C’est à Bruxelles que Karl Marx est entré dans l’histoire mondiale
Expulsé d’Allemagne et de France en raison de ses opinions controversées, Karl Marx s’installe en 1845 à Bruxelles, lieu d’accueil pour révolutionnaires en tout genre à cette époque. Avec sa famille, il y vivra trois ans. La capitale belge marque un tournant dans la vie du philosophe allemand. Avec son ami proche Friedrich Engels, Marx y travaille sur son Manifeste communiste. «C’est depuis Bruxelles qu’il a déclenché une révolution qui allait radicalement changer le monde», écrit l’historien Edward De Maesschalck dans son livre consacré aux années belges de Marx.
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La première grande étape dans la vie de Karl Marx a été Berlin. En 1836, il y a troqué, à l’université, ses études de droit pour une formation philosophique. Il y découvre les idées de Georg Hegel, qui le marqueront profondément. Ce philosophe croyait en une histoire dynamique de l’humanité, une histoire où, à la suite de tensions internes, de conflits et d’affrontements, surviennent régulièrement des bonds pouvant conduire à l’explosion d’une révolution. C’est le processus bien connu de thèse, antithèse et synthèse, que Hegel appelait «dialectique». Dans sa vision du développement de l’humanité, Marx a clairement appliqué cette méthode.
Après avoir terminé ses études en 1841, le docteur en philosophie s’installe à Bonn. Il espère y obtenir un poste de professeur d’université. N’y parvenant pas, il devient journaliste. À Cologne, il devient rédacteur en chef du Rheinische Zeitung, un quotidien destiné aux lecteurs progressistes et libéraux. Sous la direction de Marx, le journal devient de plus en plus radical, alors que la censure prussienne devient, elle, de plus en plus stricte. Le journal finit par être interdit par le gouvernement.
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Au cours de l’été 1843, Marx épouse son amour de jeunesse, Jenny von Westphalen. Elle est non seulement la «plus jolie fille» de sa ville natale de Trèves, mais aussi la fille d’un baron. Désormais, Jenny suivra son mari partout.
Quelques mois plus tard, Marx est invité à devenir rédacteur en chef des Deutsch-Französische Jahrbücher. Jenny et lui doivent pour cela s’installer à Paris. Mais les Jahrbücher sont un échec: une seule édition paraît. Après ce fiasco, Marx collabore à la revue Vorwärts. À nouveau, les choses finissent mal. En raison de l’interdiction de la revue –un article ayant applaudi un attentat contre le roi de Prusse– tous les collaborateurs sont expulsés de France. La famille Marx doit donc partir une nouvelle fois. Marx décide alors de s’installer avec sa femme et son premier enfant (Jennychen) à Bruxelles. La ville accueille bon nombre d’Allemands et en outre, la liberté d’expression est garantie par la constitution progressiste de la Belgique. Marx a alors 26 ans.
Entretemps, il a rencontré à Paris Friedrich Engels. Fils d’un fabricant de tissus allemand, ce dernier venait de rentrer de Manchester, où son père possédait une filature de coton. C’est dans ce contexte qu’Engels a été confronté pour la première fois à la réalité écrasante de la révolution industrielle. À ce sujet, il a publié un livre prophétique: The Condition of the Working Class in England (La condition de la classe ouvrière en Angleterre). Il y évoque pour ses compatriotes allemands l’image d’un avenir lointain déjà devenu réalité en Angleterre. Pour Marx, c’est une révélation: la révolution industrielle et ses effets néfastes sur les travailleurs deviennent bientôt un élément essentiel dans sa vision du développement de l’humanité.
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Engels fait don des recettes de son livre à Marx, qui est dans le besoin. Ayant perdu ses revenus d’éditeur, il espère toucher l’héritage de son défunt père, mais la procédure n’est pas encore sur le point d’aboutir.
