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littérature compte rendu

C’est dans la forêt qu’on trouve les écrivains: «De literaire Ardennen» de Stefan Van den Bossche

Par Filip Matthijs, traduit par Micheline Goche
7 juillet 2022 7 min. temps de lecture

Avec un enthousiasme lucide et un respect minutieux de l’histoire de la littérature, Stefan Van den Bossche montre comment les Ardennes ont inspiré les écrivains néerlandophones, depuis le mouvement littéraire du XIXe siècle, les Tachtigers1, jusqu’à aujourd’hui. Parfois, l’arbre cache la forêt au lecteur, mais la recherche approfondie de Van den Bossche délivre, en fin de compte, un ensemble inspirant d’informations, pimenté de quelques (re)découvertes.

En 1333, Pétrarque se rend dans le Nord de la France, en Flandre et en Allemagne. En cavalier solitaire, comme on peut le lire dans ses sonnets, «à travers les Ardennes inhospitalières et sauvages, sans armes, mais très confiant». C’est une expédition à travers «une forêt de ténèbres», «longeant mille et une collines et mille et un cours d’eau», avec, ici et là, «des ruisseaux rafraîchissants qui courent dans l’herbe en murmurant».

En reprenant ces vers dans son introduction à De literaire Ardennen, l’historien de la littérature Stefan Van den Bossche donne une description parfaite de son livre: couvert de denses et sombres forêts et plutôt inhospitalier, avec, ici et là, un endroit ouvert inondé de soleil et le gargouillis d’un ruisseau. Le lecteur se voit offrir beaucoup de nature sauvage et de petits villages pittoresques. Et surtout un grand nombre d’écrivains. Contemporains ou anciens, ils fourmillent dans ce livre. Tel Conrad Busken Huet, qui, dans Het land van Rubens (1879), qualifie les Ardennes de «plaisir pour les yeux». Ne tarissant pas d’éloges à l’égard de l’air frais et des jolies occasions de promenades, il est plutôt agacé par l’architecture de Spa («un grand parc (…) couvert de petites villas pour petites fortunes») et sa visite des grottes de Han est «une descente aux enfers», gâchée, de plus, par un transport défectueux et un guide ennuyeux.

Bien sûr, il y a aussi l’inévitable Jacques Perk, qui, dans son recueil de sonnets Mathilde-krans (1879), décrit une sorte d’amour courtois dans un décor «d’arbustes feuillus», de massifs rocheux, de petits ruisseaux, de montagnes, de grottes et de châteaux en ruines. Tout cela à La Roche et dans ses environs, où il retourne l’année suivante, cette fois en compagnie de Willem Kloos, le dernier chef de file des Tachtigers.

Ensuite, Van den Bossche cite cet autre Tachtiger, Lodewijk van Deyssel, dont on dit que l’œuvre peut être analysée à l’aune des Ardennes, avec Houffalize et La Roche comme «étalons». Et la liste s’allonge, avec notamment les noms de Paul van Ostaijen, Filip De Pillecyn, Jos De Haes et Jan G. Elburg, et se termine avec le roman de Richard Hemker Hoogmoed (2016), dans lequel un spécialiste de la littérature italienne tente de concilier sa vie (notamment les travaux de rénovation d’un ancien presbytère) et son œuvre (une biographie de Pico della Mirandola), dans le petit village ardennais fictif de Vezoul.

avec un enthousiasme lucide et un respect minutieux de l’histoire de la littérature, Van den Bossche décrit des paysages, y introduit les écrivains et montre ce que les Ardennes ont apporté à leurs ouvrages

Entre les arbres, on aperçoit aussi des divinités de l’écriture de moindre importance. En 1895, paraît Martha, d’Arnold Aletrino, un roman psycho-impressionniste, dans lequel les Ardennes fournissent «l’oxygène nécessaire», comme antidote à l’oppression et à l’ennui qui règnent dans la ville d’Amsterdam. Et cet oxygène, précisément, est plutôt rare dans De literaire Ardennen. Il est clair que Van den Bossche veut marquer les Ardennes d’empreintes aussi nombreuses que possible des lettres néerlandaises. Il le fait consciencieusement, chargé d’un bon bagage et muni de solides chaussures. Mais, pour le lecteur moyen (en l’occurrence en pantoufles et sans boussole), il est plutôt lassant de suivre ce guide érudit.

Avec un enthousiasme lucide et un respect minutieux de l’histoire de la littérature, Van den Bossche décrit des paysages, y introduit les écrivains et montre ce que les Ardennes ont apporté à leurs ouvrages. Livres dont il donne aussi, souvent, un résumé circonstancié, après une mini-biographie tout aussi fouillée de l’auteur. Sans oublier, bien sûr, de longues citations. Mais, quand j’ai lu ce fragment d’un autre roman ardennais –Catherine de Margo Antink (1907)–, j’ai été envahi d’un sentiment de découragement accablant: la luxuriance de la végétation des flancs de montagnes; sombre, sauvage, verte, comme une menace de fortes vagues de feuillage roulant le long des versants; énergiques bataillons de verdure gravissant les collines; cimes couronnées de verdure ; voiles de verdure longuement suspendus dans la vallée». Le lecteur que je suis s’est senti, lui aussi, déprimé, accablé et quelque peu envahi.

