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arts

Charlotte Adigéry : espiègle, subtile, critique et toujours dansante

Par Glen Van Muylem, traduit par Pierre Lambert
28 juin 2019 6 min. temps de lecture

Charlotte Adigéry semble vivre une année exceptionnelle. Sous l’œil approbateur des frères Dewaele, la Gantoise d’origine antillaise s’est fait remarquer voici trois ans et, depuis lors, son étoile ne cesse de monter au firmament de la musique pop électronique. Elle s’est déjà produite plusieurs fois en France et son groupe WWWater figure au programme du Midi Festival à Hyères (dans le Var). Ce festival aura lieu fin juillet.

«Non, je n’ai pas de petit côté pervers caché. J’aimerais bien, croyez-moi, car je suis quelqu’un de plutôt ennuyeux». Voilà ce qu’affirmait Charlotte Adigéry au magazine britannique Huck, à propos de Cursed and Cussed, un morceau de son deuxième EP Zandoli (2019).

Ce petit bijou, sorti sous le label de Soulwax, aborde une série de thèmes passionnants sur des rythmes extrêmement dansants qui séduisent tout en semblant venir d’une autre planète: de la culture queer aux perruques synthétiques en passant par le tourisme sexuel. Indéniablement, Adigéry a réussi à créer un univers expérimental et moite, avec la complicité de Boris Zeebroek (alias Bolis Pupul, également connu comme membre des groupes Hong Kong Dong et The Germans). Même Gaspar Noé pourrait en prendre de la graine. Comment cette artiste gantoise d’origine antillaise est-elle parvenue en si peu de temps à se faire un nom à l’international?

Adigéry et «WWWater»

Charlotte Adigéry a démarré l’année 2019 sur les chapeaux de roues. Au mois de janvier, en première partie de la légendaire Neneh Cherry, elle effectuait une tournée en Australie avec WWWater, le groupe d’indie electro qu’elle forme avec Boris Zeebroek et Steve Slingeneyer (ancien batteur de Soulwax). Moins d’un mois plus tard, elle publiait l’EP Zandoli sous son propre nom.

Ensuite, Young Fathers (un groupe écossais éclectique aux racines africaines) lui demande d’assurer la première partie de sa tournée européenne et l’influent site Web Pitchfork consacre à son EP une critique élogieuse. Dès lors, plus rien ne semble encore pouvoir freiner son ascension. The Guardian l’inclut dans sa liste «one to watch» (des artistes émergents), elle réalise une session live pour la BBC
dans l’émission de Gilles Peterson et donne de nombreux concerts sur les scènes de festivals internationaux. «Is this real?» se demande Adigéry sur Instagram. Bonne question, surtout quand on n’a encore que trois EP à son actif.

Au premier plan

«Moi aussi, j’ai quelque chose à dire.» Tout le parcours d’Adigéry se base sur cette idée. Elle débute comme chanteuse de session et choriste dans divers groupes de blues, reggae et soul. Mais l’envie lui prend de se lancer dans une carrière solo lorsqu’elle chante comme choriste pour Baloji et Arsenal.

C’est toutefois grâce à un rôle très secondaire dans le film Belgica que les choses s’emballent: elle fait alors la connaissance des têtes pensantes de Soulwax, Stephen et David Dewaele, qui décident de la prendre sous leur aile. Lorsqu’ils enregistrent avec elle le titre The Best Thing et qu’Adigéry rassemble tout son courage pour leur interpréter sa propre musique, les frères parviennent à peine à réfréner leur enthousiasme: «Tu peux percer bien au-delà de la Flandre. Tu iras très loin!»

Le duo de frères musiciens le plus célèbre de Flandre ne s’était pas trompé à l’époque, en 2016. Environ un an plus tard, Adigéry était déjà considérée comme un talent très prometteur avec son premier EP sous le nom de WWWater: La Falaise. La pochette montre une photo Polaroïd d’Adigéry en train d’arroser ses plantes. Une façon symbolique d’indiquer que sa carrière musicale n’en est qu’à ses débuts. WWWater, qui grouille d’émotions à l’état brut, constitue une quête passionnante de son propre son, avec un accompagnement instrumental classique ou plus insolite. Adigéry expérimente avec une électro sophistiquée, des guitares acoustiques et le spoken word
comme si elle étirait un élastique entre ses doigts, sans jamais le rompre.