Bruxelles, ville en pleine effervescence
À l’époque, Bruxelles était une ville d’environ 124 000 habitants, alors que les communes périphériques en pleine expansion (Ixelles, Saint-Josse-ten-Noode et Molenbeek-Saint-Jean) comptaient déjà 40 000 habitants. Pour Marx, Bruxelles était idéalement située entre les trois grands chantiers du socialisme (l’Allemagne, la France et l’Angleterre) et bénéficiait en outre d’excellentes liaisons par train et par bateau postal (Ostende-Douvres, depuis 1846).
Photo tirée du Bulletin de l'Association belge de Photographie, vol. 13, no. 4, 1886, p. 149.
De plus, Bruxelles elle-même était un observatoire riche d’instruction. Une classe supérieure riche y cohabitait avec quantité d’immigrants pauvres, ruinés suite à l’importation de produits bon marché de fabrication mécanisée en provenance d’Angleterre. À cela s’ajoutent le mildiou de la pomme de terre de 1846 et la pénurie de céréales de 1847. La pauvreté en Belgique atteint un niveau record, ce qui renforce chez Marx la conviction que la révolution ne saurait tarder.
Marx avait obtenu à Bruxelles un permis de séjour, à condition de ne pas publier d'écrits sur la situation politique actuelle
À Bruxelles, Marx a habité à plusieurs endroits: d’abord avenue Pacheco, non loin de la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule, ensuite à Saint-Josse-ten-Noode, près de la porte de Louvain (rue de l’Alliance 5), où naît son deuxième enfant, Laura, puis dans la commune périphérique d’Ixelles (rue d’Orléans 42), où naît son fils Edgar. La famille est assistée par Hélène Demuth, une domestique financée par la baronne de Westphalen. La servante s’occupe des enfants et du ménage, ce qui permet à l’épouse Jenny de se consacrer à la copie des écrits de Marx, totalement illisibles pour les non-initiés. Lorsque l’argent vient à manquer, la famille s’installe temporairement dans la pension de famille bon marché «Le Bois Sauvage», à côté de la cathédrale. Ils y ont séjourné à trois reprises.
Marx avait obtenu à Bruxelles un permis de séjour, à condition de s’engager à «ne pas publier d’écrits sur la situation politique actuelle». Marx y consent car il entend sincèrement profiter de son séjour à Bruxelles pour étudier et clarifier ses idées. Les services secrets veillent néanmoins au grain, sans se montrer pour autant tatillon quant à ses activités.
L'influence de Feuerbach
À Bruxelles, Marx et Friedrich Engels souhaitent étudier les idées en vogue des philosophes allemands, en particulier celles de Ludwig Feuerbach (1804-1872). De septembre 1845 à avril 1846, ils rédigent ensemble L’idéologie allemande, un livre qu’ils ne publieront pas mais qui porte en son sein les germes de l’historiographie matérialiste. Feuerbach soutenait que la matière était primaire et l’esprit secondaire. Il appliquait ce principe à la religion. D’après lui, la croyance en une vie après la mort était manifestement une création de personnes en quête de réconfort dans un au-delà en raison de leur vie difficile sur terre.
Marx a quant à lui appliqué cette même logique à d’autres domaines que la religion. Ainsi, il considère que c’est la classe qui domine la matière (les facteurs de production) qui crée aussi l’idéologie dominante. Donc si les travailleurs prenaient le pouvoir sur la matière, leur idéologie deviendrait l’idéologie dominante. La conclusion du livre, la fameuse onzième et dernière thèse de Marx contre les enseignements de Feuerbach, se lit comme suit: «Les philosophes n’ont fait qu’interpréter différemment le monde; mais il s’agit de le changer». C’est cette thèse, écrite à Bruxelles, qui apparaît aujourd’hui gravée sur la tombe de Karl Marx au cimetière de Highgate.
