Hollander –le fondateur de la maison de retraite (qui s’occupe également des soins quotidiens de ses pensionnaires)– avec un son doux, alors qu’elles évoluent dans une étable complètement ouverte (voir ci-dessus).
© Bert Hollander
Alors que j’observais les animaux dans leur abri au sol recouvert de sable, j’ai vu une vache se frotter les épaules et le dos sous la brosse à vache verte. Elle a alors émis à trois reprises un grave mmmm à l’attention d’une congénère en approche, comme pour lui dire: «Je ne sais plus trop me déplacer vite à cause de mon corps raide et de mes vieux os qui craquent, donc évite de me rentrer dedans.» Voire peut-être: «La place est prise, donc reste bien où tu es.» L’autre vache ne s’est d’ailleurs plus approchée.
Au sein d’un petit troupeau vivant à l’extérieur: le rappel du veau
Au printemps 2018, je me suis lancée à la recherche d’un abri et d’un pâturage pour un veau (du nom de Piet) que j’avais adopté lors de mes recherches sur le terrain. Au final, le petit a été adopté par un petit troupeau composé de trois femelles adultes. Cato, l’une des trois vaches, a immédiatement pris Piet sous son aile. Ce petit troupeau reste dehors toute l’année, de jour comme de nuit, mais peut s’abriter dans un petit hangar composé d’un toit et de parois fermées.
Un jour, alors qu’il avait environ huit mois, Piet est entré par curiosité dans la pièce où il recevait du lait étant petit; un espace où les autres vaches ne s’aventurent jamais. Cato, qui se trouvait dans la prairie, de l’autre côté de la clôture, l’a alors rappelé à l’ordre. Elle a regardé vers lui (vers son dos, en tout cas), s’est tendue et a levé les oreilles et la tête avant d’ouvrir la bouche pour produire un long meuglement dont l’intensité est passée de trente à quatre-vingt-dix décibels en une seconde et demi. La hauteur tonale du son était au départ d’une petite centaine de hertz, mais a rapidement grimpé de plus de deux octaves pour dépasser (largement) les cinq cents hertz. La dernière note avait une hauteur tonale de cinq cents hertz. Cette fois, Piet a réagi très vite (peut-être aidé par les aboiements du chien dans le jardin clôturé). Six secondes après l’appel de Cato, il était de retour auprès de sa mère adoptive et du troupeau, de l’autre côté de la clôture.
D’égal à égal
Ces quelques exemples tirés de recherches menées au sein de plusieurs étables ont démontré que la vache pouvait produire, en fonction de l’étable et de la situation, différents sons (chacun accompagné d’un langage corporel bien précis) porteurs de sens pour les autres vaches (y compris les veaux). La voix de la vache peut donc être entendue, à condition que l’humain renonce à sa position centrale dans la recherche sociolinguistique et considère la vache comme un individu à part entière (sur les plans théorique et méthodologique).
Avec un peu de chance, cette nouvelle étude ouvrira la voie à une meilleure compréhension de la voix de la vache par des personnes capables de traiter ce sujet de manière professionnelle. Cette voix pourra alors être entendue dans le cadre de débats touchant à des thèmes de société tels que le climat, la réduction de la diversité et la problématique de l’azote.