Christiaan Huygens, un savant universel mais oublié
Les seniors néerlandais se souviennent qu’il figurait sur le billet de 25 florins, mais les générations postérieures ne savent plus qui était leur compatriote Christiaan Huygens (connu en français sous le nom de Christian Huygens). Cet astronome et inventeur du XVIIe
siècle fut pourtant l’un des plus grands savants que les Pays-Bas aient jamais produits. Un auteur britannique lui rend hommage, à bon droit, dans une nouvelle biographie.
© Kunstmuseum Den Haag
Le 14 janvier 2005, la sonde spatiale Huygens s’est posée en douceur sur la surface de Titan, la plus grande lune Saturne. La sonde de l’Agence spatiale européenne (ESA) avait été baptisée du nom de Christiaan Huygens, le physicien néerlandais qui, en 1655, avait découvert Titan, le premier objet du système solaire depuis l’observation par Galilée en 1610 des quatre lunes de Jupiter. Christiaan Huygens avait fabriqué lui-même, avec l’aide de son frère Constantijn, la lunette astronomique qu’il pointait dans le ciel de La Haye. Avec une longueur de quatre mètres et un grossissement de cinquante, elle éclipsait de loin ses rivales italiennes. Le secret de sa qualité résidait dans le polissage maison des lentilles, un art que les deux frères maîtrisaient à la perfection.
Lorsque Huygens eut la certitude d’avoir correctement déterminé la période orbitale du satellite naturel de Saturne, il consigna sa découverte. Au moyen d’un anagramme, comme cela se faisait souvent au XVIIe siècle. Dans les lettres adressées à ses confrères de Londres et de Prague, il glissa une citation d’Ovide: ADMOVERE OCVLIS DISTANTIA SIDERA NOSTRIS (ils ont rapproché de nos yeux les astres très éloignés); puis une série de lettres sans lien apparent: VVVVVVVCC CRRHNBQX. Décrypté, cela signifie Saturno luna sua circunducitur diebus sodexim, horis quatuor (la lune de Saturne effectue une révolution complète en seize jours et quatre heures). Un an plus tard, en mars 1656, Huygens fit connaître sa découverte au monde dans un très bref opuscule.
© Wikipedia
C’est alors que l’attention de Christiaan Huygens se porta sur le mystère des curieuses excroissances de Saturne. Son sens de l’observation et du visuel (car il savait bien dessiner) l’amenèrent à la conclusion qu’il ne s’agissait pas d’anses de forme variable, mais d’un anneau mince ou d’un disque plat entourant la planète. Il était observable à partir de la Terre, plus ou moins incliné en fonction de la position de Saturne. Dans le cas le plus défavorable, il apparaissait dans l’axe de sa tranche et semblait avoir disparu. En 1659, Huygens publia son analyse dans un ouvrage intitulé Systema Saturnium (Le Système de Saturne) qu’il envoya à soixante savants confrères en Europe. Il devint ainsi le plus grand astronome de son temps.
Christiaan Huygens ne se limita pas à l’astronomie, loin de là. Issu d’une riche famille patricienne, il avait été élevé dans la tradition humaniste de l’époque. Constantijn, son père, était un poète prolixe, mais également un diplomate au service de la maison d’Orange. Christiaan fut éduqué au domicile familial pour les langues classiques et modernes, les mathématiques, la théologie, la logique et la philosophie naturelle, c’est-à-dire l’ensemble des sciences naturelles, mais reçut aussi une formation en équitation, escrime, danse, dessin et peinture.
Il découvrit la pensée de Descartes, qui l’influença, même s’il réfuta la validité des lois du choc énoncées par ce dernier
À l’université de Leyde, il suivit les cours de mathématiques du professeur Frans van Schooten et découvrit la pensée de Descartes, qui l’influença, même s’il réfuta la validité des lois du choc énoncées par ce dernier. Grâce au soutien financier de son père et, à partir de 1664, à une pension du roi comme membre de l’académie royale des sciences de Paris, Christiaan put se consacrer comme il le voulait à des recherches théoriques et pratiques dans de nombreuses disciplines: mathématiques, astronomie, chronométrie, optique, microscopie, mécanique, cosmologie et musique. Aucun problème à résoudre ne lui échappa.
