«Chaque lecteur façonne sa propre Hadewijch»
En 1897, l’auteur flamand d’expression française Maurice Maeterlinck saluait Hadewijch d’Anvers (active vers le milieu du XIIIe siècle) comme l’un des «esprits mystiques les plus curieux et [les] plus puissants». Plus de cent vingt ans et quelques traductions françaises plus tard, le lecteur francophone s’en voit offrir une nouvelle de l’une des quatre œuvres de la Brabançonne, à savoir des Liederen ou Chants, recueil regroupant 45 poèmes d’amour, dans une traduction de Daniel Cunin.
L’édition la plus récente du texte médiéval des Liederen, qui s’accompagne d’une adaptation en néerlandais moderne, date de 2009 ; on les doit toutes deux à Veerle Fraeters et Frank Willaert. C’est justement la version française de cet ouvrage publié chez Historische Uitgeverij, qu’ont éditée début avril 2019 les éditions Albin Michel. Daniel Cunin, le traducteur, a par le passé transposé dans sa langue entre autres Jeroen Brouwers, Bart Moeyaert et Stefan Brijs ; l’an dernier, il a été le lauréat du Prix Brockway, distinction qui récompense tous les deux ans un traducteur européen de poésie néerlandaise.
Dans l’œuvre hadewigienne, un thème occupe une place centrale : la minne, soit l’amour mystique entre l’Homme et Dieu, soit Dieu lui-même, soit encore le Christ. Hadewijch l’a développé dans trois genres différents : des lettres en prose et en vers, des visions et donc des chants (que l’on appelait encore naguère «poèmes strophiques»). Ces derniers s’adressaient probablement à celles et ceux qui, à l’instar de Hadewijch, se disposaient à mener une vie entièrement placée sous le signe de la minne. Dans des vers lyriques où elle s’approprie de manière singulière des motifs bibliques et des chansons courtoises françaises, la poète compare le parcours de l’âme du mystique encore novice, qui s’efforce de conquérir la minne, à un chevalier qui cherche à gagner les faveurs d’une noble dame. En raison du mélange des registres profanes et religieux du XIIIe siècle que présentent les Liederen, leur transposition en français se révèle être un délicat travail de bénédictin. Compte-rendu d’un entretien avec celui qui a tenté de relever ce défi.
Tijl Nuyts: Le statut de Hadewijch dans l’aire néerlandaise est plutôt ambigu. Bien que son œuvre ait récemment reçu une place prépondérante dans le canon établi par la Koninklijke Academie voor Nederlandse Taal en Letteren (KANTL) et qu’un projet ait été lancé en vue de retraduire en néerlandais d’aujourd’hui l’ensemble du corpus, Hadewijch a pratiquement disparu de l’enseignement, tant en Flandre qu’aux Pays-Bas. Cependant, la Brabançonne reste bien vivante dans le monde littéraire et culturel : en 2017, un festival lui a été consacré ; des auteurs comme Emy Koopman et Joke van Leeuwen dialoguent avec son œuvre dans leurs poèmes ; enfin, l’auteure-compositrice An Pierlé a chanté voici peu des adaptations des Liederen. Hadewijch est-elle connue auprès du public francophone?
Daniel Cunin: «Elle est connue auprès d’un public de plusieurs milliers de lecteurs, du moins si l’on se fie aux rééditions que publient Le Seuil et Ad Solem. Peu, cependant, ont lu les Lettres rimées (il n’en existe aucune traduction en volume) ; s’il est aisé de se procurer l’une des deux traductions des Visions, il n’a jamais existé une version française à la fois intégrale et vraiment convaincante des Chants. Quant aux Lettres, il serait temps qu’un éditeur français en offre une nouvelle traduction pertinente.
Le chartreux dom Porion, auteur spirituel de premier plan, a eu le mérite de faire connaître Hadewijch à un lectorat essentiellement érudit. Cependant, son édition de ce qu’on appelait encore les Poèmes strophiques a semé un peu la confusion dans les esprits : il n’a traduit qu’une sélection des poèmes, dans un ordre différent de celui des manuscrits, en y ajoutant un choix de l’auteur(e) anonyme qu’on a baptisé Hadewijch II ou la Pseudo-Hadewijch. Ce que l’on sait dans l’aire francophone est donc très «parcellaire», voire en partie erroné.»
Pourquoi les Liederen de la mystique Hadewijch méritent-ils une nouvelle traduction selon vous?
