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Clara Peeters, pionnière de la nature morte

Par Heleen Debruyne, traduit par Pierre Lambert
4 février 2022 5 min. temps de lecture Femmes oubliées

Autrefois, les femmes artistes étaient rarement appréciées à leur juste valeur. La plupart d’entre elles furent éclipsées par leurs confrères masculins, exclues de l’éducation et du monde artistique, tant et si bien que leurs noms ne figuraient dans aucun livre d’histoire. Il n’en alla pas autrement dans les Plats Pays. Heleen Debruyne sort quelques-unes de ces femmes peintres de l’oubli pour leur rendre un hommage pleinement mérité. Dans cet article, elle s’intéresse à Clara Peeters, peintresse du XVIIe siècle.

Clara Peeters est une énigme. Nous savons peu de choses avec certitude à son sujet. Elle naquit à Anvers, sa marraine de baptême était espagnole et elle travailla aussi bien en Hollande qu’en Flandre. Elle n’avait que treize ans lorsqu’elle signa sa première œuvre. Seule la contemplation de ses tableaux peut nous en apprendre davantage sur son parcours. Il s’agit exclusivement de natures mortes, peintes entre 1607 et 1621. On pourrait presque toucher du doigt les fromages, poissons, tartes et fruits qui reluisent sur la toile.

Si les musées et vieux palais regorgent aujourd’hui de somptueuses natures mortes, au début du XVIIe
siècle, les œuvres de Clara Peeters avaient indubitablement un caractère novateur. Les femmes n’étaient pas admises comme apprenties chez des artistes peintres. Il leur était interdit d’apprendre à dessiner d’après modèle vivant et de s’initier aux arcanes de la mythologie et de la religion. Elles devaient dès lors se contenter de reproduire ce qu’elles voyaient autour d’elles: plantes, fruits, scènes de cuisine. Ce n’était guère considéré comme de l’art, mais comme une simple activité domestique. Pour les Anversois du début du XVIIe
siècle, le mot «art» évoquait avant tout les compositions foisonnantes de Rubens. Saints, scènes historiques et allégoriques, nymphes grecques: voilà ce que peignaient les maîtres.

Pourtant, Clara Peeters ne resta pas confinée à sa cuisine. À une époque où le baroque était omniprésent, elle récolta un vif succès avec des œuvres hyperréalistes en érigeant des sujets banals au rang d’art. Des olives, des fromages, de l’argenterie polie, la flamme vacillante d’une bougie, des fleurs à différents stades de fraîcheur: à l’aide de ces ingrédients, elle menait des expériences virtuoses en matière de couleur, forme, texture et composition. S’inspira-t-elle du nouveau réalisme importé d’Espagne? Prit-elle exemple sur les maîtres hollandais? À moins que ce soient au contraire ceux-ci qui imitèrent sa simplicité? Nous n’en savons rien.

Au XVIIe siècle, Anvers était l’un des plus grands centres d’exportation d’œuvres d’art. Si des connaisseurs contemporains tels que Carel Van Mander ou Samuel van Hoogstraten méprisaient les banketgen (banquets), cela n’empêcha pas Clara de se faire un nom dans le circuit international des marchands de tableaux. Pratiquement aucune de ses œuvres n’est restée à Anvers. Elle peignait souvent en grand format, ce qui laisse supposer que ses toiles se vendaient cher.

Partout en Europe, des amateurs d’art, voire des princes, acquéraient ses «petits déjeuners» ou «banquets» pour décorer leurs appartements privés. Ces œuvres n’aiguisaient pas seulement leur appétit, mais véhiculaient aussi un message qui ne leur échappait sans doute pas. Prenez sa première œuvre connue, «Nature morte avec friandises, romarin, vin, bijoux et bougie allumée», qui date de 1607. On peut aisément y lire un memento mori: la chandelle représente le passage du temps, la mouche qui trottine sur la nappe annonce un déclin imminent. La branche de romarin symbolise quant à elle l’éternité: cette plante aromatique conserve longtemps son parfum et était également utilisée comme remède contre l’amnésie.

Bon nombre de natures mortes invitaient le spectateur à se souvenir de sa condition mortelle –pour appétissants qu’ils soient, les fruits et les quartiers de viande pullulent d’asticots au bout d’une semaine. Toutefois, des recherches récentes semblent indiquer que Clara n’avait pas du tout l’intention de brosser une vision sombre de la vie et de la mort. Le tableau symboliserait un mariage. La nappe est jonchée de bijoux en or, utilisés au XVIIe siècle pour décorer le banquet et offerts par la suite à la mariée. On y trouve en outre une alliance typique de l’époque. Quant à la branche de romarin, elle pourrait aussi représenter la fidélité indéfectible des époux. Les friandises sur l’assiette étaient également typiques des repas de noces. Dans une autre œuvre, Clara Peeters peint à nouveau une branche de romarin sur un gâteau de mariage. Celui-ci ressemble davantage à une tarte qu’à ces pièces montées blanches et tape-à-l’œil que l’on sert aujourd’hui en pareilles occasions.

Les fromages que Clara Peeters aimait tant peindre n’étaient pas non plus de simples produits laitiers. Voulait-elle symboliser les succès agricoles engrangés par les différentes régions des Pays-Bas? Un tableau de 1615 montre des fromages empilés à côté d’un bretzel, d’un pain azyme et d’une assiette pleine de noix et de fruits secs, c’est-à-dire des aliments typiques du carême. Le fromage, en revanche, était strictement interdit pendant cette période. La toile pourrait donc aussi représenter le conflit entre le carême et le carnaval, qui à son tour ferait allusion à la politique religieuse, la Réforme ayant abandonné la discipline rigoureuse du jeûne.

Qui plus est, le fromage restait un produit mystérieux au XVIIe siècle; personne ne comprenait au juste comment le lait pouvait se transformer en fromage. Cela peut nous sembler risible aujourd’hui, mais ce produit était souvent utilisé comme métaphore de la Création. Quoi qu’il en soit, même le fromage est élevé par Clara Peeters bien au-dessus du quotidien.

Elle devait être consciente de son talent, car elle se représenta elle-même dans au moins huit tableaux. En les examinant de plus près, on aperçoit dans le reflet des coupes ou des verres une femme minuscule, tenant parfois une palette à la main, absorbée dans son travail. Ce qui n’est pas sans évoquer le Jan Van Eyck miniature que l’on entrevoit dans le miroir sur son portrait des époux Arnolfini. Je suis là, semble-t-elle vouloir nous dire. Et je maîtrise aussi très bien la forme humaine. Mais je préfère peindre autre chose.

Clara Peeters a été une pionnière du genre. Après elle, la nature morte a acquis une immense popularité, mais a vite versé dans l’emphase. Ses œuvres, qu’elle signait de ses initiales CP, ont longtemps été attribuées à un homme, Pieter Claesz. Mais cette erreur typique de l’histoire de l’art –comment des tableaux d’une telle qualité auraient-ils bien pu être peints par une femme!– a été rectifiée entre-temps. En 2016, ses banquets ont fait l’objet d’une rétrospective au Prado de Madrid, lors de la première exposition solo d’une artiste femme jamais organisée par ce musée.

Heleen debruyne

Heleen Debruyne

autrice et présentatrice radio associée à la chaine publique flamande VR

photo © J. Jacobs

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