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société

Chanceler et perdre l’équilibre entre utopie et réalisme

Par Tomas Vanheste, traduit par Thomas Lecloux
28 mars 2019 4 min. temps de lecture


Belgium.
Une utopie pour notre temps
est un exercice d’équilibre entre
la réflexion libre et les limites du possible. Philippe Van Parijs
arrive-t-il au bout de sa corde de funambule pour atteindre la terre
promise d’une Belgique meilleure?

Avant
d’entamer l’esquisse de sa vision d’avenir, Philippe Van Parijs (° 1951) veut
démontrer que la Belgique n’éclatera pas. Il examine tous les
scénarios possibles et conclut que chacun d’eux est tellement
inacceptable pour une des parties qu’il n’est pas réalisable
sans violence. Prenons l’idée d’une Flandre et d’une Wallonie
indépendantes en supposant que la capitale actuelle, Bruxelles,
reviendrait aux Flamands. Le produit national brut par habitant en
Wallonie n’équivaudrait alors plus qu’à la moitié de celui de
la Flandre.

Qu’un
tel appauvrissement ne soit pas acceptable pour la Wallonie, comme
l’avance Van Parijs, je le crois volontiers. Mais quid du scénario
inverse, celui où Bruxelles rejoindrait la Wallonie? Bruxelles
compte pour pas moins de 19 % du produit intérieur brut national.
Pour ces raisons économiques, lâcher la capitale serait une folie
pour tout Flamand rationnel, selon l’auteur. Mais ne se limite-t-il
pas trop, dans le cas présent, à ce qui est réaliste dans la
situation actuelle? Dans ce scénario, n’est-il pas plausible
qu’une partie importante de l’activité économique se déplace
vers la
Flandre?

S’agissant
des possibilités de scinder la Belgique, Van Parijs se laisse de
toute évidence guider par le réalisme plutôt que par la réflexion
libre. Les points de référence sont ici les carcans du présent, et
non les projections osées. Une Belgique qui éclate n’est
manifestement pas son utopie.

Pourtant, Van Parijs reconnaît les multiples fissures qui traversent le pays, causées
par ce qu’il appelle le «sinistre défi de John Stuart Mill».
L’économiste anglais écrivit en 1861 qu’au sein d’un peuple
dénué de sentiment d’appartenance commune, en particulier s’il
lit et parle des langues différentes, l’opinion publique unie, qui
est nécessaire au fonctionnement de la démocratie représentative,
n’existe pas.

Van
Parijs admet que Mill touche là une corde sensible. Un pays qui
fonctionne exige un demos qui dispose d’une agora commune, d’un
espace public partagé. En Belgique, écrit-t-il, cette agora commune
s’est affaiblie à un rythme accéléré. Son utopie est axée sur
la reconsolidation de cet espace public partagé. La langue est un
élément crucial à cet égard. Car le dialogue permanent entre les
citoyens ne peut fleurir que s’ils ont une langue en commun.

Belgium est un ouvrage pétri de lucidité qui avance des idées ambitieuses sur la manière de consolider la Belgique. Cependant, l’auteur ne réussit pas complètement l’exercice d’équilibriste

Pourquoi,
dès lors, ne pas faire en sorte que tous les Belges soient
bilingues? Infaisable, juge Van Parijs. Les faits nous montrent que
les enfants flamands maîtrisent de moins en moins le français,
tandis que les francophones méprisent le néerlandais. Pourtant, il
n’existe pas, aux yeux de l’auteur, d’objection de principe à
une exigence absolue de bilinguisme, par exemple en faisant de ce
critère une condition nécessaire à la réussite de l’examen
final de l’école secondaire. Mais encore une fois, ce sont des
arguments économiques – l’obstacle du coût – qui l’emportent.

Étrange.
Si on veut maintenir un pays uni, est-ce trop demander que chacun
apprenne la langue de l’autre et que l’on investisse dans cet
apprentissage? Ici aussi, le philosophe bascule du côté du réalisme
et laisse peu de place à l’imagination.

Il
préfère couper court au profit de sa solution: l’anglais, une
langue de plus en plus pratiquée comme deuxième langue et qui sert
de langue véhiculaire dans les groupes plurilingues car elle est la
langue dite «maximin»: non pas celle que la majorité des
participants à une conversation parlent le mieux, mais celle qui est
la mieux maîtrisée par le participant qui la connaît le moins
bien.

Je
suis d’avis, pour ma part, qu’une langue commune est tout au plus
une condition indispensable, mais jamais suffisante, à l’émergence
d’un peuple qui se sente uni. Et qu’en maniant une deuxième
langue, on se sent toujours un peu étranger, jamais membre à part
entière de la communauté. Mais Van Parijs consacre pratiquement
tout son chapitre intitulé Un demos belge pour le 21e siècle à un
plaidoyer pour l’anglais.

Belgium
est un ouvrage pétri de lucidité qui avance des idées ambitieuses
sur la manière de consolider la Belgique. Cependant, l’auteur ne
réussit pas complètement l’exercice d’équilibriste. Quand il
aborde des scénarios qui ne lui plaisent pas intuitivement, ce sont
des arguments réalistes, économiques qui font pencher la balance.
Quand il traite les options qui remportent ses faveurs, en revanche,
il donne un peu trop libre cours à son imagination.

PHILIPPE
VAN PARIJS, Belgium. Une utopie pour notre temps, volume 4 – n° 2121
de Transversales, Académie royale de Belgique, Bruxelles, 2018, 188
p. (ISBN 978 2 8031 0647 9).

Tomas

Tomas Vanheste

journaliste indépendant et rédacteur en chef adjoint des publications de de lage landen.

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