«Je sais que des religieux, des intellectuels et des amateurs de poésie, catholiques ou non, de contrées francophones ou d’ailleurs, attendaient avec impatience la traduction française des Liederen. Si l’œuvre de la Brabançonne avait été traduite en latin de son vivant comme cela a été le cas de celle de Ruusbroec, son nom rayonnerait sur les lettres européennes. Malheureusement, elle est tombée dans l’oubli le plus total pendant des siècles.»
Comment Hadewijch est-elle actuellement perçue par le lecteur francophone qui a pu la découvrir après ces siècles d’oubli?
«Difficile à dire. Sans doute pour certains ce prénom imprononçable ne renvoie-t-il qu’au film éponyme réalisé en 2009 par le cinéaste réputé Bruno Dumont, né en Flandre française. Pour les amateurs d’auteurs médiévaux et en particulier d’écrivains mystiques, elle occupe une place parmi d’autres femmes de son temps. La difficulté, c’est qu’en lisant Hadewijch en traduction, on risque de s’intéresser essentiellement au «message», à la «teneur» et non à la beauté exceptionnelle des vers, des phrases, qui revêt pourtant une importance capitale quant à la portée de l’œuvre. En saisir la dimension spirituelle passe, me semble-t-il, par une appréhension de cette somptuosité, une adhésion à celle-ci. Hadewijch est avant tout poète d’exception.»
Comment avez-vous découvert Hadewijch?
«Se familiariser avec la langue et la littérature des Pays-Bas et des Flandres, cela passait à mon sens par une plongée dans le passé, dans le surgissement de cette langue et de cette littérature. Aussi ai-je appris, en m’aidant de quelques ouvrages, le moyen néerlandais, en particulier pour lire dans le texte les Brabançons qui ont produit quelques-uns des sommets de la littérature mystique occidentale. Cela correspondait à une époque où je dévorais les écrits mystiques de toutes les époques, principalement ceux relevant des univers juif et chrétien.»
Les traditions mystiques juive et chrétienne connaissent bien des textes et des auteurs de valeur. Qu’est-ce qui vous a en particulier attiré dans les Liederen de Hadewijch?
«La virtuosité de la langue et de la prosodie. L’authenticité de l’expérience. Alors que ce que l’on appelle les lettres néerlandaises en étaient encore, pour ainsi dire, à un stade d’éclosion – nous sommes sans doute vers 1240 –, l’existence d’une œuvre d’une telle maturité m’a stupéfait et continue de m’éblouir. Cela vaut pour les poèmes ou Chants de Hadewijch, mais aussi pour bien des passages de ses Visions et de ses Lettres. Prose et poésie se confondent d’ailleurs à de multiples reprises dans ces derniers textes du corpus hadewigien dont certains passages pourraient très bien être chantés, à l’exemple de nombre des 45 poèmes. Cette singularité du langage n’a pas manqué de me séduire.»
Cette singularité du langage de Hadewijch empêche-t-elle le lecteur francophone d’apprécier ses textes?
«Il va de soi que le lecteur néerlandais est mieux à même de goûter la beauté et la créativité dont il est question. S’il éprouve des difficultés à déchiffrer l’original, il peut s’en faire une idée en se laissant entraîner par les sonorités. Il dispose, de surcroît, de plusieurs ouvrages de référence sur l’œuvre et sur le milieu béguinal ainsi que de plusieurs éditions des originaux et de plusieurs traductions en néerlandais de notre temps. Tout l’aspect sonore, rythmique, prosodique échappe malheureusement au lecteur qui lit Hadewijch dans une langue étrangère. Il me semble que ces Liederen, ainsi d’ailleurs que d’autres passages du corpus hadewigien, comptent parmi les textes les plus délicats à traduire qui soient. La supériorité de la langue de Hadewijch est en effet l’éperon qui incite l’âme à s’élever.»
Votre traduction rend-elle Hadewijch et ses textes plus accessibles au lecteur francophone d’aujourd’hui ?
«La traduction des Liederen a le mérite de s’ouvrir par une présentation qui fait le bilan sur les connaissances que l’on a, à l’heure actuelle, des manuscrits et de l’œuvre. Les commentaires qui suivent chaque chant resituent les textes dans leur époque et proposent quelques pistes de lecture. Par ailleurs, l’e-book qui accompagne cette édition offre au lecteur intéressé un accès à tout ce qui a trait à la mélodie, à la façon de chanter une petite vingtaine de poèmes (on pourra par ailleurs écouter le CD). La version française des chants tend à restituer la teneur de l’original, autrement dit elle devrait favoriser une lecture et une interprétation bien plus sûres des textes.»
