«Centralia» de Miel Vandepitte: Une course sous acide au cœur d’une ville apocalyptique
Miel Vandepitte, jeune auteur et illustrateur belge, signe son premier roman graphique aux éditions Albin Michel. Centralia est le nom d’une ville-fantôme toxique devenue inhabitable suite à un étrange réchauffement climatique. Malgré les risques encourus, quatre héros partent à sa découverte pour en percer les mystères.
Lonca en a «ras la moustache» de la guerre civile menée contre les affreux Nasiques. En se retirant à Blitz avec ses hommes, il espère leur offrir «un havre de paix». Mais l’augmentation de la population provoque une pénurie alimentaire et des difficultés économiques inédites. C’est ainsi que notre téméraire cow-boy se donne pour mission de trouver un financement afin de reconstruire la ville et d’acheter à ses soldats blessés «le plus grand saloon du Nouveau Monde».
Bien que conscient du risque de se transformer en potage en posant pied à Centralia –l’asphalte y atteindrait plus de deux cents degrés–, il rassemble une équipe pour s’y rendre: Jack, son homme de main (qui dégaine aussi rapidement son fusil que ses canettes de bières) Charden, un scientifique bardé de gadgets (et un peu médecin sur les bords) et Ace, une jeune journaliste envoyée par sa rédaction pour faire un reportage.
Une fiction basée sur un fait réel
Miel Vandepitte s’est inspiré d’une catastrophe naturelle survenue il y a soixante ans à Centralia, une petite ville minière située en Pennsylvanie. En 1962, un incendie s’est déclaré dans les mines de charbon de la ville, entraînant des émissions de gaz toxiques et le déplacement de ses habitants. On y raconte qu’à certains endroits, on peut faire fondre du verre sur le sol. La chaleur, les glissements de terrain et les vapeurs de gaz ont rendu la localité invivable. Même si la ville a été rayée de la carte en 1981, on y comptait en 2010 encore dix habitants.
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Selon les spécialistes, il faudrait attendre deux cents ans pour que le feu souterrain cesse son activité. En entendant l’histoire surréaliste de Centralia, l’auteur a imaginé ce désastre écologique ayant lieu non pas dans un petit bourg, mais à l’échelle démentielle d’une mégalopole.
Créatures mutantes, bazookas et mouettes-carnivores
Fervent amateur de bandes dessinées fantastiques, étranges et apocalyptiques (telles que celles de Moebius, d’Akira, du duo François Schuiten & Benoît, de Geof Darrow et de Brian Vaughn), Miel Vandepitte s’est naturellement distancié de la vraie histoire, laissant libre cours à son imagination déjantée. Au sein de sa ville cauchemardesque comparable à une immense fournaise, il installe le chaos à tous les niveaux de lecture. C’est ainsi que nos aventuriers, contraints de se déplacer en hauteur -sur les câbles électriques et les toits des bâtiments-, découvrent un amas d’immeubles éventrés s’effondrant les uns sur les autres, un sol bouillonnant crachant des vapeurs toxiques, des mouettes-carnivores, des créatures mutantes (mention spéciale à «l’homme-fleur qui s’autopollinise») et des survivants se nourrissant de leurs tripes.
Miel Vandepitte accomplit un tour de force graphique et architectural
Tout au long de l’expédition, l’auteur sème des obstacles effrayants, loufoques et surnaturels, donnant sans répit du fil à retordre à ses personnages. Il n’oublie pas non plus de remettre sur le devant de la scène les Nasiques, mis au courant d’un présumé trésor. Bien que bêtes comme leurs pieds, ces «envahisseurs perfides» n’auront de cesse de talonner nos héros, avec l’avantage d’être lourdement armés de bazookas, de porter un masque (avec un gros nez rouge à l’image des singes du nom de Nasalis) et d’être juchés sur d’immenses échasses (après que trois d’entre eux ont instantanément fondu lors de leur entrée fracassante dans la ville!).
Si l’intrigue est habilement ficelée et dotée de ressorts fabuleux d’inventivités, il faut aussi parler du tour de force graphique et architectural qu’accomplit ici Miel Vandepitte et que l’on découvre en véritable maestro des arrière-plans: les perspectives phénoménales des buildings, le travail chirurgical des façades (tout est minutieusement hachuré à l’encre), l’intensité saisissante des paysages, la couleur incandescente (qui nous donne très chaud!) l’alternance poétisée des tons sépias-crépusculaires, la sophistication des petits détails qu’on ne se lasse pas de contempler, etc.
Centralia est une extraordinaire aventure sous acide qui mêle avec ingéniosité le western à la science-fiction, le tout sur fond de réchauffement climatique et de guerre civile. Mais c’est aussi et surtout une immersion graphique époustouflante qui donne tout son sens au neuvième art. Une réussite.
Diplômé de la LUCA School of Arts de Bruxelles en 2020, Miel Vandepitte (né en 1998 à Vilvorde) a passé un semestre au Pacific North-West College of Arts à Portland, Oregon. Il y a suivi, entre autres, les cours de Robert Alexander et de Jonathan Hill, pour lesquels il a dessiné une nouvelle intitulée«Octopucinno», publiée dans le collectif Postscript en 2019. Depuis, il se spécialise dans la création d’illustrations foisonnantes de bâtiments, d’architectures et de perspectives. Son premier album intitulé Centralia, qu’il a terminé à Bruxelles au musée Marc Sleen dans le cadre de sa résidence au Cube, a été publié par Scratch Books aux Pays-Bas en 2021.