«comme le gel une fleur»: Mustafa Kör, nouveau Poète national belge
Le 23 mars 2022 marquera l’intronisation du nouveau Poète national belge Mustafa Kör. Celui-ci vient de faire paraître, pour la première fois en traduction française, une sélection de ses poèmes réunis dans le recueil en édition bilingue Brood en Liefde/De Pain et d’Amour.
Tous les deux ans, depuis 2014, à l’initiative de quelques institutions et associations immergées dans le monde des lettres et à l’exemple de ce qui se fait aux Pays-Bas depuis le début du XXIe
siècle, la Belgique désigne un poète national. À tour de rôle un néerlandophone et un francophone, en attendant sans doute un jour un germanophone. Ce titre symbolique est ainsi revenu respectivement à Charles Ducal, Laurence Vielle, Els Moors et Carl Norac, lesquels, au cours de leur mission, ont été chargés d’écrire six poèmes par an sur des thèmes, souvent d’actualité, ancrés dans l’histoire ou la société belge.
Grâce à un collectif de traducteurs, les poèmes en question sont traduits dans les deux autres langues nationales et ainsi diffusés à grande échelle dans l’ensemble du pays, entre autres par voie de presse. Diverses manifestations jalonnent par ailleurs le parcours du poète national (rencontres avec différents publics, résidences littéraires, expositions, conférences, échanges avec des consœurs et confrères des autres aires linguistiques…). Tout ceci bien entendu en vue de favoriser l’accès à des œuvres maintenues dans la marge, mais aussi afin de tisser des liens entre écrivains germanophones, néerlandophones et francophones, étant donné qu’il s’agit de trois sphères qui, de façon générale, s’ignorent superbement.
© Silvia Léon
En ce début 2022, c’est au tour de Mustafa Kör d’être intronisé. Né en 1976 en Turquie, il a grandi, comme fils de mineur, dans le Limbourg belge, à quelques enjambées de la Meuse et une poignée de kilomètres de Maastricht. Un accident de voiture cloue le jeune homme depuis plus de deux décennies dans un fauteuil roulant. Un sort qui l’a amené à la lecture et à l’écriture. Si Kör s’est manifesté depuis une quinzaine d’années en tant qu’écrivain, sa veine poétique n’a débouché sur un premier recueil qu’en 2016, Ben je liefde. On l’a vu depuis prendre part à divers projets favorisant l’accès à la poésie pour des lectorats auxquels on ne pense pas forcément en premier lieu.
Sa nomination comme poète national vient de donner lieu à la parution d’un recueil dans une édition bilingue, Brood en Liefde / De Pain et d’Amour (traduit du néerlandais par Katelijne De Vuyst & Danielle Losman) aux éditions maelstrÖm reEvolution. Une vingtaine de poèmes auxquels s’ajoutent quatre courtes proses, trois «Funérailles solitaires» pleines de justesse écrites pour accompagner des personnes abandonnées de tous jusqu’à leur dernière demeure, ainsi qu’une «Mort solitaire» dédiée au grand-père turc selon lequel l’homme, pour vivre, n’a besoin que «de pain et d’amour»; le tertre de cet aïeul, qui «a eu une mort parfaite», referme d’ailleurs la plaquette.
Plusieurs de ces pages se jouent entre terre natale (ainsi, tout au début, «Idylle»), où les enfants nagent nus et montent à cheval, et terre d’accueil, celle où le futur écrivain a failli finir sa vie broyé dans un fossé, celle où, malgré les revers, il a tout de même dépassé la barrière des 40 ans, celle, lacérée par les trains, où il voudrait être autre chose qu’un «grand bloc de chagrin paralysé». Mais en lui se fait jour, d’autre part, un pays infini, qui «n’est utopie ni fiction», qui n’est pas une contrée d’aveugles ni de paralytiques.
Tissés dans une fibre essentiellement néoromantique, les vers de Mustafa Kör accordent une place prédominante au thème de la finitude de l’homme – on songe au suicide du frère tant admiré – et du créé, finitude renforcée – à moins qu’elle ne se trouve en quelque sorte conjurée – par une ponctuation dépourvue de points finaux. «Dégelé» en offre un des plus beaux exemples:
Un jour arrive où
malgré toutes les promesses
tu cesses de te tenir debout
au milieu du combat
pour le pain et l’amour
Le corps après tout n’était qu’un outil
qui exécute ce qu’a demandé le souffleur
Finies l’agitation
et la tragédie des cœurs
Le mystique t’avait réservé
le rôle principal
Le monde t’avait assemblé en braillant
quand tu devins un homme et serras les poings
pour affronter la vie
qui elle-même allait ce même jour brailler
à cause du destin qui frappa ta moelle
comme le gel une fleur
Çà et là, l’émerveillement de l’enfance frappe à la porte. De même que la joie confiante que procure la découverte de l’amour (Le baptême des lèvres / un bijou inattendu à mon seuil / comme un gentleman j’avais su l’ajourner). Ceci à travers une simplicité, sans doute quelque peu trompeuse, dans le vocabulaire et l’énoncé. Lors des mois à venir, Mustafa Kör n’ambitionne-t-il pas, d’ailleurs, de «sortir la poésie des jardins botanique», ces lieux précieux mais réservés à d’hermétiques herboristes, pour la semer dans des lieux plus improbables où elle pourrait proliférer sous des formes hybrides inattendues? Nul doute que quelques surprises végétales nous attendent dans les milieux urbains les plus divers du pays, d’autant plus qu’à l’oral, l’écrivain s’exprime avec chaleur dans un excellent français.