La Québécoise Mélanie Dumont est responsable de la programmation enfance/jeunesse au Théâtre français du Centre national des Arts dans la capitale canadienne d’Ottawa. Depuis un rendez-vous manqué en 2011 jusqu’à la collaboration récente pour la pièce HUSH en passant par l’établissement de l’antenne canadienne du festival BIG BANG, elle fait le récit d’une rencontre avec Zonzo Compagnie devenue échange entre la Flandre et le Québec/Canada.
© Karolina Maruszak
Certaines histoires commencent par un rendez-vous manqué.
Nous sommes en novembre 2011. Mon mandat comme programmatrice enfance/jeunesse vient à peine de commencer au Théâtre français du Centre national des Arts à Ottawa. Avide de me frotter à d’autres scènes jeune public, d’explorer ce qui se crée ailleurs qu’au Québec et dans la francophonie canadienne, je débarque à Bruxelles. La destination est tout sauf due au hasard. Je la choisis à dessein. Un mémoire de maîtrise consacré quelques années plus tôt à une compagnie phare de la Nouvelle Vague flamande fait naître chez moi l’intuition, sinon l’espoir, qu’un pareil foisonnement anime là-bas le milieu jeune public.
© Dries Segers
Sur place, je repère vite une curiosité. Le BIG BANG: festival d’aventures sonores destiné aux enfants. Difficile de le manquer. Ce mot à la force disruptive explose en lettres rouges sur un carton mauve. En survolant la programmation, mon œil se pose aussitôt sur ceci, un spectacle décrit comme un voyage avec John Cage… adressé aux aventureux de six ans et plus! Il n’en faut pas plus pour que je me précipite au Palais des Beaux-Arts où le festival a planté ses quartiers. Je me retrouve soudain au seuil d’un hall bruyant où règne un air de petite révolution. Je n’ai alors qu’une envie: me laisser aspirer par cette énergie survoltée, ce chaos caractéristique de tout renouveau. Or le spectacle affiche complet, comme tous les autres du festival, m’obligeant à rebrousser chemin.
Qu’est-ce qui bruissait là avec tant de force? Dans quel univers en puissance avais-je bien pu mettre le pied? Le fantôme de John Cage s’était-il échappé de la salle de spectacle pour envahir et chambarder les lieux? L’esprit en ébullition, j’étais loin de me douter que ce monde à peine entrevu, mais assez pour engendrer une vive impression, une sorte de rêve palpitant, allait un jour prendre la forme d’une collaboration multi-facettes avec Zonzo, la compagnie anversoise derrière ce retentissant festival et intrigant spectacle.
© Dries Segers
Les possibilités d’un autre théâtre
Des spectateurs sont massés devant l’une des salles du Centre national des Arts. Je les accueille comme à l’habitude avant de les entraîner au bas d’un escalier. Ils entreront par une porte qui n’est pas celle qu’ils empruntent normalement. Ce n’est là que le premier repère que cette expérience se plaira à brouiller. Dans la salle, qu’ils ne reconnaissent pas non plus, ils se dirigent d’un côté ou de l’autre d’une mystérieuse boîte noire, selon le pictogramme apposé sur un carton remis à leur arrivée. Les uns installés dans l’espace «composition», les autres disposés du côté «expérimentation», séparés seulement par un écran vidéo, les spectateurs ne savent pas encore qu’ils ne verront pas tout à fait le même spectacle. Bienvenue dans la tête de John Cage, façon flamande!
© Wouter Van Loo
L’accueil en 2014 de Listen to the Silence, ce spectacle signé Zonzo Compagnie qui avait déjà tant nourri mon imaginaire, constitue le premier chapitre de cette étonnante collaboration avec la compagnie de théâtre musical basée à Anvers. Cette expérience résolument hors-pistes, à laquelle je convie le public au cours de ma troisième saison en poste au CNA, est décidément marquante. Comme je l’avais pressenti de loin, elle renferme à mes yeux les potentialités d’un autre théâtre. Ce théâtre «caméléon» ou «potentiellement élastique» (1) que je traque déjà en permanence sur les scènes canadiennes d’ici, mais qui existe encore trop peu dans ce paysage.