Comité de correspondance communiste
Au milieu du XIXe siècle étaient légion les prophètes communistes qui, pourchassés par leurs gouvernements, parcouraient l’Europe. Certains développaient de grandes théories tandis que d’autres faisaient campagne. Marx a tenté de rassembler et d’aligner tous ces réformateurs sociaux. À cet effet, il a créé, avec Engels, un comité de correspondance qui devait consulter par lettre des personnes évoluant un peu partout en Europe. Le siège du comité se trouve à Bruxelles, chez Philippe Gigot, un jeune communiste belge habitant en face de l’église du Sablon (rue de Bodenbroeck 8).
Marx est un fervent partisan des Chartistes anglais dirigés par George Harney, car ils prônent le suffrage universel pour les hommes. Marx croyait en effet que la conquête de l’État était le moyen par excellence qui permettrait d’améliorer le sort des travailleurs. Il rejetait par contre un extrémiste comme Wilhelm Weitling, un agitateur communiste gagnant sa vie comme tailleur itinérant. Marx considérait que ce dernier poussait à la révolution sans savoir où elle devait mener. Sa déclaration brutale, émise lors d’une confrontation, est restée célèbre: «L’ignorance n’a jamais aidé personne».
Marx croyait que la conquête de l'État était le moyen par excellence qui permettrait d'améliorer le sort des travailleurs
Marx était aussi un adversaire déclaré des Ware Socialisten, jugés trop mous. Parmi ceux-ci figurait Hermann Kriege, qui avait émigré en Amérique en 1845 et éditait à New York l’hebdomadaire Volkstribun. Les «Vrais socialistes» renoncent explicitement à la lutte des classes et à la violence, mais en appellent passionnément à la solidarité, à la fraternité entre les hommes et à l’amour. Marx a poursuivi Kriege jusqu’en Amérique par pamphlet interposé. Il s’y moquait de cet «apôtre de l’amour». Kriege a par contre reçu le soutien du Français Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), qui prônait l’instauration de coopératives de production. Marx rejette à son tour Proudhon qui ne croit pas à la conquête de l’État.
Le cours de l'histoire
En 1847, Marx arrête provisoirement ses études et se lance dans la politique. Il devient rédacteur d’un journal allemand à Bruxelles, le Deutsche Brüsseler Zeitung, qui exprime régulièrement des opinions radicales. Ce faisant, il viole l’accord qu’il avait précédemment conclu avec l’État belge. Il est plus que jamais surveillé, mais sans être inquiété.
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À Bruxelles, Marx fonde une association publique pour les travailleurs allemands de Bruxelles, le Deutscher Arbeiterverein, qui servira de réserve de recrutement de communistes endurcis. Outre l’éducation politique dispensée aux membres, l’association invite parfois aussi les dames de ceux-ci à les accompagner pour faire la fête et danser, comme le soir du Nouvel an 1847 à l’auberge De Zwaan, sur la Grand-Place. Aujourd’hui, une plaque commémorative en quatre langues (néerlandais, français, allemand et anglais) orne la façade de l’établissement.
Marx est également le cofondateur de l’Association démocratique francophone, une association internationale de penseurs progressistes basée à Bruxelles. Son président était un Belge, Lucien Jottrand, avocat progressiste. Karl Marx en était le vice-président. Le 9 janvier 1848, Marx prononce à l’Association démocratique un discours célèbre sur la question du libre-échange. Comme on pouvait s’y attendre, il commence son discours par une attaque frontale contre le libre-échange. Il esquisse une perspective véritablement apocalyptique de ce qui se passerait dans un monde où triompherait le libre-échange. Désormais, l’exploitation des masses ne serait plus limitée par les frontières nationales, mais s’exporterait au-delà et, à terme, dans le monde entier. En fait, le libre-échange, c’est la voie directe vers la révolution sociale. Et Marx de terminer en se déclarant, dans une volte-face surprenante, partisan du libre-échange.
