La dimension universelle de la thématique de la Shoah. Marga Minco a 100 ans
L’attribution du prestigieux prix P.C. Hooft, couronnant l’ensemble d’une œuvre littéraire, à l’écrivaine Marga Minco (° 1920), doyenne des auteurs néerlandais, a été accueillie avec un certain soulagement. Il n’est pas commun de distinguer d’une récompense majeure une écrivaine d’un tel âge. Il s’agit donc, à première vue, d’une reconnaissance tardive, accordée presque in extremis à une romancière dont l’œuvre est cependant loin d’être tombée dans l’oubli.
Le premier livre de Marga Minco, Les Herbes amères, figure depuis des décennies parmi les ouvrages les plus souvent réédités aux Pays-Bas, en raison de l’engouement de générations de lycéens, chargés d’établir leur liste de lectures, pour cette suite de courts récits d’apparence facile d’accès, qui constitue «une petite chronique» – sous-titre du livre – de la persécution des Juifs néerlandais au cours de la Seconde Guerre mondiale, racontée à la première personne par une jeune adolescente. Or, il ne s’agit pas vraiment du témoignage d’une Anne Frank qui aurait survécu à la clandestinité, ni d’un document humain. C’est une véritable œuvre littéraire, subtile et complexe dans sa symbolique et ses allusions à la culture juive, certes très largement inspirée par la propre expérience dramatique de l’auteure: Marga Minco, de son vrai nom Sara Menco, est, avec un de ses oncles, l’unique survivante d’une famille juive originaire de Breda (ville du Brabant-Septentrional), décimée dans les camps d’extermination nazis. Mais l’écrivaine avait vingt ans et elle travaillait déjà comme journaliste au moment de l’invasion allemande du Benelux. Ce décalage avec l’âge de l’héroïne des Herbes amères et sa perception d’enfant est la première indication d’une stylisation de la mémoire des faits historiques et autobiographiques qui est l’une des caractéristiques les plus évidentes de l’œuvre de Minco.
La situation personnelle de l’écrivaine diffère également de celle de la plupart des auteurs qui ont laissé des témoignages ou publié des œuvres de fiction sur la Shoah: Minco a construit son œuvre en s’inspirant de son expérience dans la clandestinité mais a échappé à la déportation et incarne par conséquent une catégorie particulière de victimes des persécutions nazies: les Juifs, peu nombreux aux Pays-Bas, qui ont réussi à survivre cachés, puis ont dû se réadapter à une vie normale à la Libération. L’héroïne de son troisième roman, De val (La Chute), est cette fois une dame âgée, victime d’une chute malencontreuse dans un puits d’eau bouillante (une allusion déguisée aux fours crématoires). Le contexte du roman est celui des années 1980, mais, pendant la guerre, le hasard d’un autre faux pas, chez elle, dans un escalier, au moment de prendre la fuite avec sa famille, l’avait séparée des siens, qui seront déportés et ne reviendront pas.
On rencontre là une nouvelle adaptation, dans le cadre d’une fiction différente, du propre vécu de l’auteure, échappant par miracle à la déportation. Ainsi, presque toute l’œuvre de Marga Minco est imprégnée du souvenir de la tragédie de la Shoah et l’on y retrouve bon nombre de thèmes caractéristiques de la littérature qui témoigne de cette période terrible: le sentiment de culpabilité de la rescapée vis-à-vis de ses proches disparus, son déracinement et sa difficulté à reconstruire sa vie après la perte de sa famille et de ses repères – le titre du second roman de l’auteure, Een leeg huis (Une maison vide), y fait clairement allusion; enfin, la spoliation des Juifs, dans un climat d’indifférence voire d’hostilité, également après la guerre.
L’auteure se rapproche de l’existentialisme littéraire lorsqu’elle a recours à l’absurde pour rendre compte de la nature proprement incroyable du destin de la communauté juive
La force et l’originalité de l’œuvre relativement modeste de Minco, laquelle comprend aussi deux autres courts romans, De glazen brug (Le Pont de verre, 1986) et Nagelaten dagen (Jours posthumes, 1997), ainsi que plusieurs recueils de nouvelles rassemblés dans Verzamelde verhalen (Récits complets) et un dernier volume de récits, Storing (Dérangement, 2004), proviennent de la manière dont l’auteure a su transcender cette thématique de la persécution et de l’abandon de tout un peuple en lui conférant une dimension universelle, qui débouche à la fois sur une interrogation existentielle et sur une réflexion littéraire. Plusieurs composantes de l’œuvre contribuent à en élargir la portée: au plan stylistique, l’écriture de Minco est particulièrement sobre et précise; elle pratique volontiers l’understatement, renforçant de la sorte le pouvoir émotionnel et évocateur de ses récits. Un autre procédé dont elle use en virtuose est l’analepse, qui, associée au monologue intérieur dans Een leeg huis, produit l’impression d’un flot continu de pensées, le présent et le passé s’enchevêtrant; le dynamisme du récit s’en trouve renforcé, mais aussi le sentiment d’aliénation, de perte de soi qui sera fatal à l’un des personnages féminins de ce roman, incapable de guérir des stigmates du passé. Enfin, le recours fréquent à la métaphore souligne la dimension littéraire du récit des années de souffrance. Le titre du quatrième roman de Minco, De glazen brug (Le Pont de verre), en offre une illustration: inspiré d’une expression idiomatique évoquant le danger et la précarité d’une situation, ce pont fragile apparaît dans l’imaginaire de l’héroïne tel une passerelle entre la vie et la mort, entre le présent et le passé. Comme d’autres alter ego fictionnels de l’écrivaine, elle ne se retrouve que par hasard du bon côté du pont. Tout comme la romancière le réalise elle-même au travers de son travail d’écriture sans cesse remis sur le métier – Minco est réputée pour avoir retravaillé de nombreuses fois ses œuvres avant d’en donner la version définitive – les narratrices de ses textes font revivre les disparus en ravivant maintes fois le passé, l’exorcisant pour partie.
En fictionnalisant la mémoire de l’holocauste des Juifs néerlandais, l’auteure se rapproche de l’existentialisme littéraire lorsqu’elle a recours à l’absurde pour rendre compte de la nature proprement incroyable du destin de la communauté juive, une élimination systématique à laquelle les Juifs ne crurent longtemps pas eux-mêmes, comme le père de la jeune narratrice des Herbes amères, répétant «ils ne nous feront rien» pour rassurer sa fille au début du récit. L’inimaginable de la Shoah trouve encore une étonnante expression métaphorique dans les contes mi-fantastiques, mi-burlesques que Minco écrivit au début des années 1950, parallèlement à la composition des Herbes amères. Ainsi, dans Een voetbad
(Un bain de pieds), un charlatan vend à une dame un produit qui, mélangé à l’eau du bain, solidifie le liquide et la retient prisonnière. Une scène à la fois surréaliste et très évocatrice qui révèle comment l’écrivaine est parvenue, avec une grande économie de moyens, à sublimer par sa créativité et son imagination une problématique bouleversante, vécue dans sa propre chair. Avec l’attribution du prix P.C. Hooft 2019, c’est une œuvre indispensable qui a été enfin récompensée.