Comenius, un réfugié sauvé par son réseau
Comenius s’est rendu célèbre grâce à ses idées sur l’enseignement l’ont rendu célèbre. Les conditions de la fuite perpétuelle de ce théologien et pédagogue du XVIIe siècle sont moins connues. Les errances de Comenius offrent un regard unique sur les situations de fuite à l’époque prémoderne, les prémices de l’organisation d’une aide aux réfugiés et l’importance des réseaux.
La vie de Comenius (1592-1670) a été marquée par la violence, les persécutions et la fuite. L’itinéraire de l’influent théologien et pédagogue est aujourd’hui en grande partie tombé dans l’oubli. On ne peut que le regretter, car Comenius nous ouvre une perspective éloquente sur une période turbulente de l’histoire européenne.
Comenius, né Jan Amos Komensky dans la localité tchèque de Nivnice, s’est rendu célèbre par ses idées novatrices au sujet de l’enseignement. Il était d’avis que la connaissance devait être accessible à tous – homme ou femme, riche ou pauvre. Il a diffusé cette idée dans de nombreux livres d’étude. À cette fin, il employait autant le latin que la langue vernaculaire, de sorte que les enfants apprennent les deux langues.
Il est cependant possible de porter un regard complètement différent sur sa vie. À l’âge de douze ans, Comenius s’est retrouvé orphelin; dix-huit ans plus tard, il perdait sa femme et deux fils. Il a dû se cacher, a perdu tous ses biens et a été à nouveau contraint de fuir. Comenius a été accablé par le chagrin et les privations.
Du côté des perdants
L’histoire de Comenius commence en 1616, lorsque, après un séjour d’étude de cinq ans à l’académie réformée de Herborn (dans le comté de Nassau) et à la célèbre université de Heidelberg dans le Palatinat, il regagne sa Moravie natale (aujourd’hui en République tchèque). Il y prêchera pour l’Unitas Fratrum, mieux connue en langue française sous le nom de Frères moraves ou Frères tchèques. Ce mouvement est issu des idées pré-réformatrices du théologien et philosophe bohémien Jan Hus (v. 1370-1415), bien qu’au début du XVIIe siècle la théologie de la Fraternité se rapprochait de la confession réformée.
Mais Comenius est bien vite rattrapé par les conséquences de la guerre de Trente Ans (1618-1648). Au début du XVIIe siècle, la Moravie fait partie du royaume de Bohême, alors placé sous l’autorité du Habsbourg catholique Matthias. Depuis la Réforme au XVIe siècle, le royaume connaît des épisodes de troubles entre catholiques et protestants. Les tensions connaissent leur apogée à la mort de Matthias en 1619.
© Collection Rijksmuseum Amsterdam
Les rebelles protestants se saisissent de l’occasion pour offrir la couronne au prince-électeur protestant du Palatinat, Frédéric V. Il accepte la couronne, déclarant ainsi de facto la guerre au successeur de Matthias, Ferdinand II. Un conflit éclate dans le Saint-Empire romain germanique, qui durera trente ans.
En 1620, Frédéric V essuie une lourde défaite. Le roi ne parvient pas à mobiliser ses sympathisants, tandis que Ferdinand II peut compter sur le soutien de puissants alliés catholiques, parmi lesquels le roi d’Espagne Philippe III. Durant la bataille de la Montagne-Blanche, près de Prague, l’armée de Frédéric V est anéantie par les troupes catholiques. Le royaume de Bohême retombe sous le joug impérial des Habsbourg.
Le protestant Comenius se retrouve du côté des perdants. Un mandat d’arrêt est prononcé à l’encontre des membres de la Fraternité. Comenius doit fuir. Il trouve refuge dans la propriété de Charles (l’Ancien) Žerotín, descendant d’une famille noble de Bohême. Comenius a probablement fait sa connaissance à l’École latine de Přerov. Tandis qu’il est caché, Comenius est frappé par le destin: en 1622, sa femme Magdalena Vizovska et ses deux fils meurent de la peste.
En quête de soutien
En dépit des souffrances qui pèsent sur ses épaules, Comenius parvient dans les années 1620 à assumer un nouveau rôle au sein de la Fraternité. Au cours de ses années d’étude à Herborn et Heidelberg, Comenius s’est constitué un réseau théologique et intellectuel considérable. Lorsque surviennent les temps de détresse, il se sert de ses contacts pour susciter la solidarité, mais aussi surtout un appui financier et politique en faveur des exilés protestants de Bohême.
En 1626, il se rend à la cour de Frédéric V, expulsé, à La Haye et y plaide pour la reconquête du royaume de Bohême au nom des nobles bohémiens en fuite. Il se rend en outre à plusieurs reprises en Pologne et dans le Brandebourg pour y chercher du soutien en faveur de la Fraternité.
