L’exposition «Colors, etc.» à Lille nous plonge dans le monde merveilleux du design et de la couleur
Le titre de l’exposition Colors, etc. dit beaucoup, mais pas tout. De savoir que l’exposition est en partie une coproduction de Lille3000 et du musée du Design de Gand est de nature à aiguiser notre curiosité. Une visite à Colors, etc. est une fête pour tous les sens. Jamais design et couleur n’auront été aussi captivants.
Colors, etc. était initialement prévue l’année dernière au programme des événements de Lille Métropole 2020 capitale mondiale du design, mais la pandémie en a décidé autrement. Ce n’était toutefois que partie remise, car l’exposition est ouverte cette année au Tripostal du 19 mai au 14 novembre.
Colors, etc. met en lumière l’utilisation innovante et multidisciplinaire de la couleur et du design. Tout le monde, il est vrai, ne se sentira pas d’emblée concerné par le sujet, mais il vaut la peine de faire un saut jusqu’à Lille. Dans l’une ou l’autre des installations design immersives que présentent, par exemple, Anish Kapoor, Color LB/School of Arts KASK, Judith Seng, Klaas Rommelaere, Studio Thusthat ainsi que des dizaines et des dizaines d’autres artistes, chacun trouvera certainement son bonheur.
Colors, etc. a en fait été conçue en trois volets, comme une sorte de triptyque. Dans la première partie, l’accent est mis sur les types de couleurs et leur influence sur nos sens. Il est en effet bien connu que la couleur a une relation avec le psychisme. Elle peut même rendre meilleur, pour autant que l’on choisisse la bonne couleur. Mais est-il possible de sentir une couleur? D’associer une couleur à une senteur déterminée? D’entendre une couleur? Pour obtenir une réponse à ces questions, le visiteur se voit soumis à une immersion sensorielle totale dans la couleur.
© Maxime Dufour photographies
L’autre partie de l’exposition, à savoir Kleureyck et le Pigment Walk, a été réalisée en collaboration avec le musée du Design de Gand. Le second volet, Kleureyck (joli amalgame de kleurrijk, coloré, et Van Eyck), a pour point de départ l’utilisation magistrale de la couleur dans l’œuvre de Jan van Eyck, plus particulièrement dans l’Agneau mystique. Grâce à sa récente restauration, ce tableau révèle aujourd’hui on ne peut plus clairement combien Jan van Eyck maîtrisait l’utilisation de ses couleurs. Ses expériences avec des pigments de peinture à l’huile très colorés et des vernis transparents l’ont amené à innover dans les tons, la luminosité et la saturation. Le retable regorge aussi de symbolique, et le moindre détail recèle toute une histoire. C’est que Van Eyck ne se lassait pas d’étudier et d’expérimenter dans les domaines de l’optique, des processus chimiques, des nuances de couleur…
© Maxime Dufour photographies
De jeunes designers d’aujourd’hui travaillent aussi de cette manière. C’est pourquoi le musée du Design a demandé à quelques-uns d’entre eux de créer pour Kleureyck une nouvelle installation design, étant entendu que celle-ci devait être axée sur l’expérience sensorielle de la couleur en même temps que sur le processus de restauration de l’Agneau mystique. Le résultat? Une sélection de onze installations très différentes les unes des autres. Certaines partent d’une recherche sur la couleur et la flore, d’autres sur la couleur et l’alimentation, la couleur et le tactile… Certaines sont très ludiques, d’autres soulèvent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses. Au visiteur de se plonger activement dans la découverte du monde merveilleux de la couleur et du design.
Une confrontation avec nos préjugés sur la couleur et le design
Reste le troisième et dernier volet, le Pigment Walk. Dans cette partie également, il y a un lien direct avec L’Agneau mystique. Quelque 13 détails de ce tableau ont été choisis, ordonnés par couleur. Des ensembles ont été créés à partir de ces détails, chacun d’eux étant entouré d’objets design. Ces objets sont l’œuvre de plus de 100 artistes; tantôt ils proviennent de la collection permanente du musée du Design, tantôt ils ont été spécialement créés pour le Pigment Walk. La composition des ensembles ne repose pas seulement sur la couleur, mais aussi sur la matérialité, la transparence, la stratification et les techniques. Si bien que les objets design ont donné un mélange bigarré, mais intéressant. Il peut s’agir d’un sofa, d’un vase, d’un paravent d’intérieur… Mais chacun d’eux nous confronte avec les préjugés que nous pouvons avoir sur la couleur et le design.