Huygens se distingua dans tous ces domaines. Sa contribution aux mathématiques portèrent sur la forme de la chaînette et les propriétés de la cycloïde. Les propriétés de cette courbe furent appliquées au pendule de précision qu’il construisit. La théorie des ondes de la lumière – avec des pulsations comme pour le son – lui permit d’expliquer les phénomènes de réflexion et de réfraction. Il s’intéressa aux probabilités et à la théorie de la musique, et proposa un tempérament (partage de l’octave) à 31 intervalles égaux.
© Wikipedia
Dans le domaine de la mécanique, Huygens détermina l’expression de la force centrifuge et fut le premier à formuler le principe de la relativité du mouvement. Vers la fin de sa vie, il spécula même sur la vie extraterrestre, qu’il estimait être une réalité. Par crainte de la religion, qui s’en serait prise à ses idées coperniciennes (rotation de la Terre autour du Soleil), il se garda de publier ses textes cosmologiques de son vivant.
© Wikipedia
Pour autant, Huygens n’avait rien d’un homme de cabinet. Il ne se contenta pas de polir des lentilles et de construire des lunettes astronomiques, mais se distingua par son ingéniosité dans la conception d’instruments et d’innovations techniques de toutes sortes: machines à polir les lentilles, pompes à air, horloges, véhicules, anémomètres, baromètres, microscopes, profondimètres et semelles munies de ressorts pour améliorer le confort de la marche. Il s’agissait la plupart du temps d’applications pratiques de ses théories. Il en confiait la construction effective à ses artisans. Pour sa part, Huygens appréhendait le monde qui l’entourait avec l’œil d’un mathématicien.
Christiaan Huygens a fait l’objet d’innombrables études scientifiques internationales, heureuses de puiser dans les 22 tomes des Oeuvres complètes, contenant l’ensemble des publications, lettres et manuscrits de Huygens, et publiés entre 1888 et 1950, mais aussi dans les archives de l’université de Leyde, accessibles en ligne.
Nous attendons toujours de disposer d’une synthèse approfondie. Jusqu’ici, deux biographies destinées au grand public ont paru en néerlandais: l’une du physicien Cees Andriesse (1993) et l’autre de l’historien des sciences Rienk Vermij (2007). Un ouvrage de l’auteur et journaliste britannique Hugh Aldersey-Williams vient de les rejoindre. Dutch Light: Christiaan Huygens and the Making of Science in Europe (Lumière de Hollande: Christiaan Huygens et la fabrique de la science) est une biographie très accessible, écrite dans un style alerte. Elle ne livre rien de neuf et Aldersey-Williams ne parvient pas non plus à cerner véritablement la personnalité de Christiaan Huygens. Il est néanmoins agréable de voir un savant néerlandais de renom à travers des yeux étrangers.
Aldersey-Williams expose en détail la situation politique de la république des Provinces-Unies, et met en lumière des personnages secondaires comme Simon Stevin, Cornelis Drebbel et Baruch Spinoza
Ce qui nous frappe immédiatement, c’est qu’Aldersey-Williams embrasse un horizon plus vaste que celui d’Andriesse ou de Vermij. Certes, il s’intéresse surtout à la vie et à l’œuvre de Christiaan Huygens, mais aussi, dans une large mesure, au père de celui-ci, Constantijn, et au reste de la famille. Si l’invention de la lunette est présentée dans toutes ses implications et perspectives, Aldersey-Williams expose en détail la situation politique de la république des Sept Provinces-Unies des Pays-Bas, y compris les guerres avec l’étranger, et met en lumière des personnages secondaires comme Simon Stevin, Cornelis Drebbel et Baruch Spinoza. La mise en perspective du contexte apporte à ce livre une plus-value par rapport à la biographie de Vermij, mais fait l’impasse sur les hypothèses exposées dans l’ouvrage d’Andriesse. Au point que Christiaan fait son apparition au bout d’une centaine de pages, à un quart de la biographie.
L’attention portée au contexte politique, culturel et scientifique du XVIIe siècle et le regard porté sur le petit univers familal pittoresque de Huygens apportent couleur et profondeur à cette biographie et donnent vie aux personnages principaux. Mais l’auteur s’y perd. Au moment précis où le lecteur découvre la curiosité d’esprit de Christiaan, Aldersey-Williams passe à la description exhaustive de la gravure d’une énième amie de son père Constantijn.