Ni théâtre ni concert, la forme éclatée de Listen to the Silence est à signaler aussi bien que l’approche singulière de Zonzo. Compagnie à vocation musicale, elle consacre la moitié de ses créations à des «portraits» de compositeurs, qu’ils soient modernes ou classiques. La dramaturgie des spectacles, déjà innervée par la musique, se construit donc en puisant de manière minutieuse et sensible dans l’univers de l’un d’eux, pour tenter d’en capturer l’esprit et le rendre palpable à travers une riche interrelation de médiums et de langages (ici: musique, espace, vidéo, actions performatives et stratégies d’interaction avec le public). Ce qui fait que, chez Zonzo, la dimension expérientielle supplante toute volonté de faire récit.
On ne raconte pas John Cage dans Listen to the Silence, encore moins qu’on tente par le biais de la scène de l’enseigner aux enfants. Je les vois encore être propulsés directement dans son monde, sans explication. Zonzo leur propose alors de découvrir le grand-père de l’expérimentation musicale, d’éprouver le génie de cet iconoclaste du son, par contact, par frottement, voire par immersion. Les enfants assis du côté «expérimentation» du dispositif bicéphale assistent notamment au «remake» déjanté de la performance Water Walk datant de 1959; du côté «composition», en clin d’œil à la technique du piano préparé, les jeunes sont à un moment invités à lancer des balles de ping-pong et autres objets dans la cage de l’instrument à cordes; et peu importe l’hémisphère du cerveau de Cage dans lequel on se trouve, on se met ensemble à l’écoute d’une autre musique, celle du bruit des voitures ou du vent dans les feuilles… Poétiques, drôles, méditatifs ou psychédéliques, des aspects savamment assemblés de la vie et l’œuvre de Cage composent un écrin pour expérimenter son rapport au monde, s’imprégner de sa philosophie musicale, et qui sait, moduler en douce nos façons d’appréhender et d’interagir avec le réel.
© Wouter Van Looy
Zonzo Compagnie fait prendre l’air au théâtre tel qu’on le connaît, toujours empreint sur nos scènes d’une riche tradition textuelle, régie le plus souvent par un univers fictif «réaliste» dans lequel la majorité des personnages sont des enfants joués par des adultes. On est ici ailleurs. Grâce à sa grande liberté de ton, à sa manière de faire du spectacle un événement vécu ensemble, sans la distance scène/salle, mais aussi à sa capacité de mettre en jeu d’autres types de présences, celles en l’occurrence d’un musicien et d’un performeur, une brèche s’ouvre pour diversifier le paysage. Car aux côtés d’autres démarches d’ici que je mets en avant, comme celles de l’artiste visuelle Claudie Gagnon, du collectif Les Incomplètes ou de la créatrice, chanteuse et plasticienne Karine Sauvé, Listen to the Silence vient affirmer la teinte multidisciplinaire et éclatée qui colore le volet Enfance/jeunesse depuis mon arrivée, en plus d’attirer un tout nouveau public. Et ce n’est là qu’un début!
Un lieu d’expérimentation à part
Un premier accueil de Zonzo puis un deuxième (2), jusqu’à l’introduction en 2019 du BIG BANG au Centre national des Arts, unique antenne du festival en Amérique du Nord: la relation avec la compagnie flamande se noue rapidement au point de prendre la forme d’un échange et d’une émulation réciproques. Je me revois dix ans plus tôt aux portes de cet événement musical qui battait son plein entre les murs de BOZAR à Bruxelles. C’est maintenant au cœur de l’édifice que j’occupe qu’il explose et bouscule l’ordre établi. Le moindre coin du bâtiment est investi. Des hordes d’enfants entrent d’un seul coup. Ils circulent librement jusque dans les coulisses, maîtres incontestés des lieux. Grâce à la déflagration de ce public qui vient en masse et d’une multitude de propositions musicales d’ici et d’ailleurs, il règne l’espace de deux jours un joyeux chaos régénérateur, un tapage exaltant et plein de vie. Et comme jamais l’art pour les jeunes fait grand bruit.
Le BIG BANG est l’œuvre du fondateur et directeur artistique de Zonzo Compagnie. Wouter Van Looy en initie une première version à Gand en 1995 sous le nom d’Oorsmeer (qui signifie «huile pour les oreilles»). D’autres éditions voient le jour ailleurs en Belgique puis se multiplient un peu partout, le festival acquérant sa nouvelle appellation au fil de son expansion européenne. À l’heure actuelle, plus d’une quinzaine de villes figurent comme autant de points à relier sur l’immense carte du BIG BANG. D’Anvers à Athènes en passant par Lisbonne, le festival s’invite tel un concentré de propositions musicales et sonores extrêmement diverses dont l’expérience s’accompagne d’une forme d’intensité.