© Collection Rijksmuseum, Amsterdam
En 1628, Comenius fuit avec 1500 autres membres de la Fraternité à Leszno en Pologne. Une autre branche du mouvement y est établie depuis 1516. Comenius et d’autres pasteurs continuèrent à s’y occuper des réfugiés de Bohême. Selon l’historien Vladimir Urbánek, Comenius écrit et signe depuis Leszno un grand nombre de lettres envoyées aux communautés suisses réformées de Bâle et Zurich, à l’Église réformée néerlandaise de Londres et à l’Église réformée de Dordrecht.
En effectuant mes propres recherches sur les réfugiés de Palatinat –un groupe aussi victime de la guerre de Trente Ans–, j’ai trouvé, plus ou moins par hasard, une lettre de 1635 adressée au Synode de Hollande méridionale, dans laquelle Comenius et d’autres membres de la Fraternité présents comme lui à Leszno demandent de l’aide à leurs frères de foi de la République.
Dans les années qui ont suivi, Comenius a continué à apporter une contribution importante à la cause de la Fraternité. Entre 1641 et 1642, il se rend en Angleterre afin de fonder une école. Durant ce voyage, il écrit une lettre à la Communauté réformée néerlandaise de Londres, qu’il incite une nouvelle fois à soutenir financièrement les réfugiés protestants de Leszno.
Les dons recueillis par les communautés réformées de Londres et Amsterdam en 1641 et 1642 montrent que ces requêtes ne sont pas vaines. La Fraternité reçoit alors 6 000 florins (environ 76 900 euros) des deux communautés.
De nouveau en fuite
Mais en 1656, le malheur s’abat à nouveau. Pendant la première guerre du Nord (1655-1660), l’armée suédoise rase Leszno. Comenius perd tous ses biens et doit fuir une nouvelle fois. À l’invitation de Laurens de Geer, il se retrouve finalement à Amsterdam. Laurens est le fils de Louis de Geer, un riche et influent fabricant d’armes. Louis de Geer a été par le passé le patron de Comenius, pendant le séjour de ce dernier en Angleterre.
La famille De Geer a été elle-même, au cours de l’histoire, une famille de réfugiés: à la fin du XVIe siècle, elle fuit les troubles politiques et religieux qui agitent Liège. Il est probable que ce passé ait joué un rôle dans l’aide qu’elle a apportée à Comenius. Cette hypothèse devient encore plus plausible à la lumière de l’implication des De Geer dans les collectes en faveur des réfugiés du Palatinat, une région qui a souffert elle aussi grandement de la guerre au Saint-Empire romain germanique. Dans le livre Brethren in Christ, Ole Peter Grell montre que Louis de Geer a été l’un des principaux donateurs.
© Rijksmuseum, Amsterdam
Durant l’été 1656, Comenius arrive à Amsterdam où il trouve momentanément refuge dans la maison de Laurens de Geer sur le Keizersgracht. Peu après, il déménage sur le Prinsengracht, puis dans une rue adjacente à l’Egelantiersgracht.
En plus du soutien apporté par la famille De Geer, Comenius peut compter sur l’aide du Vroedschap d’Amsterdam. Il reçoit par exemple une aide financière pour la publication de l’Opera didactica omnia (1658), où il rassemble ses travaux didactiques. Comenius connaît à Amsterdam des années de grande productivité: il se consacre à l’écriture de nombreux textes, parmi lesquels son œuvre la plus connue Orbis sensualim pictus (1658), publiée à Nuremberg. Comenius accepte en outre une chaire honorifique à l’Athenaeum Illustre, prédécesseur de l’université d’Amsterdam.
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Un ultime point de chute
En 1666, Laurens de Geer, protecteur de Comenius, décède. Dans le livre Jan Amos Comenius, vier eeuwen voetsporen in Nederland (Quatre siècles de traces de Jan Amos Comenius aux Pays-Bas, 2022), Kees Mercks explique que Comenius, à son grand regret, n’est pas en mesure d’assister aux funérailles. L’homme de 74 ans est alors déjà très affecté par la maladie et la vieillesse. Comenius meurt quatre ans plus tard, le 15 novembre 1670.
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Pendant des siècles, on n’a pas su exactement où avait été enterré Comenius. Ce n’est qu’au XIXe siècle que l’emplacement de sa dernière demeure a été révélé par les registres funéraires de l’église wallonne de Naarden. L’église avait été fondée par des réfugiés réformés du sud des Pays-Bas et de France. On ne sait précisément pourquoi Comenius a été enterré à cet endroit, mais il est possible que cela soit lié aux relations que la famille de Geer entretenait avec cette église depuis sa fuite de Liège.
Au début du XXe siècle, la chapelle où repose Comenius a été restaurée en collaboration avec la Tchécoslovaquie et aménagée en mausolée. En plus de ce mausolée, le Comenius Museum est aujourd’hui ouvert aux visiteurs. Non seulement son œuvre y est mise en lumière, mais aussi sa vie d’exilé. À la fin de sa vie, Comenius a écrit cette phrase citée par John Exalto dans Jan Amos Comenius, vier eeuwen voetsporen in Nederland: «Toute ma vie a été un pèlerinage, je n’ai pas eu de patrie.»