«Cette soudure incertaine»: La ligne d’horizon des Plats Pays
Le STAM, musée de la ville de Gand, et le Museum Rotterdam ont uni leurs forces pour créer une exposition fascinante consacrée aux lignes d’horizon des villes des Plats Pays. Le STAM accueillera l’exposition jusqu’au 21 mai. Un écrivain néerlandais vivant depuis plus de trois décennies en France, raconte quelles images et idées lui évoquent les lignes d’horizon de villes comme Amsterdam, Rotterdam, La Haye, Anvers, Bruges ou Gand. Il semblerait que les villes plus petites soient plus intéressantes encore.
Il en va de la ligne d’horizon d’une ville comme d’un massif de collines: un regard promené depuis une élévation du paysage suggère un massif de collines plus élevé qu’une observation de face depuis une plaine. Dans le premier cas, le regard plonge d’abord dans les profondeurs et, lorsqu’il a atteint la crête ou la ligne d’horizon au loin, il prend pour ainsi dire avec lui ce qui s’est présenté à ses yeux depuis les profondeurs. La colline lointaine, ou la ligne d’horizon, semble trôner au sommet. De sorte qu’il reste moins de place, dans le champ de vision, pour le ciel situé au-dessus.
Il en va tout autrement lorsqu’on regarde droit devant soi dans un espace géographique plat: dans ce cas, le regard demeure en quelque sorte en phase avec le niveau du sol. L’effet de la perspective donne l’impression que le niveau du sol s’élève légèrement, tandis que le relief au loin, sur lequel se pose le regard –une crête, une ligne de toits–, se réduit souvent à une simple frange inclinée ou dentelée à l’horizon. Ici, le ciel continue de déterminer le champ visuel aux trois quarts, ou tout au moins aux deux tiers.
© P. Hermans
Ainsi que l’exprime très bien le mot skyline, l’équivalent anglais de «ligne d’horizon», il s’agit d’une ligne touchant le ciel. Entre cette ligne et le ciel, rien d’autre ne doit se présenter à l’œil. C’est pourquoi, en règle générale, une ligne d’horizon exige d’être observée de la plaine. Dans un pays comme la France, nombreuses sont les villes bâties en bordure d’une rivière serpentant au sein de terres vallonnées. Ces communes s’apparentent à des cuvettes traversées par des cours d’eau. Ainsi est-ce souvent depuis les hauteurs que l’on a un premier aperçu de ces centres urbains. De ce point de vue, le relief de la ville ne dépasse pas les collines qui se trouvent de l’autre côté de la cuvette. En conséquence, ces villes n’ont pas de ligne d’horizon en propre.
Observées depuis les hauteurs, elles paraissent également plus petites, précisément parce qu’en hauteur on peut voir ce qui s’élève au-dessus d’elles ou s’étend derrière elles. Mais lorsqu’on l’aborde depuis la plaine –et de loin– on peut s’imaginer qu’une ville s’étend à l’infini derrière sa ligne d’horizon. On a facilement l’impression d’approcher une vaste métropole.
L'omniprésent «dieu des vagues»
Pour qu’une ville dans un environnement vallonné puisse afficher une ligne d’horizon, elle doit s’élever à une hauteur considérable. Par contre, les villes situées sur des terrains bas et plats n’ont pas besoin de gigantesques gratte-ciel pour présenter un relief net. Dans la partie occidentale des Plats Pays, il serait d’ailleurs tout à fait impossible de suivre l’exemple de certaines métropoles des États-Unis ou de la Chine; pour cela, ces terres basses et plates ont été conquises trop récemment sur la mer. La terre y est humide, marécageuse. Pour construire sur un sol argileux, il faut des constructions sur pieux. La construction de gratte-ciel devient ainsi une affaire coûteuse.
