«Cette immense civilisation» : les Pays-Bas qui habitent en moi
Daniel Cunin est sans aucun doute l’un des plus talentueux traducteurs littéraires du néerlandais vers le français. Quel regard ce Français, membre de la rédaction de notre magazine Septentrion, porte-t-il sur les Pays-Bas? Qui sont ses héros littéraires? Qui et quoi lui tiennent à cœur? Daniel, vous avez la parole.
Aujourd’hui, en moi, les Pays-Bas, leurs ciels, leurs eaux, leurs rectilignes, leurs crénelures, commencent non plus lorsque je franchis en train ou en voiture les grote rivieren – ces fleuves et rivières qui séparent, pour ainsi dire d’Est en Ouest, le Sud du Nord de la patrie de Vermeer -, mais partout ailleurs, là où je me trouve, au milieu des paysages qui me sont les plus familiers en France, mais aussi en Belgique et ailleurs… Un autoportrait de Charley Toorop accroché au mur d’un couple amstellodamois auquel je rends visite me cloue au plancher comme le fait Le Vielleur à la sacoche de Georges de La Tour qui enlumine l’un des musées de ma région natale. Un auxerrois Les Évêques du domaine Lelièvre en Lorraine me ramène aux arômes d’une cuvée XII Apostelhoeve de Maastricht.
Les lignes, couleurs et volumes d’édifices pensés par Berlage se superposent à celles et ceux d’une ruine médiévale perchée sur une colline provençale ou d’une église moussue de la campagne anglaise. À Giverny, les fleurs du jardin de Monet oscillent sur la musique d’une compositrice originaire de Gouda. Du geste de cueillir des abricots dans un verger du Comtat Venaissin émerge le bras qui se lève, qui se tend à l’approche de l’écluse lors d’une virée en bateau sur le Vecht.
Tel poème d’Emmanuel Looten se mesure dans ma tête aux vers de Lucebert (1924-1994); la nature typiquement stijl du plat pays de Willem van Toorn (° 1935) se marie aux scènes intimes des montagnes de Richard Rognet… Et puisqu’il est question de poètes, comment ne pas songer à l’écrivain-médecin de bord J. Slauerhoff (1898-1936), lui qui, proclamant ne pouvoir habiter que dans ses strophes, ne voulait en aucun cas vivre aux Pays-Bas et moins encore y mourir. Que je vive ou non aux Pays-Bas, les Pays-Bas habitent en moi. Me frôlant le jour de son mariage, Máxima imprègne mes rétines et mes fibres bien plus que n’importe quelle évocation d’une célébrité française passant la bague au doigt d’une autre célébrité.
Il ne s’agit pas en l’occurrence de confusion de sons, de fatras de fragrances, de tohu-bohu de vues, mais d’interaction entre images, textes, mots perçus, syllabes rares, bruit des vagues, fouet du sable salé, intonations diverses, instants d’émerveillement, instantanés des Pays-Bas, émotions face à de grands yeux, à un galbe, à un imperceptible mouvement, perception d’un fumet inconnu, retrouvailles avec une odeur ou une saveur du passé… bref une synesthésie qui ne connaît aucune frontière, une cristallisation simultanée du présent et des souvenirs qui ne cesse de se faire. Les Pays-Bas habitent en moi. Ils sont mon expérience de l’exotisme dans l’acception segalénienne du terme. À travers l’Histoire, la Néerlande et les Indes orientales, les panoramas urbains, l’estran de la mer des Wadden, les photos de Curaçao, à l’écoute des sonorités frisonnes, d’En sourdine d’Alphons Diepenbrock (1862-1921), de Zonder jou ou d’Unchained Melody chanté par Liesbeth List (1941-2020) … toute nouvelle journée vient polir l’une des facettes du joyau qu’est ce petit pays, vient intensifier l’éclat de ce qu’un poète et essayiste français appelle «cette immense civilisation».
Bien entendu, la langue néerlandaise est et demeure le canal premier – le conduut dirait la béguine et mystique Hadewijch (XIIIe siècle) – de cette relation amoureuse, l’« esprit saint » sans lequel rien n’aurait été possible. Une langue qui m’habite, elle aussi, sous de multiples formes et nuances, par le biais, bien sûr, de voix et rires familiers, d’une large palette d’accents, du brouhaha des rues et de lieux de rencontre, par la fréquentation quotidienne de la littérature, parfois aussi grâce à des bribes sonores qui soudain resurgissent en même temps que des visages: les inflexions du romancier F. Springer (1932-2011) accompagnées de son regard pétillant et attentif; celles, tellement enthousiastes et enthousiasmantes, de Hella S. Haasse (1918-2011); celles, saccadées, du poète Rogi Wieg (1962-2015) … Parmi les voix encore de ce monde, il y a celle d’Adriaan van Dis (° 1946) me lisant des passages de Fichue famille, ce qui me permit de saisir la tonalité du roman et de mieux comprendre combien l’oralité peut vivre dans l’écrit; ou encore celles, cassées par la maladie, de deux autres grands stylistes hors pair, Jeroen Brouwers (° 1940) et Willem Melchior (° 1966) …
Pour faire écho à Slauerhoff, je dirai que, pour ma part, je ne veux plus vivre en France. À une démocratie peau de chagrin, à des secteurs, structures, syndicats qui se cramponnent à leurs acquis comme autant de vieilles filles à leur virginité, à un président guerrier qui omet de s’armer, à un enseignement monolithique de plus en plus médiocre, aux charges cauchemardesques qui écrasent les indépendants, il n’est guère difficile de préférer le «modèle du polder» fait de compromis, d’une représentation populaire réelle, de journalistes un peu moins soumis au dictat ambiant, d’écoles primaires et secondaires extrêmement diverses, de la présence d’une figure symbolique à la tête de l’État… Ce roi, quasiment seul devant le palais royal sur la place du Dam, le 4 mai, lors de la commémoration annuelle des victimes des guerres, cette même place d’Amsterdam «la républicaine» subitement noire de monde un mois plus tard, le 2 juin dernier… Deux images fortes, antinomiques.
Pour l’œil étranger curieux, les Pays-Bas regorgent de contradictions et de contrastes saisissants. De mille petites choses insolites aussi: bureaux de vote qui ouvrent en semaine dès minuit, certains dans des gares, d’autres sur des îles désertes; partis qui participent aux élections législatives sous le nom «Partis des pirates», «Jésus est vivant» ou «50 ans et plus» ; journaux protestants en ligne qui ferment l’accès à leur site le dimanche dans le souci de respecter le jour du Seigneur; existence de plusieurs langues officielles en particulier dans les administrations; apparition de poètes (!) dans des programmes télévisés; chef du gouvernement (imaginez Fabius, Juppé, Raffarin, Fillon, Valls…) qui se rend au bureau à vélo, sans gardes du corps ni escortes aux sirènes hurlantes; saint Nicolas qui débarque chaque année dans un port différent du pays, la télévision retransmettant l’événement; souverain visitant lui aussi chaque année une cité différente, non à l’approche de l’hiver, mais le jour de son anniversaire; ville qui en comprend cinq à la fois: la classique et ses canaux, la coloniale des lointaines Indes, la moderne aux bâtiments défiant le ciel, la verte et sa forêt, enfin la station balnéaire… In Den Haag wil ik wonen! Je veux vivre à La Haye! Slauerhoff n’y a-t-il pas lui aussi vécu?