À la recherche du tragique: Charlotte Van den Broeck se penche sur treize mésaventures d’architectes
Dans Tentatives périlleuses, récit écrit à la première personne, Charlotte Van den Broeck s’intéresse au sort de treize architectes qui se sont, ou se seraient, suicidés après avoir raté une œuvre.
Si Kameleon et Noctambulations, les deux recueils de poésies couronnés de nombreux prix de la jeune Flamande Charlotte Van den Broeck (°1991), témoignent d’un sens d’observation et d’une finesse d’expression extraordinaires, Tentatives périlleuses, son deuxième titre traduit en français, atteste d’un talent comparable pour l’essai et le reportage.
© St. Temmerman
Initialement entrepris en tant que simple exercice essayistique, le texte a atteint un degré de confidentialité probablement imprévu. La poétesse s’est découvert non seulement une plume de journaliste, mais aussi une fascination pour le sujet. Fascination qui s’explique selon elle par la passion de créer qu’elle partage, en tant qu’artiste écrivaine, avec les architectes.
Afin de cerner sa propre poétique et sa façon de vivre son art, elle introduit des éléments autobiographiques en parallèle avec les biographies des architectes et les descriptions de leurs créations. Elle reconnaît avoir tendance à tout vouloir sacrifier à son art, comme – suppose-t-elle – les architectes ayant connu une fin tragique. Elle interroge cette vision romantique et la distance nécessaire entre le créateur et sa création. Van den Broeck semble admirer les architectes pour l’audace avec laquelle ils réalisent leurs ambitions périlleuses en public. Elle y voit un parallèle avec la publication d’un texte.
Les paragraphes au sujet du (court) passé de l’auteure ne font pas toujours le poids face aux tragédies qu’ont vécues les architectes évoqués. On constate une certaine discordance qui est selon moi moins liée à la jeunesse de Charlotte Van den Broeck qu’à la comparaison boiteuse entre architecture et écriture.
La propre histoire de Charlotte Van den Broeck et sa situation de jeune écrivaine forment le vrai fil rouge de Tentatives périlleuses
Je regrette que Van Den Broeck ait Omis de problématiser la différence entre la création d’un livre et celle d’un bâtiment. Au-delà de la conception, l’architecte est chargé de coordonner la réalisation de maisons, immeubles ou bâtiments publics, tous destinés à accueillir des gens. La responsabilité de l’architecte est donc plus concrète, plus matérielle que celle de l’écrivain.
Certes, en tant qu’artistes, les deux subissent potentiellement les conséquences de la recherche de l’esthétique absolue. Mais oublier de prévoir des sanitaires dans une caserne devant héberger des centaines de soldats, se tromper dans les calculs pour la construction du toit d’un théâtre et causer ainsi des centaines de morts et de blessés ou faire construire une piscine dans laquelle les nageurs risquent leurs vies, Sont des Fautes professionnelles graven. Le fait que des architectes ayant commis de telles erreurs culpabilisent, et parfois se suicident, échappe à la dimension purement artistique.
© T. Wiggenraad
L’inspiration pour ce livre, Van den Broeck l’a puisée dans le mystère entourant la piscine ratée de Turnhout, sa ville natale située au nord-est d’Anvers. Malgré l’absence de preuves, il y circule toujours des rumeurs sur le suicide présumé de l’architecte. Intriguée, l’écrivaine part à la recherche d’autres édifices ayant entraîné la chute de leurs créateurs. Les cas sur lesquels elle s’est documentée varient énormément entre eux: burlesque est celui du clocher tors de l’église de Verchin dans le Pas-de-Calais. Romantique à en mourir (littéralement) est celui des deux amis architectes de l’Opéra de Vienne, qui dans leur idéalisme se sont opposés aux goûts des bourgeois destinataires du projet. Terrifiant se révèle celui de l’effondrement du toit d’un théâtre sous le poids de la neige à Washington. Stupéfiant est le projet ambitieux d’un terrain de golf où l’herbe refuse de pousser.
Lors de ses enquêtes, Van den Broeck remarque que les histoires de suicides en cas d’échec ou de désapprobation d’une œuvre architecturale relèvent souvent du domaine de la légende. Elle découvre également que dans le cas du suicide avéré de l’architecte du siège des RTT d’Ostende (1953) le décès de sa bien-aimée a probablement été déterminant. Si Van den Broeck accentue initialement le côté romantique de la vie d’architecte, elle relativise dès qu’il s’avère que bon nombre d’histoires de suicides ne sont que des rumeurs ou, pire, des attrape-touristes. Elle en conclut que ces légendes existent parce que le public, par romantisme ou un sentiment de revanche, aspire à une fin tragique en cas d’édifice raté.
Malgré le léger déséquilibre déjà signalé entre les éléments autobiographiques et les biographies d’architectes, diverses raisons rendent recommandable la lecture de Tentatives périlleuses. Tout d’abord, le texte s’avère à maints égards original et surprenant. Ensuite, il change notre regard sur les défis auxquels les architectes se trouvent confrontés. En troisième lieu, on doit souligner la grande honnêteté du dialogue sur la vocation d’artiste que l’auteure engage par le moyen d’excursions autobiographiques sur les architectes du passé.
Enfin, difficile de rester insensible aux descriptions lyriques de la nature et aux belles phrases qui trahissent la poétesse. Je cite, dans l’excellente traduction de Kim Andringa: «Dans une véhémente discussion, les deux hommes s’envoient mutuellement les clous de leur dialecte à la figure.» (il s’agit du ch’ti); «Depuis vingt ans, le volcan se tait, d’un silence menaçant auquel aucun argument ne peut s’opposer.» (au sujet du Vésuve); « … La réverbération est insoutenable, si vive, elle efface tout, où est le bord, mon dieu, je ne vois plus le bord, je suis perdue dans la masse d’eau, perdue dans la clarté qui se déverse.» (en observant le tableau De zee de Laurence Stephen Lowry).
Pendant les trois ans qu’a duré l’enquête sur les architectes et le suicide, Van den Broeck a réfléchi aux dangers que courent les artistes en général et, plus particulièrement, à la manière de vivre son art à elle. Sa propre histoire et sa situation de jeune écrivaine forment le vrai fil rouge de Tentatives périlleuses. La confrontation avec la fin tragique, réelle ou fantasmée, d’architectes lui a permis de faire rimer créer et exister. Dans les dernières pages, elle annonce que, si jamais des obstacles insurmontables devaient se présenter sur le chemin qu’elle a choisi d’emprunter, elle cesserait d’écrire mais non de vivre.