Comment chanter dans un silence de mort ?
Dans « La Langue de ma mère », Tom Lanoye touche à la vérité de nos limites et sonde le gouffre sous nos pieds.
Dans Sprakeloos («Sans langage»?, «Sans voix»?), Tom Lanoye (° 1958) raconte l’aphasie de sa mère à la suite d’un accident cérébral; la vie et l’agonie d’une diva provinciale et femme de boucher, «animal-mère» (moederdier) et mémère magnifique, forte et émouvante, pragmatique et passionnée. De façon assumée, Sprakeloos est un acte de résistance. Des mots pour faire reculer la mort. Car c’est aussi l’histoire de la naissance du livre, de la naissance d’un auteur et de la naissance, enfin, de Tom Lanoye lui-même, qui à son tour fait renaître sa mère.
Il ressuscite la disparue par sa voix. Et elle a la langue bien pendue; aussi tient-elle souvent le crachoir, dispensant généreusement un parler qui exprime la poésie crue d’un peuple terrien.
Un franc parler élégant quoique mâtiné de patois, plus précisément de dialecte de Sint-Niklaas (ville de Flandre-Orientale) et environs. Une langue parfois croustillante, parfois juteuse, toujours goûtue et texturée, abondante et débordante; la langue nourricière de Lanoye, celle qui a nourri son esprit et la chair de ses livres. Je l’ai écoutée avec plaisir, parfois avec jubilation. Parfois aussi, j’ai eu envie de déclamer les répliques de cette comédienne du dimanche, mais poète de tous les jours. C’est dire si le rythme du phrasé est beau. Outre le discours de la mère, le style est très imagé, voire baroque, et permet ainsi à Tom Lanoye de maintenir tout au long du roman une ironie tendre, en même temps, sans doute, qu’une distance salutaire.
Sans avoir lu la traduction en français, je suis persuadée que l’excellent Alain Van Crugten a pu conserver à la langue de Tom Lanoye toute sa magnificence. Toutefois il a dû, nota bene, suer sang et eau – rien que sur le titre déjà, dont il n’existe pas d’équivalent en français et qu’il a traduit par La Langue de ma mère.
En même temps que sa mère, Tom Lanoye ressuscite sa propre jeunesse, sa ville qui avait tout d’un village et une Flandre désormais disparue. En évoquant celle-ci, il a fait frémir quelques cordes sensibles de la Gantoise que je n’ai jamais tout à fait cessé d’être. Certes, la galerie des bras cassés, bossus et autres croque-mitaines qui hantent son quartier natal est touffue et spectaculaire; mais qu’importe si le vrai n’est quelquefois pas vraisemblable?
Derrière les foisonnantes anecdotes qui forment la trame de ses souvenirs, Lanoye touche à la vérité de nos limites et sonde le gouffre sous nos pieds. En substance: qu’une veinule explose, et nous nous brisons. Un caillot de sang, et nous voilà sans voix. Et que reste-t-il de notre être quand on lui ôte le langage? Quelle humanité amputée, quelle étrange animalité continue alors à se débattre dans un rêve étrange et violent? Que sommes-nous? Des mots, des mots, des mots. Jusque dans la mort.