La Rotterdam d’aujourd’hui est donc vraiment une merveille du monde, même si les quelques gratte-ciel modernes de la ville ne dépassent pas 200 mètres de haut. C’est très modeste comparé aux géants qui s’élèvent à Shanghai, Hong Kong, Kuala Lumpur, New York et Dubaï, et qui sont trois à quatre fois plus hauts. Mais les Rotterdamois ne semblent pas se décourager pour autant. C’est comme si chez eux l’élan de construction de l’après-guerre – Rotterdam en ruines a dû être entièrement reconstruite après la Deuxième Guerre mondiale– était inébranlable. Dans les années à venir, nous verrons s’élever des gratte-ciel encore plus hauts que ceux déjà en place. Ce sont là les projets pour l’avenir.
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La ligne d’horizon d’une ville est étroitement liée au sol sur lequel elle est construite. Et le sol des Plats Pays est plutôt unique, subissant l’influence de la mer toute proche et des nombreux fleuves qui s’y jettent après s’être considérablement élargis. Personne n’a dépeint cela avec plus de justesse que Paul Claudel dans son essai Introduction à la peinture hollandaise (1935). L’auteur y décrit sa sensation en foulant le sol néerlandais: c’est comme si ce sol était mobile –Claudel parle de son «élasticité»–, comme si tantôt il s’élevait, tantôt retombait…
«Comment ne pas penser à la Hollande, quand le dieu des vagues, prenant puissamment possession de ce réseau de veines et d’artères, vient une fois de plus rendre visite à ce pays qui lui appartient? Sous cette poussée immense, les écluses se remplissent, les ponts se lèvent l’un après l’autre, on les voit de tous côtés fonctionner comme des balances, les vieilles barques échouées se détachent de leur prison de boue, la saignée des digues jaillit (…) Et de même un autre temps arrive où l’âme, un moment saisie comme à la gorge par cet assaillant, peu à peu sent cette prise se desserrer et cette eau qui allait l’engloutir fuir, descendre, s’échapper par toutes les issues sans que rien puisse la retenir …»
En contemplant la ligne d'horizon des Plats Pays, on se demande: combien de temps encore avant que cette ville ne sombre dans la mer?
Cette proximité de la mer, qui peut aussi bien se montrer menaçante que battre en retraite, confère aux choses une allure de provisoire. En contemplant la ligne d’horizon, on se demande: combien de temps encore? Combien de temps encore avant que cette ville ne subisse le même sort que la ville historique de Reimerswaal, qui a sombré au début du XVIIIe siècle?
Sans oublier tous ces villages qui ont été rayés de la carte lors du terrible raz de marée de la Sainte-Élisabeth en 1421, soit la pire catastrophe naturelle qui ait jamais frappé les Plats Pays, ou encore le «pays inondé de Saeftinghe», près de la frontière belgo-hollandaise. Ou bien cette ville sera-t-elle une nouvelle Vineta? Cette puissante cité hanséatique du Moyen Âge qui, par son orgueil, avait attiré sur elle le jugement de Dieu, a été engloutie par la mer et ne ressurgit, selon la légende, que brièvement une fois tous les cent ans.
L'équilibre précaire entre la matière et l'esprit
Est-ce par hasard que s’imposent ici à mon esprit des villes comme Rotterdam, La Haye et Amsterdam, où les gratte-ciel modernes s’élèvent au-dessus des clochers des églises? C’est un peu comme si la présence de ces ouvrages était une humiliation pour les clochers et jetait un discrédit sur leur garantie d’éternité. Les Brugeois y auraient-ils pensé lorsque, il y a sept siècles, ils ont érigé leur beffroi –l’un des plus hauts édifices profanes de l’époque? Cette tour a beau s’élever à 83 mètres, ce sont toujours 30 mètres de moins que l’église Notre-Dame.
Aujourd’hui encore, la ligne d’horizon de Bruges est dominée par ces deux impressionnants monuments. En les contemplant, je ne m’inquiète guère de l’avenir de la ville, malgré les sombres rapports sur la montée du niveau de la mer. Il en va de même pour Anvers, où la cathédrale Notre-Dame se découpe haute et fière dans la ligne d’horizon dentelée.