Ainsi, par exemple, Hella Jongerius s’est inspirée pour son installation de la niche noire du personnage d’Ève. Son objet design, The Colourful Blacks, remet cette couleur noire en question. Plus on la regarde, moins elle paraît noire. Suivant le contexte ou l’éclairage, elle prend une teinte rouge, brune ou encore bleue. Le noir réagit apparemment aussi à d’autres couleurs, de sorte que de nouveaux tons apparaissent dans le spectre. On finit par se demander comment et pourquoi Van Eyck a été amené à ce noir dans L’Agneau mystique.
© Maxime Dufour photographies
Un autre objet design remarquable est lié à l’ensemble rouge. La base est un détail de la robe d’Elisabeth Borluut, l’épouse de Joos Vijd. Celui-ci est le marchand et homme politique gantois qui commanda le retable de l’Agneau mystique. La lourde robe de laine de son épouse, au pigment incarnat extrêmement rare (donc coûteux!) suffisait à montrer qu’elle faisait partie du gratin de la société gantoise du Moyen Âge. D’ailleurs, si Elisabeth ne porte pas de bijoux dans ce portrait, c’est que la démonstration était faite. L’objet design Shrouded Furnace 5 de l’artiste allemande Marie Filippa Janssen s’en inspire très clairement. Le drapé de céramique de son poêle typique du sud de l’Allemagne se réfère directement à cet habit.
Chaque objet design du Pigment Walk a sa propre référence. Quand ce n’est pas dans la forme ou la couleur, c’est par la technique ou la matérialité.
Design et artisanat
Il va sans dire que la mise sur pied d’une telle exposition requiert une bonne dose de connaissance du design et de créativité. Siegrid Demyttenaere possède ces qualités en abondance. Aussi est-ce à elle que le musée gantois du Design a confié la tâche de curateur de l’exposition Kleureyck. Il faut savoir que Siegrid Demyttenaere est directrice créative, co-éditrice et co-fondatrice du magazine DAMN°, revue indépendante au regard ouvert sur le monde du design, de l’architecture et de l’art. De plus, ayant déjà collaboré dans le passé avec le musée du Design, elle est familiarisée avec le fonctionnement et la collection du musée.
© Lieven Herreman
Siegrid avoue cependant sans détour que le lancement de l’opération était un vrai défi. Ce n’est pas parce que l’on connaît bien le design contemporain que l’on sait automatiquement beaucoup de choses sur les techniques picturales de Van Eyck. Dès lors, il fallait commencer par une étude approfondie, pour laquelle elle a coopéré avec un vrai spécialiste de Van Eyck. Par ricochet, il en est résulté une nouvelle approche de la sélection des centaines d’objets du Pigment Walk. Ces objets constituent en effet du pur design, mais leur création relève de l’artisanat.
Cela dit, le design et les artisanats sont considérés comme relevant de disciplines artistiques différentes, mais pareille distinction n’était nullement faite à l’époque de Van Eyck. Ce dernier était un artisan qui créait des œuvres d’art. C’est là qu’intervient Sofie Lachaert. Depuis des décennies déjà, elle est experte en artisanat. Son art ne cesse de repousser les limites, que ce soit sur le plan des matériaux employés et des techniques, ou pour déboucher sur une autre forme de beau. Une beauté où foisonnent la patine et les imperfections. On l’aura compris: la collaboration entre Siegrid Demyttenaere et Sofie Lachaert a pour effet que, dans le Pigment Walk, le design et les artisanats fusionnent. Comme autrefois.
© Maxime Dufour photographies
En bref, l’exposition Colors, etc. offre un kaléidoscope de techniques et d’expériences. Avec un contenu qui n’est pas du prémâché, mais dans lequel le visiteur doit vraiment s’immerger pour tout découvrir. C’est à ce prix qu’il verra s’ouvrir à lui un monde tout neuf, regorgeant de couleur et de design.
Une chose est certaine: après cette visite, le bleu ne sera plus jamais un «simple» bleu…