Charles Degeyter brouille les frontières du monde naturel
Charles Degeyter (°1994) est fasciné par ce qui peut naitre de la rencontre entre le naturel et l’artificiel, ou par ce qui peut émerger lorsque l’un prend la place de l’autre. Ses sculptures et ses montages artistiques interrogent nos représentations de la réalité, l’appropriation culturelle, ou encore notre relation avec l’environnement.
@ Charles Degeyter
Né à Bruges, Degeyter a étudié le design industriel à l’université de Gand tout en se lançant parallèlement dans la création de posters et affiches. Il a commencé par dessiner des flyers pour The Pit’s, un club de musique alternative de Courtrai, alors qu’il n’était encore qu’un adolescent, pour ensuite se lancer dans la réalisation d’affiches sérigraphiées pour des festivals et des groupes de rock partant en tournée. Après avoir obtenu son diplôme en 2016, il a poursuivi son travail graphique, compilant un impressionnant portfolio qui comprend désormais des affiches créées pour de grands groupes tels que Weezer, Queens of the Stone Age et Nine Inch Nails.
L’œuvre graphique de Degeyter s’inspire principalement d’éléments naturels éphémères tels que des coraux, des coquillages, des insectes, des crânes, ou encore des animaux empaillés, de ceux qui sont conservés dans des musées ou dessinés dans d’anciens livres. Il se base également sur un large éventail de références culturelles telles que les dessins animés, les films, et bien sûr la musique rock et toute sa tradition graphique.
En 2018, Degeyter décide de se lancer dans la production d’un travail artistique plus personnel. Si celui-ci semblait à première vue s’inscrire dans la lignée de ses précédentes réalisations graphiques, c’est toutefois une œuvre en trois plutôt qu’en deux dimensions qui a été dévoilée en 2019: une série d’objets très variés, inspirés par des jouets pour enfants, voire fabriqués à partir de ceux-ci.
@ Charles Degeyter & Tatjana Pieter
Un élément récurrent très présent dans son œuvre est le bernard-l’hermite. Ce petit crustacé établit normalement sa maison à l’intérieur de coquillages vides, mais on a récemment découvert que certains avaient déjà élu domicile dans des bouchons de bouteilles en plastique ou d’autres déchets marins, y compris des jouets. Degeyter s’est donc emparé de l’idée et l’a développée dans son œuvre à travers la création d’une série d’objets représentant des bernard-l’hermite à l’intérieur de têtes de jouets en plastique (certaines provenant de vrais jouets, d’autres ayant été fabriquées sur mesure).
Une autre série marquante s’inspire de l’œuvre décalée d’Henry Darger, figure de l’art outsider, qui a passé de longues années de sa vie à rédiger et illustrer un conte fantastique racontant la lutte épique des sept sœurs Vivian contre l’esclavage des enfants. Les dessins de Darger qui accompagnent le texte s’inspiraient de cahiers de coloriage, et Degeyter s’est plu à imaginer comment ces dessins auraient pu devenir des jouets. Puis dans un second temps, comment ces jouets auraient à leur tour pu s’échouer sur des plages et finalement servir d’habitat aux bernard-l’hermite.
L’alliage insolite de crustacés et de têtes de poupée crée une image puissante, une troublante union entre le naturel et le non-naturel, facilement interprétable comme une critique de la pollution des océans. Voici le cadeau que nous faisons à nos enfants. Mais au-delà de cette allusion, d’autres interprétations de la série Vivian sont également possibles: l’océan peut alors être considéré comme une métaphore du subconscient tourmenté de Darger, un vivier d’étranges créatures hybrides.
Parallèlement à ces assemblages, Degeyter a également réalisé des images de ces poupées-crabes au moyen de perles à repasser Perler. Ces petites perles en plastique aux couleurs vives sont disposées sur une plaque à picots pour créer une image, qui est ensuite fixée en faisant fondre le plastique à l’aide d’un fer à repasser. Le résultat est une forme étrangement concrète de pixellisation, qui, pour Degeyter, évoque aussi les mosaïques de la Grèce antique. Il s’inspire d’ailleurs de ces dernières en incorporant des bordures aux motifs antiques typiques ainsi que des fêlures évoquant des dommages causés lors de fouilles archéologiques. Il a utilisé la même technique Perler pour réaliser des mosaïques assez macabres de conflits entre chats-jouets et vrais chats.
@ Charles Degeyter
La Grèce antique a également été la source d’inspiration principale pour ΑΘΕ, une petite chouette en plastique aux couleurs vives perchée sur un rocher, placée sous un dôme en verre du genre de ceux utilisés pour exposer les animaux empaillés. Si vous regardez derrière la figurine en plastique, vous verrez qu’elle dissimule bel et bien une petite chouette empaillée. L’image en plastique s’inspire de la chouette d’Athéna, représentée sur les anciennes pièces de monnaie grecques accompagnée de l’abréviation ΑΘΕ. Selon Degeyter, l’idée était de montrer à quel point nous avons progressé (ou régressé) depuis ces temps reculés, mais l’effet produit par cette œuvre est plutôt de faire ressortir le contraste entre les apparences et la réalité, entre les yeux vides et inexpressifs de la chouette en plastique et le regard acéré de la véritable chouette.