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Par contre, les conséquences du réchauffement climatique me viennent bien à l’esprit lorsque je vois au loin les trois plus grandes villes des Pays-Bas. Des trois, c’est Amsterdam qui, pour moi, a la ligne d’horizon la moins impressionnante. Tout dépend depuis quel point de vue on regarde la ville, mais, avec la meilleure volonté du monde, je ne peux imaginer un endroit d’où la vue de la capitale néerlandaise force l’admiration du spectateur. Du moins, je ne connais pas d’endroit de ce genre.
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Revenons à la Flandre: à Gand, les bâtiments profanes et les églises se font concurrence. Qui culmine le plus haut? Les bâtiments profanes ont un léger avantage, dû surtout à quelques bâtiments récents. Pourtant, l’impression qui s’impose est celle d’un équilibre– équilibre entre la matière et l’esprit, entre l’artisanat et le commerce d’une part, et d’autre part la foi qui a défié les siècles et a donc de quoi affronter aussi les siècles à venir.
Eaux et cieux dans un miroir
Ce n’est pas dans les Plats Pays que l’on trouve ces lignes d’horizon qui semblent tant séduire les cinéastes. Des fontaines de verre jaillissant dans des plaines arides et offrant au soleil couchant des reflets rouge sang: un parfait plan d’ouverture pour un téléfilm célébrant le crime et le sexe. Sodome et Gomorrhe.
Dans les Plats Pays, le ciel –un ciel où se confondent le blanc argenté et le bleu tendre– se reflète dans l’eau. Par conséquent, les plus belles lignes d’horizon sont celles que l’on voit en approchant une ville par l’eau. L’effet miroir rend l’eau et le ciel comme interchangeables et la ville semble ainsi flotter dans l’air. De plus, elle apparaît comme une image obtenue par pliage: le bord supérieur et le bord inférieur présentent le même relief, mais dans des directions opposées. Le bord supérieur touche le ciel, le bord inférieur l’eau. Les jours calmes, bien sûr. Lorsque les eaux sont agitées, le reflet perd de sa netteté.
Nous parlons ici de villes de petite taille comme Dordrecht, Deventer, Zutphen … En apercevant de loin Dordrecht depuis l’eau, on peut encore s’imaginer évoluer dans un tableau d’un peintre du XVIIe siècle, un Jan van Goyen ou un Aelbert Cuyp. Cette ville, la plus ancienne des Pays-Bas, épargnée de justesse lors des catastrophiques inondations de la Sainte-Élisabeth, semble toujours retranchée autour de l’épaisse tour de l’église Notre-Dame. Pour ma part, sa ligne d’horizon est la plus typique de l’ensemble des Pays-Bas.
Est-ce aussi la plus belle? J’hésite, car celle de Middelbourg en Zélande est aussi de toute beauté, marquée par son Lange Jan, l’ancienne tour abbatiale de la ville. Où que l’on se trouve sur l’île de Walcheren, au loin s’élève, au-dessus des prairies, la silhouette élancée du Lange Jan.
Et puis il y a Haarlem. Vue de Haarlem (entre 1670 et 1675) de Jacob van Ruisdael est vraisemblablement l’une des premières représentations de la ligne d’horizon d’une ville néerlandaise. Sans doute est-ce aussi la plus typique en ce qui concerne les villes des Plats Pays en général. L’œil se laisse diriger par un ciel aux nuages puissants –un ciel qui occupe les deux tiers de la toile. La ville ne veut pas être en concurrence avec ce ciel. Paul Claudel a raison quand il dit: «La nature de la Hollande ne lui a pas fourni un horizon précis, mais seulement cette soudure incertaine entre un ciel toujours changeant et une terre qui, par tous les jeux de la nuance, va à l’encontre du vide».