L'union des communistes
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Pour Marx, le Comité de correspondance communiste ne représentait qu’une étape sur la voie du véritable objectif, la formation d’un parti communiste homogène qui pourrait prendre la tête d’une éventuelle révolution. En juin 1847 est fondée à Londres l’Union des communistes. L’Union a des branches dans d’autres pays, y compris dans la capitale belge. Pour discuter du programme, Marx se rend à l’automne 1847 à Londres. Après dix jours de débats, Marx l’emporte et son principe essentiel est inscrit comme premier point dans les nouveaux statuts:
«Le but de la Ligue est le renversement de la bourgeoisie et la domination du prolétariat, l’abolition de l’ancienne société bourgeoise basée sur la distinction des classes et la fondation d’une nouvelle société sans classes et sans propriété privée».
Marx est chargé aussi de rédiger dans les plus brefs délais le programme de la Ligue, le Manifeste communiste. C’est ce qu’il fait à Ixelles, dans la banlieue bruxelloise, après quoi le texte est publié à Londres en février 1848.
Marx expulsé
En février 1848, Marx reçoit de sa mère, à Trèves, une lettre de change d’une valeur de 6 000 francs. C’est une avance sur l’héritage de son défunt père. Dès lors, le service de sécurité belge le surveille plus que jamais. Le hasard a voulu qu’à la date du 24 février, soit quelques jours plus tard, la révolution éclate à Paris. Désireux de rejoindre Paris au plus vite, Marx résilie le bail de sa maison à Ixelles et s’installe avec sa famille dans la pension «Le Bois Sauvage», place Sainte-Gudule.
Pendant ce temps, Londres transfère à Bruxelles le Comité central de l’Union des communistes. Enfin viennent les déclarations de l’Association démocratique en faveur de la révolution ayant lieu en France. C’en est trop: le service de sécurité belge tranche et fait expulser Marx. Le 3 mars, un huissier remet à Marx l’ordre d’expulsion, lui donnant 24 heures pour quitter le pays. Le soir même, le Comité central se réunit à la pension «Le Bois Sauvage» et déclare que l’Union des communistes s’installera désormais à Paris.
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La police remarque un rassemblement à la pension et le signale au commissaire qui y envoie une patrouille. À une heure du matin, ils font une descente à la pension et constatent que les oiseaux se sont déjà envolés. La police monte les escaliers, envahit d’abord par erreur la chambre de Jenny Marx, de la femme de chambre et des enfants, puis finalement celle de Marx, occupé à faire ses valises. Marx veut sortir de la poche de sa veste son ordre d’expulsion, mais remet par erreur le document du Comité central. Il est alors arrêté et conduit à la prison située derrière l’hôtel de ville.
Alarmée, Jenny von Westphalen, sort et tombe sur un policier qui lui propose de la mener auprès de son mari. Elle finit par se trouver à son tour sous les verrous. Sur place, elle a été quelque peu malmenée et a dû partager une pièce avec des prostituées. Cet ensemble de faits a fait grand-bruit par la suite car, après tout, Jenny était de noblesse. Enquête menée, questions parlementaires posées, c’est, in fine, le plus insignifiant quidam qui fait les frais de ce vaudeville: le policier responsable est licencié pour inconduite.
Le rôle de Bruxelles
Ainsi se termine le séjour de Marx à Bruxelles. Après un détour par Paris, Berlin et Cologne, il arrive finalement à Londres en 1848. Là s’ouvrira un nouveau chapitre dans sa vie, avec la fondation de la Première Internationale et la rédaction de Das Kapital. Marx mourra à Londres en 1883, à l’âge de 64 ans.
Marx a vécu 33 ans à Londres et seulement trois ans à Bruxelles. Pourtant, ce bref séjour dans la capitale belge s’est avéré être un tournant important dans sa vie. Il y est arrivé en tant qu’érudit socialement engagé, cherchant à clarifier ses idées, et il y a trouvé la clé d’une meilleure compréhension de l’histoire de l’humanité. À Bruxelles, Marx s’est transformé en un révolutionnaire investi d’une mission. C’est à Bruxelles que Marx a mis au point sa vision de l’historiographie matérialiste et c’est à Bruxelles aussi qu’il a écrit son Manifeste communiste, un jalon et un monument dans un monde en mutation.