Ceci n’est pas une escalope: le #schnitzelgate
La linguiste Fieke van der Gucht lit, tend l’oreille et évoque ce qui retient son attention dans la langue néerlandaise. Cette fois-ci, ce sont les noms carnés donnés aux produits végétariens qui l’ont interpellée.
En lisant que nous déjeunerions sur le pouce de quelques «croquettes haguenoises!», je fus prise de vapeurs. Le point d’exclamation trahissait, selon toute vraisemblance, une légitime fierté. La proposition dînatoire émanait de Onze Taal, une revue consacrée à la langue néerlandaise sous tous ses aspects, destinée à un large public. Comme la publication aspirait à étendre davantage ce public par-delà les frontières néerlandaises, j’avais été invitée à intégrer l’équipe de rédaction.
Jusque-là, tout collait: je suis une Belge qui aime sa langue et aime la populariser. Qui plus est, ma mère m’avait jadis offert un abonnement à Onze Taal, tout au début de mes études de néerlandais.
Mais en plus d’être flamande, je suis aussi végétarienne, et je suspectais la présence de viande dans ladite croquette. Mon ami Google m’apprit alors que l’authentique croquette haguenoise contenait effectivement du bœuf, et que la variante végé relevait de l’injure à La Haye tout entière. Qui touche à la croquette haguenoise s’en prend aux Haguenois!
Je répugnais à mordre la main qui me nourrissait, mais tout autant le petit-pain-croquette qu’elle me tendait, pensais-je en grimpant dans le train pour assister à ma première réunion de rédaction à La Haye – ou sur le train, selon que vous voyagiez depuis la Belgique vers les Pays-Bas ou l’inverse.
Puisqu’il faut bien s’occuper dans les transports en commun, je me plongeai dans les sensibilités carnées de nos voisins du nord. Je découvris ainsi l’existence du #schnitzelgate, un débat sur le nom des substituts de viande. Soudain, j’obtins la réponse à une question qui me taraudait depuis des années: pourquoi la marque De Vegetarische Slager («Le Boucher végétarien») appelait-elle son haché vegetarisch gehackt au lieu de gehakt, ses dés de volaille vegetarische kipstuckjes au lieu de kipstukjes, et son simili-thon (visvrije) tonyn au lieu de tonijn?
Apparemment, la NVWA (l’Autorité néerlandaise pour la sécurité des produits alimentaires et des produits de consommation) avait déjà tapé sur les doigts du Vegetarische Slager en 2012 en raison des noms de viande classiques donnés à ses produits. Un consommateur insouciant, qui eut été suffisamment bête pour faire fi du gigantesque Vegetarische Slager sur l’emballage, aurait ainsi pu – horreur suprême! – porter à sa bouche des lardons ou autres médaillons ne provenant pas d’un animal.
La variante orthographique du terme carné et l’adjonction de l’adjectif vegetarisch(e) avertissaient ainsi le consommateur de la nature végétale de ladite «vyande». Problème résolu!
Jusqu’à ce que le débat ne resurgisse au début d’avril 2019, lorsque la commission de l’agriculture du Parlement européen eut à se pencher sur une proposition visant à interdire ces appellations déroutantes des substituts de viande. Dans certains États membres tels que l’Allemagne et la France, le climat y était déjà tout à fait propice: dans le premier, le ministre de l’Agriculture avait ainsi voulu interdire les appellations «escalope de soja» et «saucisse au curry végane» dès 2016; tandis que dans le second, les producteurs de saucisses végétariennes étaient d’ores et déjà passibles d’amendes pouvant aller jusqu’à 300 000 euros en cas d’incartade linguistique.
Payer le prix fort pour de la viande et finir par découvrir un vulgaire faux! Ça par exemple!
On peut évidemment se demander si l’argument de la supercherie est fondé, et si ces noms sont réellement utilisés pour attirer subrepticement des carnivores invétérés dans le piège végétarien. Payer le prix fort pour de la viande et finir par découvrir un vulgaire faux! Ça par exemple! Sauf qu’à y réfléchir, le terme carné n’offre-t-il pas plutôt un cadre de référence aux végétariens prudents? Grâce à ces appellations, les omnivores qui souhaitent goûter à une alternative végétarienne savent d’emblée à quel type de viande se référer pour juger le substitut.
En guise de contre-attaque, De Vegetarische Slager appela les consommateurs à signaler d’autres noms de produits pareillement déconcertants sous le mot-dièse #schnitzelgate. Et en effet, on trouve bien peu de salade (sla) dans les rouleaux de viande baptisés slavink, je me sens fort peu flouée par l’absence totale d’étudiant broyé dans le mélange de fruits secs appelé studentenhaver, et ce n’est pas par antimilitarisme que je me délecte de ces petits gâteaux secs connus sous le nom de soldatenkoeken. Reste à voir, toutefois, si le bannissement des produits végétariens aux noms carnés deviendra effectivement loi à l’avenir. Il faut d’abord pour cela que la Commission européenne introduise une proposition et qu’une majorité du Parlement européen et des États membres l’approuve ensuite.
Pour ma part, je trouve cette affaire amusante au plus haut point, même si les nouveaux noms de produits du Vegetarische Slager destinés au marché belge ont le don de me hérisser. Ici, en effet, un bureau de publicitaires – indubitablement néerlandais – a voulu donner dans «l’idiome flamand si savoureux» en nous gratifiant de Poulettekes, de Gehackt Super Hâché, de Saucissekes, de Boulettes Very Chouettes et autres Le Burger et Specks’kes Fumés. Pour du flamand, celui-là est solidement mâtiné de français, si vous voulez mon avis – mais personne n’en veut jamais, de mon avis.
Mais soit, voilà que j’arrivais déjà à La Haye. «Alors, combien de croquettes haguenoises pour vous?», me lança l’aimable collaborateur d’Onze Taal. «Y a-t-il aussi des croquettes aux légumes?», osai-je timidement. «Je suis végétarienne.» Par bonheur, c’est ma prononciation du g de groentekroket qui a retenu l’attention plus que la farce de légumes. Ce savoureux flamand de la nouvelle collègue, voyez-vous.