Parmi cette profusion d’œuvres, réparties en une exposition solo et deux expositions collectives au cours de l’année 2019, se trouvait également une série d’objets plus directement inspirés de jouets. Vivian in the Sand s’inspire de puzzles où il faut insérer des formes prédécoupées dans une planche en bois. Les pièces, une fois retirées, révèlent un petit bac à sable contenant les répliques «réelles» des images peintes sur les pièces: on retrouve un petit crabe sous l’image du crustacé, et sous l’image de la petite fille souriante, l’une des têtes de poupée Vivian, la langue pendante comme si elle avait été étranglée. Le résultat est un anti-jouet, plus sinistre que ludique.
@ Charles Degeyter
Puis, il y a la Turtle Sandbox, une grande tortue en plastique dont la carapace amovible révèle un bac à sable pour enfants. Degeyter y a placé un nid composé de balles de ping-pong: de ces pseudo-œufs ont éclos de petits modèles réalistes de bébés tortues. Dans cette œuvre, la relation toxique entre le plastique et le monde marin semble s’inverser et réfléchir sur elle-même.
En 2020, Degeyter a dévoilé une nouvelle création, une série de sarcophages miniatures pour animaux de compagnie: petits oiseaux, perroquets, hamsters et cobayes. Chaque sarcophage est réalisé à l’image de l’animal d’origine, qui se trouve à l’intérieur, préservé. Degeyter caractérise cette nouvelle œuvre d’approche ludique de l’éphémère: n’est-il pas logique qu’après sa mort, un animal de compagnie soit transformé en jouet afin que l’enfant puisse continuer à jouer avec lui?
@ Charles Degeyter & Tatjana Pieter
Mais au-delà de cette finalité déclarée, ces sarcophages pour animaux se prêtent à une foule d’interprétations alternatives. À nouveau, on ressent une tension entre le monde naturel et le produit de l’activité humaine, entre le réel et l’idéal, ainsi qu’un écho du monde antique. Cette fois, ce n’est plus la Grèce, mais l’Égypte antique, où chats et autres animaux sacrés étaient momifiés et placés dans des sarcophages, qui a servi d’inspiration à Degeyter. Enfin, cette série entre malicieusement en résonance avec l’œuvre de Damien Hirst sur des cadavres d’animaux, en s’inscrivant en contrepoint de son côté très grandiloquent: au lieu d’un requin-tigre de quatre mètres de long conservé dans un bassin de formaldéhyde, représentant «l’impossibilité physique de la mort dans l’esprit de quelqu’un de vivant», voici un hamster de 30 cm dans un cercueil, représentant la possibilité très réelle de la mort telle qu’elle est susceptible d’être rencontrée pour la première fois par un enfant.
@ Charles Degeyter & Tatjana Pieter
Degeyter avait peut-être commencé cette série en plaisantant à moitié, mais certains de ses amis (de même que des étrangers ayant vu son travail sur Internet) lui ont par la suite demandé de créer des cercueils pour leurs propres animaux de compagnie décédés. Le concept suscite donc un véritable attrait.
À l’été 2020, lors d’une résidence artistique à la Verbeke Foundation à Kemzeke, en Flandre-Orientale, Degeyter a commencé à développer un nouvel axe de réflexion artistique. Il s’est mis à produire une série d’artefacts provenant du peuple indigène imaginaire Moani, originaire de l’île tout aussi fictive de Rupahu dans l’océan Pacifique. Ces objets se composent principalement de crânes et de coquillages grandeur nature recouverts de motifs complexes, qui évoquent des tatouages faciaux mais aussi l’artisanat scrimshaw développé par les chasseurs de baleines aux XVIIIe et XIXe siècles. Selon l’imagination de Degeyter, ces baleiniers auraient fait halte à Rupahu, et les habitants de l’île se seraient alors inspirés de leurs méthodes et de leur art.
Cette collection comprend également un crâne doré dissimulant un labyrinthe (un autre jouet caché), un bec de poisson-scie monté sur une poignée sculptée, une bouée de signalisation décorée et un masque tribal habité par un bernard-l’hermite. L’exposition de Degeyter qui s’est tenue à la galerie Tatjana Pieters à Gand en 2021 est venue compléter cette collection d’objets d’une série de dessins ethnographiques détaillés des artefacts de l’île de Rupahu. Ces dessins permettent d’approfondir la réflexion sur les perceptions occidentales de l’altérité et sur les nombreuses implications de l’appropriation culturelle.
@ Charles Degeyter & Tatjana Pieter
D’une certaine manière, tous ces objets ont l’air véritablement authentique: les motifs et lignes profondes qui les décorent semblent familiers, et le fait d’être exposés dans d’élégantes vitrines de musée et d’être dessinés avec une extrême précision leur confère un certain statut. Les yeux qui apparaissent dans les orbites des crânes, toutefois, sont des yeux artificiels, inspirés de dessins animés. Cela les rend-il moins vrais pour autant? Ne s’agit-il pas tout simplement du résultat de l’influence, sur les traditions des cultures locales, des têtes de poupée échouées sur leurs côtes? Peut-être ne s’agit-il pas ici d’une collection ethnographique du passé, mais bien d’un culte du cargo post-apocalyptique en cours d’élaboration.