Spectacles en salle, prestations dans les aires publiques, micro-concerts à l’arrière-scène, déambulatoires, installations interactives en libre accès coexistent et vibrent à l’intérieur d’une même bâtisse (sauf exception), ainsi que dans un laps de temps très serré; le festival opérant par immersion. Quand j’y songe, Listen to the Silence n’est pas loin. C’est un peu comme si la proposition inspirée de Cage se fragmentait soudain pour se propager à l’échelle d’un édifice entier et contaminer nos institutions et pratiques.
En tant que commissaire du festival à Ottawa, je vois le BIG BANG comme un lieu d’expérimentation à part. La musique sous toutes ses formes amène évidemment du sang au cœur de l’événement. Elle le fait pulser et fonde par là même sa singularité. Or le festival reste fondamentalement hybride, traversé par une franche multidisciplinarité. Le BIG BANG agrandit par conséquent mon champ de possibles en même temps qu’il donne du jeu aux créatrices et créateurs d’ici invité es à s’y produire. Il s’agit en quelque sorte d’une permission constamment renouvelée à s’aventurer hors cadre, à tester différents modes d’adresse, à imaginer d’autres formats que ceux attendus ou en vigueur. Espace tout désigné pour mettre à l’épreuve des façons d’entrer en relation avec les jeunes spectateurs en dehors des codes, traditions et habitudes, le BIG BANG prouve qu’il y a une soif parmi les artistes aussi bien que chez le public (9 600 lors de la deuxième édition à Ottawa) de voir émerger des formes étonnantes, de défricher des avenues non balisées.
© Jonathan Lorange
Les démarches d’artistes canadiens et flamands se côtoient dès lors sans distinction au sein de ce festival né en Flandre et désormais implanté à Ottawa. Il y a rencontre, porosité possible entre les langages, esthétiques et manières d’aborder le jeune public. À travers le BIG BANG, l’influence de départ exercée par Zonzo Compagnie et les arts de la scène flamands circule tout à coup à l’intérieur d’un champ de réciprocité. Le dispositif sonore développé par L’eau du bain pour son installation La nébuleuse fascine; l’artisanat sophistiqué de Marcelle Hudon habile à décaler Beethoven intrigue; la version virtuelle et interactive du Robot House Party initiée par le DJ Kid Koala inspire; La petite chambre d’écoute, qui rapproche le public de 60 musiciens classiques, est tout à coup susceptible d’être repris par d’autres orchestres qui font partie du réseau BIG BANG… Une forme d’échange, voire d’interpénétration est à l’œuvre.
Une nouvelle fabrique à rêves
Cette sorte de rêve qui inaugure sans le savoir ma rencontre avec Zonzo Compagnie en 2011 a amplement eu le temps de prendre vie et de se faire chair. Contre toute attente, il s’est incarné de multiples manières, voire que l’espace d’échange et de collaboration développé avec la compagnie flamande s’est récemment transposé sur le terrain de la création. Après la présentation de Listen to the Silence et les éditions successives du BIG BANG à Ottawa, j’ai repris le chemin de Bruxelles et d’Anvers en 2019. Je suis retournée là où les choses n’avaient pas eu lieu. À titre de dramaturge cette fois, pour prendre part à la conception d’un nouveau portrait de compositeur initié par Zonzo. Aux côtés de la marionnettiste et artiste multidisciplinaire québécoise Marcelle Hudon, conseillère au concept visuel, j’ai rejoint le metteur en scène Wouter Van Looy et le reste de l’équipe flamande pour amorcer la création de HUSH, consacrée à Henry Purcell. La pandémie qui s’est déclarée entretemps a maintes fois retardé la première du spectacle. Mais qu’à cela ne tienne, il existe. Comme une nouvelle fabrique à rêves. Une autre boîte mystérieuse et un peu magique. Celle ici de la réplique d’un somptueux petit théâtre baroque, au creux duquel l’imaginaire bricole des mondes sublimes et des visions débridées qui ont tôt fait chaque fois de déborder du cadre… Encore, et toujours!
Il semble que je n’ai pas fini de rêver avec Zonzo Compagnie…