Hadewijch sera-t-elle vue d’une nouvelle manière dès lors qu’on aura pris connaissance de votre traduction de ses Liederen?
«Il convient, à mon sens, de lire la traduction en ayant en tête les poèmes chantés dans la langue originale. Ne pas oublier que la « manducation » de cet original, par la récitation et le chant, constituait probablement le meilleur moyen pour «l’apprenti» mystique de grandir et de se métamorphoser intérieurement. Pour répondre plus précisément à votre question, disons que chaque lecteur façonne sa propre Hadewijch et cela ne manquera pas de se produire à partir de cette nouvelle édition en français.»
Arrêtons-nous un moment sur la matérialité des textes, à laquelle vous faites allusion. Comme vous l’avez précédemment dit, la mystique de Hadewijch s’exprime principalement par le caractère très singulier de son langage. Reproduire cela pour le lecteur francophone me semble une gageure. Quels éléments du langage mystique du XIIIe siècle vous ont posé des difficultés pendant la traduction ?
«Pour commencer, le terme minne, omniprésent dans les 45 poèmes (pas moins de 987 occurrences, et plus d’une fois sous la forme d’une polyptote) : il s’agit d’un féminin qui m’a conduit à féminiser le mot «amour». Une grande difficulté réside d’autre part dans le genre : on ne peut faire autrement en français que choisir entre le féminin ou le masculin là où le moyen néerlandais ne se prononce pas explicitement. Est-il question de l’aimée ou de l’aimé ? de l’amante ou de l’amant ? de Dieu ou de la Minne ? de Hadewijch ou de l’amant ? Dans bien des cas, il s’agit là d’un choix délicat à opérer. De même, il n’est pas toujours simple de déterminer à qui correspond le «je» des chants (à Hadewijch ou à une instance abstraite ?).»
Pour terminer cet entretien, j’aimerais que les lecteurs aient une première impression de la traduction. Avez-vous un chant favori?
«Difficile de faire un choix. Peut-être le chant 40 qui offre un beau condensé de la quête de l’amant(e). Certaines strophes se dégagent, par exemple la 5 du chant 2 ou la 6 du chant 40. Il y a aussi des passages qui ressortent uniquement, pour ainsi dire, du fait de la préciosité des vers. Citons en guise d’exemple la strophe 10 et la reprise du chant 22 :
Wat hulpet mi dattic van minnen singhe
ende mi selven mine quale linghe?
Met wat noede mi de minne bevinghe,
vore hare wout en hebbic gheen ghedinghe.
Ic lie al dies hi liden sal,
dien der minnen cracht sijn herte stal.
Wat hulpet dat ic mine nature dwinghe?
Want mine nature sal al bliven
dat si es ende dat hare vercrighen,
al maken de menschen hare wech so inghe.
En quoi cela m’aide-t-il de chanter l’amour
et d’aggraver mon mal à moi?
Quelle que soit la détresse avec laquelle l’amour m’a assaillie,
je ne puis rien opposer à sa fougue.
Je souffre tout ce que doit souffrir celui
qui s’est fait dérober son cœur par la force de l’amour.
En quoi cela m’aiderait-il de forcer ma nature?
Car ma nature restera en tout
ce qu’elle est, et obtiendra ce qui lui revient,
quand bien même les gens rétréciraient sa voie.»
Hadewijch d’Anvers, Les Chants, édition de Veerle Fraeters et Frank Willaert avec une reconstitution des mélodies par Louis Peter Grijp, préface de Jacques Darras, traduction du (moyen) néerlandais par Daniel Cunin, Paris, Albin Michel, 2019 (2 volumes dont 1 e-book + 1 CD).
Bio
Né dans les Hautes-Vosges, Daniel Cunin traduit depuis une bonne vingtaine d’années des œuvres de romanciers, poètes, dramaturges, essayistes et bédéistes flamands et néerlandais, dont une dizaine de livres de Bart Moeyaert, prix commémoratif Astrid-Lindgren 2019. Membre de la Maatschappij der Nederlandse Letterkunde et du comité de rédaction de Septentrion, il collabore par ailleurs aux revues Deshima et Nunc. Son blog Flandres-Hollande est consacré aux auteurs d’expression néerlandophone.
La version intégrale de l’entretien a paru dans la revue Romaneske, 2019, p. 7-16.