Gand et la Martinique

Un élément est toujours présent dans sa musique: la Martinique, le pays où sa mère est née. Ainsi, le morceau La Falaise fait référence à une chute d’eau dans l’île des Caraïbes. Adigéry a pris peu à peu conscience de l’impact de la couleur de sa peau sur la musique qu’elle souhaitait faire.

«Je pense que j’ai aussi un rôle à jouer en tant que porte-parole des artistes noirs belges. Je ne veux pas pointer un doigt accusateur, car je ne ressens aucune colère, mais apporter des nuances. Donner à réfléchir aux gens.»

Elle bâtit son succès sur ses origines, combinées à des idées issues de la scène indie. Où a-t-elle puisé son inspiration au juste? Elle cite le côté espiègle et sensuel de la chanteuse et productrice britannique FKA Twigs, les expériences énigmatiques du musicien et artiste conceptuel britannique Dean Blunt et l’électro sans frontières du producteur américain Yves Tumor.

Avec un certain recul

Le projet WWWater
n’est pas le seul à dévoiler le rôle crucial joué par les racines étrangères d’Adigéry dans son identité musicale. La chanteuse explore également sous son propre nom ce que signifie être une artiste noire en 2019. Si WWWater et Charlotte Adigéry sont sans doute les deux faces d’une même médaille, il n’empêche que leur mode d’action est différent.

Dans son univers rythmique minimaliste, Charlotte Adigéry contemple le monde avec un certain recul. Ainsi, dans High Lights, sur l’EP Zandoli, elle explique pourquoi elle aime tant les perruques. C’est sa réponse percutante aux critiques qui lui reprochent de ne pas avoir de style en raison des perruques qu’elle porte constamment. Adigéry renverse le raisonnement: «Porter une perruque, c’est comme montrer un autre visage de soi. Il ne s’agit pas de nier mon identité, mais de la prolonger. Comment on peut le faire aussi avec des vêtements.»

Par ailleurs, Adigéry prouve dans d’autres morceaux de Zandoli qu’elle porte l’un des projets musicaux les plus exaltants de Belgique. Dans Paténipat, elle n’a besoin que de deux mots et d’un rythme sobre et dépouillé pour attirer l’attention de toutes sortes de zines
musicaux à l’international. S’inspirant de la danse gwoka propre à la Guadeloupe, Adigéry allie tradition, présent et futur en répétant les mots Zandoli paténipat («le gecko n’a pas de pattes» en créole) dans une sorte de fantasme vaudou frénétique.

Incertitude et identité

Mais ce qui frappe le plus chez Charlotte Adigéry est peut-être sa normalité et la façon dont celle-ci se reflète dans sa musique. «Be the best version of yourself you can be», pouvait-on lire en légende d’un post récent d’Adigéry sur Instagram. Il s’agit d’une série tout à fait ordinaire de selfies accompagnée d’un one-liner tout aussi banal, mais qui en dit long à notre ère des réseaux sociaux saturés par les canons de beauté occidentaux. L’incertitude et l’identité apparaissent en filigrane dans les chansons des alter ego d’Adigéry, qui entre ainsi de plain-pied dans le sillage d’autres artistes (noirs) contemporains également en quête de leur identité: Kevin Abstract, Brockhampton, Denzel Curry, Tierra Whack.

L’incertitude est la maladie mentale de la génération Y dont fait partie Adigéry, et ses deux projets en forment une critique cinglante. «Dans WWWater, je le dis haut et fort: bon sang, je suis bien comme je suis. Les gens doivent apprendre à être fiers d’eux-mêmes sans vouloir se plier à une sorte d’idéal de beauté», souligne-t-elle dans ses interviews.

Sous son propre nom, la critique est plus subtile, plus intelligente et surtout plus dansante. Cela ne veut pas dire que son message perde en force, au contraire : de cette façon, ses commentaires sociaux empreints d’espièglerie résonnent également à travers les enceintes des pistes de danse. Nous avons hâte d’entendre la suite!

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Glen Van Muylem

journaliste

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