Heureusement, toute cette végétation encyclopédique suffocante est égayée par des anecdotes guillerettes. Il y a du suspense et de l’aventure dans «l’automobile» de Cyriel Buysse en route pour le Sud de la France. À hauteur de Bouillon, lui et ses belles-filles sont victimes d’une crevaison dans les sombres et brumeuses forêts ardennaises:

Non, ce n’est pas une partie de plaisir ce trajet, le soir, dans une région inconnue. (…) Sommes-nous sur le bon chemin? Faisons-nous fausse route? Incertitude et doute! Et si, en plus, un pneu crève ou si le moteur a des ratés, quid? Passer la nuit dans ces forêts totalement désertes? (…) Nous roulons à quinze kilomètres à l’heure, voire moins, car je ne vois littéralement plus rien; penché hors de la voiture pendant trois quarts d’heure, je distingue à peine route, herbe, fossé ou arbre. C’est comme si la voiture était emportée dans de l’ouate.

Nous voyons Louis-Paul Boon, en 1946, parcourir les Ardennes en train, et faire ensuite un trajet périlleux dans un vieux tram qui «un instant doit vous emmener, à grand peine, au haut d’une colline, pour vous en faire redescendre, l’instant suivant, dans un grand crissement de freins». Cela ne l’empêche pas de fleurer bon l’inspiration:

Et heureusement que, de temps en temps, un nuage passe devant le soleil, sinon on tomberait la veste et on se mettrait à écrire à propos de cette vallée bleue, au loin. Ce doit être la vallée de l’Ourthe, ou celle de l’Amblève, ou celle de quelque cours d’eau féérique dont on ne peut s’approcher de crainte de ne plus pouvoir s’en détacher.» Plus tard, Boon campera avec son épouse Jeanneke et son fils Jo à Amonines, où il fixe ses images de vacances à l’aide de son appareil Pathé-Baby, dont il étudie, en même temps, le mode d’emploi. Les images se perdent lors de leur envoi au développement, mais qu’à cela ne tienne. Boon & co jouissent de leur expédition, qui fournira la matière du récit «Trop vieux pour faire du camping?

Quoi qu’il en soit, De literaire Ardennen reste attaché au cliché des arbres et de la forêt: le livre est plein de petits faits sans importance, de longs résumés de romans et de descriptions détaillées des heurs et malheurs des écrivains –bien étonnés de se trouver ensemble– dans les moyennes montagnes de Belgique couvertes de forêts. Sur la quatrième de couverture du livre, on peut lire que les Ardennes «ont toujours eu un aspect intrigant», «un voile étrange auquel la littérature ne pouvait échapper». Et, en effet, çà et là, c’est le flou. Mais bon: il n’est pas très «catholique», pour un lecteur qui apprécie la linéarité de l’écriture du livre, de réclamer plus de cohérence thématique dans une œuvre dont l’angle d’attaque est un espace géographique diversifié et qui est, sans aucun doute, une source d’inspiration pour l’aspirant-expert.

On peut ajouter au crédit de Van den Bossche que son travail de recherche acharné lui permet de mettre en lumière quelques belles figures inconnues (ou moins connues, selon votre bagage), comme Marie van Dessel-Poot et Hugo van Walden. L’ouvrage Toen de herten riepen de la première est une ode à la chasse, mais aussi aux Ardennes, comme l’indique le texte promotionnel d’alors: «Marie van Dessel-Poot nous montre les Ardennes sous un jour tout à fait différent. Elle conduit le lecteur à La Roche, sur l’Ourthe, au château de Mollignon et au domaine de la Roseraie. (…) Toen de herten riepen est un livre plein de rude beauté. La superbe nature de cette terre forte et dure est présente tout au long de l’œuvre.»

Le ton est moins grandiose et rude dans le livre de Hugo van Walden Elooi in ‘t Woud (1914), l’histoire très banale d’un village, avec son incontournable aventure amoureuse, richement inondée de descriptions de nature féériques. Le nom officiel de van Walden était Julius Temmerman, et, bien entendu, il a emprunté son pseudonyme à la communauté fondée par Frederik van Eeden et à l’œuvre originale Walden d’Henry David Thoreau.

Avec un tel nom de plume, il était logique pour Temmermen/Walden, homme de santé fragile doté d’une âme romantique, de quitter définitivement Bruxelles, vers 1914, pour les forêts de Gembes. Même si, au début, c’est décevant. Thoreau a certes écrit: «Je suis allé dans les forêts parce que je voulais vivre consciemment, m’occuper uniquement de l’essentiel», mais l’écriture et la peinture perdent un peu de leur caractère essentiel pour Van Walden, qui doit scier du bois, mettre le foin en bottes et soigner les chèvres. «Ici, je vis si tranquillement» et «je travaille si peu», peut-on lire dans l’une de ses lettres. Heureusement, plus tard, il retrouvera un nouveau souffle et publiera de la prose lyrique néoromantique, dans De Gulden Slede et De magiek. Car, si un fil rouge parcourt ce livre, c’est bien –selon le mot de Boon– le fait que, dans ces Ardennes, tout homme tombe la veste et se met à écrire.

Note:
1. Ce mouvement littéraire a été actif durant les années quatre-vingts du XIXe siècle (1880-1894), d’où son nom dérivé de tachtig, soit quatre-vingts en français.
Stefan Van den Bossche, De literaire Ardennen. Van de Tachtigers tot vandaag, Houtekiet, Anvers, 2021.
Filipmatthijs

Filip Matthijs

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