Par ailleurs, il est décevant de constater que cette biographie replacée dans tout son contexte accorde aussi peu d’attention au développement de la révolution scientifique, avec la mathématisation et le rôle fondamental de l’expérience. La primauté de la religion dans le discours scientifique des Pays-Bas du XVIIe siècle a été, elle aussi, insuffisamment prise en compte.
Parfois, Aldersey-Williams se trompe: on ne peut soutenir que Huygens a énoncé «une théorie ondulatoire de la lumière en grande partie exacte». L’auteur oublie que dans le microscope d’Antoni van Leeuwenhoek la petite lentille est montée entre deux plaques de métal rivetées, et l’affirmation selon laquelle l’édition des Œuvres complètes aurait constitué un projet international est erronée. Ce sont de petites inexactitudes dans un ouvrage par ailleurs fort bien documenté et doté d’une bibibliographie exhaustive et d’un index très pratique.
© Wikipedia
Christiaan Huygens (1629-1695), selon Aldersey-Williams, est chronologiquement le plus grand savant – ou «philosophe naturel» comme on disait alors – entre Galilée (1564-1642) et Newton (1643-1727). Ses mérites sont incontestables et immenses. De son vivant, le Néerlandais jouit d’une reconnaissance scientifique en France et en Angleterre, comme en témoignent, du reste, ses fonctions prestigieuses à l’Académie des sciences de Paris et à la Royal Society de Londres.
Pour autant, alors que Christiaan Huygens fait partie de l’une des cinquante «fenêtres thématiques» du «canon historique des Pays-Bas» (programmes officiels de l’enseignement de l’histoire dans le primaire et le secondaire) il est pratiquement oublié dans le monde anglo-saxon, constate Aldersey-Williams. Sur Google, le nom «Galileo Galilei » fournira quelque 18 000 000 occurrences, «Isaac Newton» 12 000 000, tandis que «Christiaan Huygens» ne dépassera pas les 700 000 occurrences. Comment expliquer cette grande différence?
Newton admirait Huygens et, à leur époque, étaient à pied d’égalité
L’analyse qu’Aldersey-Williams en fait est convaincante. Il est vrai que Huygens a eu la malchance de vivre peu avant Newton et que ce dernier l’a éclipsé. Le poids de l’autorité scientifique de Newton a conduit à ce que la théorie corpusculaire de la lumière de ce dernier fasse oublier la théorie ondulatoire de Huygens, plus élaborée, jusqu’à ce que l’expérience des interférences de Thomas Young et la théorie ondulatoire de la lumière d’Augustin-Jean Fresne, au début du XIXe siècle, confirment bien que la lumière est un phénomène ondulatoire. Newton admirait Huygens et, à leur époque, étaient sur un pied d’égalité. Mais alors que Galilée, dans la perception ultérieure du public, a surpassé Kepler, à la vision pourtant plus large, Huygens ne l’a jamais emporté sur Newton, en raison de la force des Principia que celui-ci avait publiés.
© Wikipedia
Par ailleurs, Huygens n’avait aucune vision globale du monde. En d’autres termes, celui-ci n’avait pas de «programme». Le nom de Huygens n’a pas donné d’adjectif aussi connu que cartésien ou newtonien. Christiaan a dispersé son attention sur les questions les plus diverses, au hasard des rencontres et par intérêt scientifique. En ne publiant pas de son vivant d’importants résultats, il a mis sa lumière sous le boisseau. La dispersion et l’absence d’intérêt pour les grands systèmes ne permettent pas de se faire connaître du grand public.
Aldersey-Williams a le mérite de laisser Huygens raconter lui-même son récit aux multiples facettes, au lieu de le traiter de façon newtonienne. Il en ressort un ouvrage agréable et instructif, malgré une attention excessive portée aux autres membres de la famille Huygens, qui ne manquera pas d’intéresser les lecteurs néerlandais et non néerlandais. Ne serait-ce que pour associer le souvenir de Huygens au drone spatial de la NASA, dénommé Dragonfly (Libellule) et destiné à explorer de nouveau, en 2034, l’atmosphère et la surface de Titan.